Les éditions Le Tripode, reconnaissables à leurs couvertures originales et colorées, ont eu l’initiative heureuse de remettre au goût du jour les ouvrages d’Edgar Hilsenrath, dont le roman satirique Le nazi et le barbier et le terrible récit de sa vie au ghetto La nuit. Le dernier publié, Fuck America, qui se présente d’ailleurs comme une sorte d’appendice à La nuit, narre les tribulations d’un exilé juif aux Etats-Unis, plongé dans l’indigence, qui ne poursuit qu’un seul but : écrire le roman halluciné de son expérience des camps. Raconter son histoire finalement absurde, dont le titre lui vient comme une soudaine illumination : Le Branleur !, dans une nouvelle vie toute aussi absurde passée pour l’essentiel dans une cafétéria délabrée de Broadway.
L'histoire. En 1953, le perdant magnifique, Jakob Bronsky, a réussi à s’exiler aux Etats-Unis. Il habite une chambre miteuse et court les petits boulots pour gagner quelques dollars afin de se libérer un peu de temps pour écrire son œuvre ; une œuvre écrite dans une langue répudiée, l’allemand, et relatant une histoire que plus personne ne veut entendre, celle des camps. Peu importe, Bronsky vagabonde et picole avec les clodos du coin, tape la discussion avec de vieux juifs désabusés et aimerait bien palper un peu de chair féminine. Etant donné sa condition miséreuse, dont il se fout, Bronsky sait bien que pour les gens comme lui la rue d’en bas est l’horizon ultime, avec la vieille cafétéria où il peut gratter quelques bières et quelques lignes sur un carnet de fortune. Sinon, il y a les putes.
Fuck America détonne moins par son histoire à la Bukowski que par son style minimal, répétitif presque dactylographique qui finit par instiller une atmosphère monotone, rigoureusement plane, non pas dévitalisée mais désintéressée, un peu ailleurs, une atmosphère bouddhique pour un juif errant. Les dialogues, nombreux, sont à l’avenant : informatifs, neutres et précis – sans pathos.
« - Vous avez fait des études ?
- Non.
- Pourquoi pas ?
- Je ne sais pas. La guerre, je suppose.
- Vous pourriez rattraper ça.
- Je n’en ai pas envie.
- A part ça, vous avez d’autres problèmes ?
- Non.
- Je vous envie.
- Que voulez-vous dire ?
- Pas de problèmes psychiques ?
- Non.
- Tout le monde a des problèmes psychiques.
- Pas moi. »
Aujourd’hui, tout le monde est un peu Joseph Bronsky, en train d’écrire sa vie pour lui donner un sens qu’elle n’a pas, dans une société transparente, bienveillante et divertissante pour laquelle l’existence, tant individuelle que collective, s’est effacée au profit du déroulement sans fin des jours heureux, plus ou moins. Comme le juif errant, qui ne peut pas perdre la vie car il a perdu la mort.
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