Article paru dans le numéro Moins Deux d'Idiocratie
(dossier consacré au système)
« Messieurs les idiots,
John-Claude Système, PDG du Système, aura le plaisir de vous accorder un entretien dans sa résidence privée, à Maubeuge, le 23 décembre 2019 à 8h30.
L'adresse vous sera précisée après que vous ayez confirmé votre disponibilité par retour de courriel.
Salutations systémiques,
JCS »
Évidemment on ne s'est pas battu chez les idiots pour se précipiter à un rendez-vous à Maubeuge à 8h30 en pleine grève des transports. On a plutôt tiré à la courte paille pour savoir qui aurait l'infortune de se lancer dans cette aventure une veille de Noël. C'est tombé sur moi et le 23 décembre 2019, après un voyage chaotique, je me trouvais à 8h40 devant l'adresse indiquée, fourbu mais fier, un peu surpris tout de même de me trouver devant la porte d'entrée d'un sinistre petit pavillon de banlieue. Ce n'était pas tout à fait l'idée que je me faisais de la retraite du maître du Système. Je m'attendais plus au bunker sous la maison blanche ou à une station spatiale en orbite. J'étais un peu déçu et je le fus plus encore quand la porte s'ouvrit après un coup de sonnette sur un petit homme chauve au teint jaune, arborant une moustache tombante et un air terne.
Vous êtes en retard. Laisse tomber sèchement le petit homme par-dessus l’entrebâilleur.
La porte claque et se rouvre immédiatement sur une silhouette malingre surmontée d'une tête trop grande aux larges oreilles, un risible homoncule vêtu d'un pantalon en velours à grosses côtes et d'un pull sans manche à croisillons. La version anémiée de Philippe Martinez me tend la main :
John-Claude Système. Entrez je vous prie.
John-Claude Système me conduit jusqu'au salon où nous prenons place autour d'une large table en formica sur d'inconfortables chaises de cuisine. Je promène un regard ahuri sur les horloges qui tapissent tous les murs et les bibelots qui garnissent les meubles et croise le regard pétillant d'un canard en faïence posé un buffet normand. M. Système me rappelle à la réalité.
- J'ai fait du café mais comme vous avez dix minutes de retard, il a dû refroidir. Si vous voulez, j'ai de la Suze.
Je fais signe que le café ira très bien et Système verse une pisse de chat tiède dans une tasse poussiéreuse qu'il me tend en poussant vers moi un gros bol de cristal rempli de petits gâteaux.
- Chacune de ses horloges indique l'heure d'une capitale différente dans le monde. Il y en a 195 en tout. Dans mon métier il faut de la précision et de la ponctualité, dit-il en me jetant un regard sévère. Tenez, prenez-donc un financier.
J'ai l'air toujours aussi éberlué et John-Claude Système me gratifie d'un ricanement méprisant.
- Vous vous attendiez à trouver quoi ? Un bellâtre en costume italien ? Une maîtresse-femme en talons aiguilles ? Désolé de vous décevoir, le Système est une très ancienne et très respectable institution qui n'admet pas ce genre de fantaisies de roman de gare aux postes de direction. Le Système est une administration efficace qui n'a pas besoin de génie du mal mais de fonctionnaires sans talent particulier hormis leur rigueur et le souci du travail bien fait.
Un peu douché par cette entrée en matière, j'oriente de manière peu originale la conversation sur les débuts du Système. John-Claude se rengorge et croise ses petites mains sur son estomac et son pull écossais sans manches.
- Oh, c'est de l'histoire ancienne évidemment. Notre Système était une petite affaire familiale tenue par un artisan mésopotamien qui a eu l'idée d'inventer le format horaire pour découper la journée en 24 heures. Après cela il a monté un commerce d'horloges et a fait fortune. Puis l'invention de l'écriture nous a permis d'élaborer les premiers registres comptables, on a commencé à parler de rendement, de productivité et, vous le voyez, l'idée a fait du chemin depuis.
