mercredi 30 juin 2021

Les moutons noirs et les moutons blancs


 

 

Des moutons noirs vivaient en un pays très proche.

De la cour entière ils étaient la risée,

Pour déplorer des maux que nul encore n'osait.

De leur haine, de leur peur, on leur faisait reproche :

"Vous êtes les suppôts de l’immonde animal !”

Et même si parfois, un courtisan, prudent,

Admettait quelque tort ou quelque “Cependant…”,

Ils demeuraient bannis des joutes et des bals.


Voilà qu'en ce pays arrive un autre mal,

Plus nouveau, plus certain, aussi plus imminent.

Et trois autres moutons, cousins des précédents,

Se mirent à bêler dans l'enclos familial.

 

Ils étaient habillés d'un blanc chirurgical.

 

"La cour est subjuguée par de mauvais prophètes,

Et les remèdes qu'on veut vous vendre à prix d'or,

Ne sont que de la poudre à enterrer des morts.

Nous, de la guérison avons la vraie recette !"

 

"Pourquoi faut-il vous croire ?" Firent les moutons noirs.

"Parce que, nous aussi, le pouvoir nous rejette !"

 

Et voici que les bêtes, convaincues par ce cri,

Bêlèrent à tue-tête en faveur des crieurs.

Tout ne fut que courroux, vacarmes et rumeurs.

L'ennemi de l'ennemi ne pouvait qu'être ami.

 

Parmi les moutons noirs, quelques-uns en doutèrent.

 

“Pourquoi, si leurs remèdes solutionnent les maux

Qui coûtent tout leur or aux géants de ce monde,

Ceux-ci ne rendent pas à leur science féconde

La part qui leur est due de gloires et de rameaux ?

Pourquoi refusent-ils de rencontrer leurs pairs ?

Pourquoi titres et grades sont-ils la seule réponse,

A toutes les questions, à tout ce que dénoncent

Les demandeurs de preuves, les chasseurs de chimères ?

D’un Maréchal de France, menacé par la guerre,

Mais ignorant par où se cache l'ennemi,

Dirait-on qu’il louvoye à chercher celui-ci,

Avant que d'attaquer par la bonne frontière ?

Oui, bien de ceux à qui leur remède fut prescrit

A une mort atroce évidemment échappent,

Mais pas plus que ceux qui, dans ce malheur qui frappe,

N’ont bu ni médecine ni autre plaidoirie…”

 

Et on leur répondit : “Vous, espions de la cour ?

Vous, valets du pouvoir ? Vous, ignobles cerbères

De la corporation des riches apothicaires ?

Vous n'êtes pas docteurs, changez donc de discours !”

 

Mais le mal persistait, et avec lui, le doute.

Quand les questions s’ajoutent, le croquant s’arc-boute.

 

“Pourquoi certains nient-ils l’atrocité du mal

Alors que chaque jour défilent en linceuls

Les cortèges d’amis, de parents et d’aïeuls,

Qui plus que l’an passé, péniblement exhalent ?

 

Pourquoi, plus un savant est moqué par ses pairs,

Plus est-il adulé par tant de sectateurs ?

Que faut-il choisir d’être, pour un profit meilleur :

Héros de quelques-uns, ou soldat ordinaire ?

 

Pourquoi attendons-nous qu’au plus haut soit le mal

Avant de prévenir qu’il se répande encor,

Par d’évidents retraits de nos précieux corps,

Du plus simple et facile, au plus dur et total ?

 

Quelle confiance encore accorder à ceux qui,

Du début à la fin, aujourd’hui comme hier,

Ont tout dit, hardis, tout, et aussi son contraire,

Tout, gascons, excepté ce qui le justifie ?”

 

Nul ne leur répondit, sinon qu’en deux seuls camps

Le monde se tenait : les bons, et les méchants.

 

Le temps fit son office. Et, parmi les remèdes,

Certains, fort désirés, empirèrent le mal,

Quand d’autres, assurément, d’un zèle triomphal,

Conclurent ce malheur tel un triste intermède.

 

Lesquels, à votre avis ? Ne le demandez point

Aux fameux moutons noirs : d'avoir été trompés

Leurs mémoires aussitôt furent comme estompées,

Sans un mot de regret, pour d’autres baragouins.

 

Celui qui contre grands et puissants de ce monde

Se prétend ton allié, peut n’être qu’un retors,

Qu'un ennemi de plus, qu’un profiteur encor.

