Dès
1971, Julius Evola rappelait dans Masques
et visages du spiritualisme contemporain
« que n’importe quelle mixture a sa place dans le récipient
”spiritualisme“ : adaptation du yoga, variantes d’une
confuse mystique, “occultisme” en marge des loges maçonniques,
néo-rosicrucianisme, régressions naturalistes et primitivistes
d’inspiration panthéiste, néo-gnosticisme et divagations
astrologiques, parapsychologie, médiumnité, etc. ». Cet
inventaire à la Prévert montre que même dans une société
grossièrement matérialiste l’homme continue à avoir besoin
d’étancher sa soif de mystère, de surnaturel, quitte à se
fourvoyer dans les parodies les plus imbéciles. Pourtant,
l’effervescence des années 1970 et son lot de religiosités
alternatives a laissé la place à une époque froide et calculatrice
dans laquelle la spiritualité elle-même fait l’objet d’une
approche rationnelle pour ne pas dire managériale. On parle moins
d’extase, de mystique et d’initiation que de santé, de bien-être
et d’énergie avec en point d’orgue la nécessité d’« être
bien dans sa peau » et l’impératif d’« atteindre le
bonheur ». Avec son acuité légendaire, Philippe Muray avait
parfaitement perçu le phénomène : « Le terrorisme du
bien-être est l’une des ultimes tortures que pouvait encore
inventer, afin de se croire un peu vivant, un monde qui a senti
retomber sur lui la paix des cimetières consensuels ».
Cette recherche effrénée du bien-être constitue effectivement l’un
des derniers avatars de la modernité, soit la substitution du
psychique au spirituel et, en corollaire, la domestication du soi par
les forces du marché-Etat. Une religion de la servitude volontaire ?
Depuis
les travaux de Max Weber et de Georg Simmel, l’on sait
effectivement que les nouvelles formes de croire rejaillissent dans
l’ensemble des rapports sociaux et contribuent de façon plus ou
moins explicite à faire évoluer les systèmes politiques – comme
ces derniers contribuent également à modéliser les formes de
croyance. La difficulté tient cependant à l’identification d’un
phénomène hétéroclite dont la notion de « bien-être »
révèle à la fois le flou conceptuel et la fortune sémantique. Au
départ, cette vaste thématique (bien-être) est née dans l’espace
des cultures ésotériques en général et celui du domaine « Santé
et développement personnel » en particulier. Elle réunit de
multiples courants plus ou moins identifiés : coaching
de vie, psychologie humaniste, pensée positive, New
Age,
néo-chamanisme, etc. Le succès considérable de certains ouvrages
et la médiatisation voire la « starification » de leurs
auteurs offrent une vitrine sans précédent à un phénomène qui
finit par s’agréger sous la formule du « développement
personnel ».
Si les approches demeurent plurielles, le contenu tend effectivement
à se concentrer sur une thématique, le bien-être, qui peut
elle-même se décliner sous plusieurs angles : « souci de
soi », « quête de bonheur », « équilibre
des énergies », « connaissance de soi-même »,
etc. Parmi les auteurs célèbres, il faut compter une majorité de
thérapeutes/coachs de vie (Isabelle Filliozat, Christophe André,
Boris Cyrulnik) auxquels se mêlent des consultants en relations
humaines (Laurent Gounelle, Robert Dilts), des chamanes (Miguel
Ruiz), des bouddhistes (Mathieu Ricard, Fabrice Midal) et des
alchimistes (Patrick Burensteinas) – la liste n’étant pas
exclusive. La notoriété des personnalités précitées a permis au
développement personnel de s’adresser à un public de plus en plus
large jusqu’à apparaître aujourd’hui comme une nouvelle
religion, celle du bonheur hic
et nunc.
En
vérité, nous avons plutôt à faire à une religiosité qui cherche
à articuler, souvent à bricoler, plusieurs éléments issus des
traditions religieuses et des imaginaires culturels dans le contexte
d’une société très largement sécularisée. Selon Peter
Sloterdijk, les religions ont même laissé la place à des « système
d’exercices spirituels » qui ont pour fonction d’assurer
une sorte d’immunité symbolique à des individus plongés dans un
monde fortement pathogène. Il s’ensuit une multiplication de
l’offre sur le marché des biens de salut qui se concrétise dans
une grande variété de programmes « anthropotechniques ».
En parallèle, se produit une « déspiritualisation des
ascèses » dans la mesure où tout le monde est appelé à
s’exercer lui-même pour optimiser ses chances de survie en milieu
hostile ou, plus positivement, de bien-être en système capitaliste.
C’est dans ce contexte précis qu’il faut comprendre l’essor du
développement personnel, comme une religiosité qui permet aux
sujets de panser leurs plaies psycho-spirituelles dans un
environnement soumis à de fortes pressions matérialistes.
L’insistance
sur la dimension individuelle et thérapeutique tend à réduire la
puissance subversive du religieux au profit d’une approche ouverte,
tolérante, positive de l’environnement immédiat – ce qui
n’empêche pas les critiques « boboïsantes » quant à
la qualité de l’air, de la nourriture, des rapports humains, etc.