Il conclut sa réponse d'un sourire éminemment satisfait et pioche un financier dans le bol en cristal.
- Mais cha, vous voyez, chétait le début, poursuit-il en constellant de miettes le revêtement en formica. Le vrai décollage, c'est l'avènement des chociétés hétéronomes. De l'Etat. Les Grecs ont fait beaucoup pour le Système mais tout ça était encore un peu confus à l'époque : demos, telos, dyké, nomos... Ca se confondait un peu, c'était pas encore bien clair. Heureusement les Romains, qui sont des gens sérieux, sont arrivés et ont vraiment mis sur pied l'Etat. Ca nous a beaucoup aidé. A partir de là, mes prédécesseurs ont affiné leur stratégie marketing et ont développé de nouveaux services, de nouvelles institutions. Le Système est devenu le cadre naturel des sociétés humaines, amélioré à chaque génération par des décideurs proposant de nouvelles réformes, toujours accomplies au nom du « peuple » ! Ahahahah ! Le « peuple » ! On peut faire gober n'importe quoi ! (il brandit un doigt vengeur et pioche un financier de l'autre main) N'IMPORTE QUOI au nom du peuple !
Un peu abasourdi par cette envolée lyrique, je le laisse mâcher son financier et lui demande comment les choses ont évolué depuis et comment il envisage l'avenir.
- Ah très bonne question ! S'exclame-t-il en recrachant une bordée de miettes sur la table. C'est qu'il s'en est passé des choses depuis ! Là où on a vraiment commencé à s'amuser c'est quand on a jeté les bases des premiers systèmes bancaires! Les Médicis, les Espagnols, les Hollandais, tous ont admirablement contribué à cette nouvelle étape de développement. Mais ça n'était encore rien à côté de l'étape décisive (le Système se redresse, solaire) : l'avènement du système technique ! L'industrialisation ! Et l'informatique ! La génétique ! Tout est devenu beaucoup trop complexe pour que ceux qui vivent dans le Système puissent prétendre s'en passer. C'est trop tard maintenant, le monde dans son ensemble n'est plus formé que des rouages du Système !
Je bafouille, décontenancé, mal à l'aise, sentant monter en moi une colère sourde. Et les gens qui s'opposent à cela ? Et les révolutions ? Ca se renverse un système non ?
John-Claude Système se renverse dans sa chaise en éclatant de rire.
- Des révolutions ? Mais vous rigolez mon vieux ? Elles ne servent qu'à améliorer le système, à le rendre plus parfait, à améliorer son emprise sur le monde. Vous connaissez l'étymologie du mot 'système' ? Systema. « Assemblage » en grec. Rien de plus. Une vaste combinaison d'éléments organisés en une structure qui s'assemble et se désassemble perpétuellement au fil de l'histoire et des révolutions pour devenir à chaque fois plus vaste et plus efficace. Regardez la révolution russe, à quoi croyez-vous qu'elle ait abouti hormis le remplacement d'une bureaucratie par une autre ? Le kormlenié et les tzari lioudi remplacés par les soviets et les apparatchiks, rien de plus ! Et la révolution française, c'est quoi sinon l'étape décisive de perfectionnement de ce que ce bon vieux Augustin Cochin appelait la « machine » ? Un vaste appareil administratif poursuivant de façon bien plus efficace l’œuvre centralisatrice amorcée sous la monarchie. Tocqueville avait très bien vu ça : « Au-dessus des citoyens s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. » Heureusement qu'on l'a neutralisé celui-là, il aurait découvert bien trop tôt le pot aux roses !
Je manque de m'étouffer. Quoi ??!! Le Système a fait buter Tocqueville ??!! John-Claude Système ricane à nouveau bruyamment.
