Pour
les retardataires, il est encore possible de commander le dernier numéro d’Idiocratie
dont le contenu, prémonitoire, demeure plus que jamais d’actualité. Comme en témoigne
le grand entretien que nous avait accordé le philosophe suisse Eric Werner au début des années 2020.
" Vous
vous inscrivez dans la tradition libérale tout en étant très critique à l’égard
du régime de la modernité, n’y a-t-il pas là une contradiction ? Vous
considérez-vous toujours comme un libéral ?
C’est une question, effectivement, que je
pourrais me poser (même si pour moi elle n’a pas trop d’importance). Je ne sais
pas trop en fait ce que je suis, et encore moins, bien sûr, qui je suis. Je suis ce que je suis, et
parfois le contraire. Je dois ainsi admettre que je ne suis pas toujours très
cohérent avec moi-même. Mais c’est la vie. À l’autre extrême, vous avez les
idéologues, qui vont toujours jusqu’au bout de leurs idées : plus
exactement de la logique de leurs
idées. Comme l’a bien montré Hannah Arendt, c’est le principe même du
totalitarisme. Personnellement, je préfère me contredire de temps à autre.
C’est mieux comme ça. Il faut aussi s’entendre sur les mots qu’on utilise. Par
exemple, je suis assez d’accord avec l’idée selon laquelle la démocratie est le
moins mauvais des régimes, sauf que je n’ai pas le sentiment que nous vivons
aujourd’hui tellement en démocratie. On se rapprocherait déjà davantage de la
vérité en parlant d’oligarchie policière, mais je préfère en ce qui me concerne
parler d’État total. À partir de là,
je peux me permettre de dire que je n’aime pas tellement le régime actuel. Cela
ne fait pas pour autant de moi un antilibéral ou un antidémocrate !
Pour le reste, je suis assez éclectique.
Je prends mon bien là où je le trouve. Je me sens parfois proche des
traditionalistes, mais je ne me définirais pas ainsi moi-même. Je ne crois pas,
en particulier, qu’on puisse ressusciter le passé. Le passé c’est le passé, on
ne revient jamais en arrière. Et surtout, je ne suis pas de ceux qui pensent
qu’il n’y avait que de bonnes choses dans le passé. Il y en avait aussi de
mauvaises, et même de très mauvaises. Dit autrement, même si je me montre assez
critique à l’endroit de la modernité (en fait, pour cette raison-là justement : l’esprit critique est le
produit même de la modernité !), je suis très ancré en elle. La modernité
est le terreau qui m’a nourri. Je sais ce que je dois aux Lumières, à
l’humanisme du XVIè siècle (Érasme, Montaigne). Je suis par ailleurs
issu d’une famille protestante. Tout cela renvoie à la liberté. Je suis
complètement de ce côté-là, ne serait-ce que parce que si j’étais privé de
liberté, je ne pourrais plus faire ce pour quoi je sais et je sens que je suis
fait : lire, écrire, publier. La liberté se confond pour moi avec l’air
que je respire.
Bref, en ce sens-là, je pourrais me dire
libéral. En ce sens-là. Avec, en plus, une petite touche anarchisante. Je ne
suis pas par exemple un fétichiste de l’État de droit (qui, de toute manière, à
mon avis, n’existe plus : les événements récents en France en ont apporté
la démonstration. Mais on pourrait aussi citer les persécutions de l’État de
droit anglais, suédois ou américain à l’endroit de Julian Assange : elles
aussi sont emblématiques). Je n’ai aucun scrupule à violer la loi lorsque
j’estime qu’elle est injuste (et bien sûr aussi que je ne cours pas trop de
risques à le faire). Je précise ici tout de suite que cela ne m’arrive que
rarement. Mais parfois quand même. Je ne tiens pas en très grande estime les
oligarques actuels. Pour toutes sortes de raisons que je développe en certains
de mes livres (le dernier en particulier : Légitimité de l’autodéfense), je ne leur reconnais aucune
légitimité. Je ne vois donc pas pourquoi je leur obéirais. Si je leur obéis, ce
n’est que contraint et forcé. On est très loin ici, je le reconnais, de la
vertu rousseauiste. Mais vous admettrez avec moi que le contexte actuel n’est
pas celui du Contrat social !
Vous
êtes l’un des premiers à avoir théorisé l’après-démocratie, où en est-on aujourd’hui ?
N’entrons-nous pas dans une nouvelle ère ?
Oui, tout à fait. On entre dans une
nouvelle ère, et surtout un nouveau régime
est en train de se mettre en place. En fait il est déjà en place.