Vers lui aussi, conduis ta critique féconde.

 




mardi 22 juin 2021

Fables démocratiques

 


         La fable est un merveilleux petit récit qui rappelle sous la forme de l’allégorie une drôle de vérité, à la fois évidente et surprenante, que les hommes préfèrent généralement oublier pour ne pas apparaître comme ils sont : de sourcilleux imbéciles. La démocratie, en confiant le pouvoir à tous, n’échappe pas à l’affabulation qui veut faire croire que les électeurs et les élus barbotent dans les mêmes eaux égalitaires. Ainsi, aux dernières élections départementales et régionales, ceux qui pensaient élire et ceux qui se croyaient élus ne représentaient plus qu’une minorité restante, la plupart du temps vieillissante, tandis que la majorité se détournait des urnes pour profiter à plein de son week-end déconfiné. Ce qui nous a remémoré deux fables démocratiques exquises.

La première est narrée par Albert Cossery dans Mendiants et orgueilleux. Ainsi, celui qui a toujours pris un malin plaisir à ramener les gens importants à leur principale demeure : l’illusion grotesque, écrit :

 

« - Dieu est grand ! répondit le mendiant. Mais qu’importe les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?


- Non, je ne lis jamais les journaux.


- Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.


- Alors je t’écoute.


- Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?


Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. « Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections. » Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol.


- Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?


- Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes. »

 

 

 

La deuxième fable nous est narré par José Saramango dans son roman trop méconnu La lucidité. Alain Duhamel, ce sourcilleux imbécile, en a illustré le contenu par une parole toute pleine d’intelligence : « L’abstention signifie l’inadaptation des Français à la vie politique ». Dans le roman de Saramengo, les électeurs (inadaptés) décident effectivement de voter blanc à plus de 80% afin de signifier, non pas leur colère ou leur dégoût vis-à-vis des hommes politiques, mais tout simplement leur retrait d’un jeu qui tourne à vide. Ce non-événement, puisqu’il ne s’accompagne d’aucunes velléités révolutionnaires, produit un séisme chez les beaux esprits : le Premier ministre dénonce un « attentat infâme contre les fondements mêmes de la démocratie représentative », le ministre de l’intérieur déclare l’état d’exception, la presse se déchaîne contre les citoyens ingrats, les intellectuels en chambre feignent l’indignation à coup de formules sentencieuses, etc. Mais rien ne vient à bout de l’indolence citoyenne. Le système se lézarde, le gouvernement panique, la démocratie vacille. Il faudra toute la perplexité d’un commissaire taciturne pour enquêter sur la désertion citoyenne et découvrir que la réalité relève toujours de l’affabulation. En écho à Duhamel, le discours du ministre dans La lucidité s’adressant à ses citoyens ingrats et inadaptés :

 

  « Il est encore temps de rectifier cette erreur, non pas par le biais d’une nouvelle élection qui en l’état actuel des choses pourrait s’avérer plus nocive qu’inutile, mais par le truchement d’un examen de conscience rigoureux auquel j’invite les habitants de cette ville du haut de cette tribune publique, tous les habitants, les uns afin qu’ils puissent mieux se défendre contre la terrible menace qui plane sur leur tête, les autres, qu’ils soient coupables ou innocents dans leurs intentions, afin qu’ils se fassent pardonner la méchanceté à laquelle ils s’étaient laissé entraîner dieu sait par qui, sous peine de devenir la cible directe des sanctions prévues dans l’état d’exception dont le gouvernement va demander l’application à son excellence le chef de l’Etat, après avoir consulté dès demain le parlement réuni à cet effet en session extraordinaire et après en avoir obtenu, comme nous l’espérons, une approbation unanime. Changement de ton, bras à demi écartés, mains levées à la hauteur des épaules, Le gouvernement de la nation est convaincu d’interpréter la fraternelle volonté d’union de tout le reste du pays, lequel avec un sens civique digne de tous les éloges a accompli normalement son devoir électoral en venant ici, tel un père affectueux, rappeler à la partie de la population de la capitale qui s’est égarée du droit chemin la leçon sublime contenue dans la parabole du fils prodigue et lui dire que pour le cœur humain il n’est pas de faute qui ne puisse être pardonnée, dès lors que la contrition est sincère et le repentir total. (…)

  Dans les endroits, maisons, bars, bistrots, cafés, restaurants, associations ou sièges politiques où il y avait des électeurs du parti de droite, du parti du centre et même du parti de gauche, le discours du premier ministre fut longuement commenté, quoique, naturellement, de façon très différente et avec des nuances fort diverses. Les plus satisfaits de la performance, et c’est à eux qu’appartient ce terme barbare et non pas à celui qui narre cette fable, furent les partisans du PDD lesquels, d’un air entendu et en s’adressant mutuellement des clins d’œil, se félicitaient de l’excellence de la technique employée par leur chef et désignée par l’expression curieuse de technique de la carotte et du bâton, appliquée principalement aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables ».