- Qu'est-ce que vous croyez ? On ne pouvait pas le laisser continuer comme ça ! Il allait tout balancer. Tout ce qui se met en place, pièce par pièce, au nom de l'égalité ! Ah qu'est-ce que c'est pratique l'égalité quand même ! « L'égalité qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté. » L'égalité et la recherche du confort, ce sont nos deux principaux fonds de commerce depuis 10000 ans ! « La crainte du désordre et l'amour du bien-être portent insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributs du pouvoir central. » Non, heureusement qu'on l'a fait taire celui-là, il avait complètement deviné l'entourloupe : faites croire aux gens que l'égalité existe, offrez un peu plus de confort à certains pour les en persuader, pas assez aux autres pour les rendre envieux et vous avez un Système qui fonctionne comme une horloge suisse. Le ressentiment et l'envie c'est la seule chose qui fait marcher le Système mon bon monsieur ! Et quant à ceux qui prétendent incarner la révolte et la subversion et ont la bouche pleine de justice et d'égalité, on les laisse s'agiter dans leur bocal révolutionnaire. Ils font marcher la boutique après tout et puis ils ne pensent au fond d'eux-mêmes qu'à s'emparer des places qui se libéreront quand le prochain plan social aura eu lieu, assainissant le système à l'occasion de quelques nouveaux soubresauts révolutionnaires. Mais...
John-Claude se penche en avant, les yeux brillants, comme pour me faire une confidence.
- ...Mais ça, ça n'est rien encore avec ce que nous promet la société des algorithmes. Des algos partout ! De l'Intelligence Artificielle ! L'automatisation des tâches ! Il y en a un autre qui a très bien vu arriver ça. John Cunningham Lilly. Une espèce d'informaticien hippie, un copain de Timothy Leary et Allen Ginsberg, camé jusqu'aux yeux, qui a essayé dans les années 1970 de prévenir le président américain Gerald Ford que l'humanité était sur le point d'accoucher d'une entité technique malveillante, la somme des avancées technologiques qui mettrait fin à l'espèce humaine pour prendre sa place. SSE ! Solid State Entity ! Ah ils ont bien rigolé à la Maison Blanche ce jour-là ! Mais en attendant, c'est nous qui rigolons bien chez Système. La machine apprenante, l'humain amélioré et l'enfant à la carte ! C'est parfait, tout simplement parfait ! Quand l'humanité sera parvenue à réduire complètement la « fracture numérique » et à se transformer en un agrégat d'algorithmes, de clones et de mères porteuses en batterie, tout ça au nom de l'égalité et du confort en tout et pour tous, alors là, oui, le système sera omnipotent, omniscient et indestructible, le Sytème sera...
Sa plaidoirie démente est coupée net par le choc du lourd bol en cristal s'écrasant sur son crâne. Les financiers volent en tous sens et John-Claude Système s'affaisse sur le carrelage, dans une mare de sang. Avant de rendre l'âme, il crache quelques dents et ricane une dernière fois : « Et vous croyez vraiment que ça va servir à quelque chose ? »
Paniqué, le bol en cristal maculé de sang à la main, je fixe, hagard, le cadavre de John-Claude. Qu'ai-je fait ? Je viens d'assassiner sauvagement le Système ! On va m'arrêter, me torturer, m'exécuter sans doute. On... On sonne à la porte. La police, déjà ?! Deuxième coup de sonnette, plus long, plus insistant encore. Troisième coup. Quatrième. N'en pouvant plus, je laisse tomber le bol qui achève de se fracasser sur le carrelage et me précipite vers la porte que j'ouvre à la volée, résigné à finir en martyr du Système. Ou en héros peut-être ?
Sur le seuil se tient un petit homme maigre, tout en favoris et en barbiche, une ridicule visière de comptable vissée sur le crâne, engoncé dans un horrible petit costume étriqué. Il tient dans ses mains un bol en cristal rempli de pâtisseries qu'il me tend.
« Bonjour cher monsieur, Jean-Kévin Système pour vous servir. Nous avions rendez-vous, je crois, pour un entretien. Prenez donc un financier. »