Mieux, le développement personnel peut apparaître à certains
égards comme l’un des éléments clés de l’entreprise de
normalisation généralisée des subjectivités en régime
capitaliste. Autrement dit, cette religiosité qui se nourrit d’une
multitude de références (psychologies, spiritualités,
philosophies, etc.) s’inscrit dans les représentations
contemporaines du monde, c’est-à-dire dans l’imaginaire des
sociétés néolibérales. Beaucoup plus qu’une idéologie
politique, il faut effectivement prendre en compte tout un ensemble
de schèmes de pensées et de conduites qui ont pour effet de
produire un monde commun. Ainsi, plusieurs dynamiques à l’œuvre
dans le corps social sont transposées dans le développement
personnel tout en subissant un léger décalage : la
privatisation de l’individu, la liberté d’entreprendre, le désir
d’amélioration ou encore l’optimisme de la volonté. A tel point
que l’on peut parler d’« entrepreneur de soi-même »
ou encore de « business de soi » pour décrire
l’émergence d’un moi-projet qui se soumet tout seul au besoin
compulsif de performance et d’optimisation.
Cette
confusion des genres ressortit dès les années 1980 avec les livres
de deux célèbres coachs américains, Stephen Covey et Anthony
Robbins, qui peuvent être lus à la fois comme des manuels de
gestion d’entreprise et comme des guides de développement
personnel. Chaque individu est appelé à devenir le PDG de sa propre
existence sur laquelle il peut appliquer les règles du marketing :
se concevoir comme une marque, identifier ses groupes-cibles et
fidéliser ses clients. Avec pour support une litanie de mots-clés
qui permettent d’être bien dans sa peau et efficace dans son
travail : « motivation », « flexibilité »,
« horizontalité », « autonomie »,
« projet », « épanouissement »,
« responsabilité », etc. Davantage encore, les
techniques du management envahissent l’espace intérieur – la
dimension la plus intime de l’être ! – pour le discipliner
et le conformer aux impératifs de la société marchande. C’est
pourquoi le développement personnel, sous couvert de spiritualité,
ne fait que transposer les recettes du management dans la conduite de
sa vie individuelle. La « culture de soi », si cher aux
philosophes antiques, se voit finalement rabaisser au stade de
« business de soi » selon les trois grandes dynamiques du
management : information, rétroaction, correction.
En
premier lieu, le management procède effectivement de la cybernétique
pour mettre au cœur de tout son système : l’information.
Cette dernière doit être collectée, traitée et diffusée par un
gestionnaire (manager) afin de rendre optimale le fonctionnement
d’une organisation – la société moderne étant comprise comme
un ensemble complexe d’organisations intriquées les unes dans les
autres à la tête duquel se trouvent des méta-organisations (Etats,
organisations internationales, firmes multinationales). Dans un tel
système, comme le souligne Baptiste Rappin, l’entropie risque
toujours d’enrayer le processus de fabrication d’un monde en état
d’interdépendance continue.
D’où la nécessité de toujours plus informer, c’est-à-dire
mettre en forme de l’indifférencié et de l’homogène afin
d’assurer un équilibre sans cesse remis en cause. Cette première
étape correspond dans le développement personnel à celle du souci
de soi ; littéralement, le moment d’inquiétude qui en
appelle à un diagnostic sur l’état général de son organisation
physio-psychologique. « Auditez-vous ! » disent les
coachs de vie. Là aussi, l’information est primordiale comme le
prouve la mise à disposition de plusieurs tests destinés à mieux
se connaître : quotient émotionnel, confiance en soi,
identification de l’ego, expression des sentiments, etc. Nicolas
Marquis rappelle à cet égard que la majorité des lecteurs de
développement personnel font état d’un malaise initial qui peut
et doit être surmonté par la mise en place de mesures spécifiques.
D’où les sommaires qui se décomposent en règle générale de la
façon suivante : l’état du « patient », qu’il
faut redéfinir dans le langage de l’intériorité,
l’identification des problèmes et le protocole d’actions à
mener. Notons que le management (de soi comme des organisations)
repose sur la confiance dans les outils scientifiques utilisés et
suppose la coopération active du sujet dans le programme de remise
en forme. De façon plus fine, l’idéologie sous-jacente est bien
celle d’un individu sans racines, sans références, qu’il est
possible de sonder en permanence afin de l’actualiser – le rendre
opérable – dans la société rationalisée.
C’est
le second temps du processus managérial : la politique de
rétroaction (feedback).