 

Espérons tout de même que les ânes et les mules s’en aillent voter dimanche prochain, quitte à élire l’un d’entre eux.  

 

 





 

jeudi 10 juin 2021

Héraclite, feu vivant !

 


         « Toutes choses s’écoulent toujours » nous dit le plus solitaire des philosophes : Héraclite d’Ephèse. Comme la mer sur le rivage va et vient, le feu de la vie se consume et se disperse. Une poignée de sable, quelques cendres volées. Triste constat de « l’homme qui pleure », selon la formule de ses contemporains qui voient en lui un exilé du monde, un misanthrope silencieux. Dieu pourtant que le feu brûle dans ces fragments obscurs que l’histoire nous a livrés en lambeaux. Et si l’on tente de suivre les mots énigmatiques d’Héraclite, on peut souffler encore un peu sur les braises de l’être enchaîné à tous les êtres. Comme des pépites que l’on trouve sur le chemin.

         Notre philosophe oracle est amateur de cosmologie et voit dans la foudre qui tombe l’image du feu vivant. Un processus d’embrasement qui transforme la terre en eau, puis en un souffle brûlant dont les masses élémentaires se nourrissent pour créer le monde. Peu importe la véracité de la démonstration, le corps du réel tient dans une loi que les sages chinois tenaient pour une voie : tout est métamorphose, rien ne demeure, le monde est « le plus beau des tas répandus au hasard ». Et pourtant, comme un bruissement au fond de soi, l’homme perçoit une relation, puis un ensemble, peut-être un tout, et qui le sait, une unité. Rien de sûr. Mais l’homme est là, témoin de sa demeure, le souci chevillé au corps.

         « S’il n’y avait pas de soleil, ce serait la nuit perpétuelle » nous dit Héraclite. Et tout commence, une dualité que l’homme va poursuivre de sa raison, une contrariété qu’il ne va cesser d’interroger. Le basculement est comme un seuil, d’un point à un autre, et pendant la traversée, au-dessus de l’abîme, se joue le changement, le mouvement, la vie. Dès lors, il existe bien un moment (comme un temps suspendu) qui pose la question de l’équilibre et, plus intrigant, de l’ordre sous-jacent au chaos en marche.

         Pour autant, ne rêvons pas, les choses nous échappent. Mais il est un plan du réel, celui des affaires humaines, que le logos nous dévoile pour qui accepte la prudence, pour qui refuse la démesure. Mais le drame veut, comme le souligne Héraclite, que le caractère de l’homme soit son démon ! Ainsi, la plupart vivent comme s’ils possédaient une réflexion particulière alors que la raison est en partage et qu’il faut obéir à ce qui est partagé. D’où le constat sans concession de « l’homme qui pleure » : « Nombreux sont les méchants, peu nombreux les bons ». Là encore, ni relativisme ni fatalisme, les hommes sont ainsi faits qu’ils doivent trouver dans la discorde et la guerre ce qui leur est commun, et tenter d’accéder à la justice.

         Cette justice que les vivants et les morts, les éveillés et les endormis, les raisonnables et les furieux, ont patiemment bâtie, avec la foudre venue du ciel. Nous en sommes là : à chercher encore le lieu impossible, et toujours à venir, de la cité céleste. C’est pourquoi, nous dit Héraclite, l’homme doit toujours être à la recherche de l’inattendu. Comme une brisure s’ouvre dans le cours monotone de l’histoire et crée une brèche par où s’engouffre le feu vivant. Un basculement, dans l’attente d’un nouvel équilibre. Et pour cette mission, une fois la raison épuisée, l’homme usé, il revient aux premiers d’entre nous de frayer un chemin, puis de se perdre, surtout se perdre, toujours se perdre. En une sentence, Héraclite nous aura tout dit : « La vie est un enfant qui joue au trictrac : c’est à un enfant que revient la royauté ».