L’après-démocratie est en elle-même un concept négatif. Elle dit que nous ne
sommes plus en démocratie. La
démocratie, c’est fini. C’est ce que je constatais il y a une vingtaine
d’années : la démocratie comme coquille vide. Mais le dire est une chose,
dire ce qui a pris positivement la place de la démocratie en est une autre.
Dans L’Après-démocratie je reprends
les six critères du totalitarisme selon Zbigniew Brzezinski et je montre qu’ils
sont tous peu ou prou applicables au régime occidental. Tous sans exception.
Pour autant, le régime occidental n’est pas une simple résurgence de l’ancien
totalitarisme. Il a ses caractéristiques propres. Lesquelles ? On ne les
discernait peut-être pas encore très bien à l’époque. Aujourd’hui, en revanche,
bien sûr, on les voit beaucoup mieux. En paraphrasant une formule célèbre, on
pourrait dire que le régime actuel, c’est Big Brother plus le tout-numérique.
Big Brother est toujours Big Brother, il reste ce qu’il a toujours été. Mais en
plus, maintenant, il dispose des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information
et de la Communication). Avec quelles conséquences, on le voit avec les lois
antiterroristes. Ces lois n’ont naturellement rien à voir avec le terrorisme
(qui n’est qu’un prétexte : il aide à faire passer la pilule). Leur
véritable objet est autre : il est de légaliser l’État total. Non à
proprement parler de le créer : il existait déjà auparavant. Mais de le
légaliser.
Car on peut réellement aujourd’hui, me
semble-t-il, parler d’État total. « Tout dans l’État, rien contre l’État,
rien en dehors de l’État ». C’est la formule mussolinienne (1927), sauf
que, grâce aux NTIC, elle est aujourd’hui devenue réalité.
On dira que, même avec les NTIC, l’État
total n’est jamais complètement
total. Il y a et il y aura toujours des failles dans l’État total. C’est exact.
On peut très bien, par exemple, se passer de téléphone portable. L’État total
est ici mis en échec. Vous cessez d’être traçable. Cela étant, moins de 1 %
seulement des gens n’ont pas de portable. L’État total n’est donc pas complètement total, c’est vrai. Mais il
l’est, je dirais, presque, ce qui
n’est déjà pas si mal.
Il manque encore, à vrai dire, une théorie
d’ensemble de l’État total. On parle aujourd’hui reconnaissance faciale. Des
recherches sont par ailleurs en cours pour essayer de « faire
parler » le cerveau et au-delà de décrypter les pensées secrètes des desètes en citer d'le est aujurd's de combattre le
terririsme. pas gens. La robotique et
les neurosciences travaillent ici la main dans la main. À partir de là, quelles
conséquences ? Que devient en particulier la liberté ? Et
encore : l’État total, pourquoi faire ? Est-il, comme beaucoup le
pensent, à lui-même sa propre fin, ou n’est-il qu’un moyen au service d’autre
chose, mais alors de quoi : l’économie ? l’écologie ? le
grand remplacement ? Il ne faut évidemment pas compter sur les
politologues officiels pour approfondir de telles questions.
Pourrait-on
parler d’un pourrissement mafieux des sociétés post-démocratiques, voire d’une
espèce de « racaillisation » du monde ?
L’entremêlement du crime et de l’économie
ne date pas d’hier. Mais il a effectivement atteint aujourd’hui un niveau qu’on
pourrait qualifier de critique. Zinoviev lui consacre une large place dans L’Occidentisme (1996). Le crime
organisé, observe-t-il, présente de nombreuses analogies avec le monde des
affaires. Dans son livre, Un pouvoir
invisible : Les mafias et la société démocratique XIXe – XXe
siècle (Gallimard, 2012), le journaliste et historien Jacques de
Saint-Victor relève de son côté qu’il est de plus en plus difficile,
aujourd’hui, de distinguer entre l’argent organisé et le crime organisé. Je ne
sais pas si cette tendance est ou non à mettre au compte de la racaillisation
du monde, mais si lien il y a, il est très largement aujourd’hui médié par le
néolibéralisme, au sens où le néolibéralisme fait table rase de tout ce qui n’est
pas le profit (et en particulier de l’intérêt public, dont l’existence même est
contestée : l’intérêt public, disent les théoriciens néolibéraux, n’existe
pas). On voit mal à partir de là ce qui pourrait encore s’opposer au
pourrissement mafieux. (…) "
La suite de l’entretien dans le numéro
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