La conversion de l’énergie (les actes) en informations (tableaux
de bord) a pour fonction de modéliser le réel au plus près des
schémas établis afin de s’assurer le maximum de contrôle dans un
système toujours au bord de l’entropie. Concrètement, il s’agit
d’ajuster les comportements en fonction des besoins et des
objectifs à travers une série de protocoles qui visent à
fluidifier la communication et de dispositifs qui visent à faciliter
les interventions. D’où la prévalence d’une terminologie
liquide : « flux », « connexion »,
« réseau », « flexibilité », etc. Pour le
développement personnel, cette étape correspond au « travail
sur soi » et peut se comprendre comme la mise en place d’une
thérapie correctrice. En effet, l’organisme (tout comme
l’organisation) recèle une multitude de ressources cachées – un
potentiel inexploité – qu’il va falloir faire remonter à la
surface de la conscience pour entamer sa « guérison ».
Ce dernier terme renvoie surtout à la nécessité de s’adapter à
son propre espace psychique (et ses fêlures) en vue d’optimiser
ses capacités à être bien, à vivre heureux. Là encore, les
programmes se fondent sur une série d’exercices qui visent à
fluidifier les énergies, à contrôler les émotions ou encore à
augmenter son capital confiance. Les expressions utilisées
traduisent bien cette volonté de reprendre le contrôle sur son
système : « remaniement émotionnel » (Boris
Cyrulnik), « hygiène affective » (David
Servan-Shreiber), « se faire confiance » (Isabelle
Filliozat), etc. Dans ce cas, la modélisation de l’être vivant
s’appuie toujours sur un ensemble d’informations (ressentis,
relations, compétences, etc.) qui doivent permettre de rétroagir
sur l’équilibre général de son être. Telle une entreprise,
l’individu n’est pas conçu comme un ensemble de propriétés
invariables mais comme « une juxtaposition de capacités
mouvantes » qu’il est possible de mobiliser « par
grappes au gré des projets et des contingences ».
Enfin,
le troisième temps du processus managérial correspond à
l’évaluation et se déploie plus profondément sous la forme d’une
« éthique de l’horizontalité ». La modélisation
continue du réel suppose pour être efficace de multiplier dans le
même temps les dispositifs de contrôle et de correction simultanés.
Cet ajustement permanent et sans fin des moyens aux objectifs finit
par créer des modes de subjectivation qui rendent les individus
fonctionnels et modulables par rapport aux ensembles qui les
contiennent. L’un des signes de la postmodernité réside justement
dans l’éclatement des références et l’étiolement des
différences qui se traduisent par la promotion de valeurs telles que
l’ouverture, la tolérance, le respect, la transparence. Pour le
développement personnel, cette phase évaluative correspond à la
gestion effective de soi : « Contrôlez-vous ! »
et « Soyez efficace ! » C’est effectivement dans
l’expérience du vécu que le sujet doit être capable de
s’analyser et de se corriger continuellement en fonction des
situations pour être à la hauteur de lui-même. Isabelle
Filliozat encourage par exemple son lecteur à « cesser de se
dévaloriser », à « dominer ses peurs », à
« restaurer la confiance » pour ne plus avoir à subir la
réalité. Les
quatre accords toltèques
s’articule autour de chapitres simples (« Que votre parole
soit impeccable », « Faites toujours de votre mieux »,
« Briser les vieux accords », etc.) pour proposer un code
de conduite capable de transformer la vie en une « expérience
de vrai bonheur ». Au-delà de la tonalité parfois
spiritualiste de ces discours, il en ressort toujours une éthique de
l’horizontalité qui insiste une nouvelle fois sur l’ouverture
aux autres, l’adaptation au monde, la fluidité des énergies et en
dernier ressort la possibilité immanente du bonheur. A la condition,
bien sûr, de ne pas perdre son temps et d’être capable de se
moduler continuellement pour se fondre dans l’air du temps – se
conformer.
Au
terme de cette analogie, on constate que les méthodes du management
parviennent à se loger au cœur de l’être pour en faire un sujet
gouvernable, prédictible, calculable, classifiable, réflexif et
responsable. C’est pourquoi le « management de soi »
peut aussi bien être défendu par des responsables des ressources
humaines soucieux du bon fonctionnement des entreprises que par des
« coachs de vie » soucieux d’optimiser les qualités de
leurs clients en mal d’épanouissement. Avec ce dispositif, la
société n’a plus besoin de s’appuyer sur toute une série
d’institutions répressives (écoles, asiles, prisons, etc.) pour
domestiquer les sujets et les intégrer au parc humain – comme le
croyait encore Michel Foucault. Au contraire, il lui suffit de mettre
en avant la liberté individuelle pour que chaque sujet se transforme
en un « moi-projet », isolé et interchangeable avec tous
les autres, qui réussit l’exploit de se gouverner et de se
contrôler lui-même en fonction de paramètres intériorisés. « La
liberté de pouvoir-faire, écrit Byung-Chul Han, engendre même
davantage de contraintes que le devoir-faire disciplinaire avec ses
commandements et ses interdictions ». En définitive, cette
forme raffinée d’exploitation de soi par soi, entre un « ego
manageant » et un « ego managé », constitue un
modèle parfait de servitude volontaire.
Article tiré du Numéro Moins Un de la revue Idiocratie
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