mercredi 17 janvier 2024

In memoriam Patrick Buisson (1949-2023)

 

 



 

         Patrick Buisson est un égaré, un intellectuel maurrassien qui s’est mis au service de la pire engeance politicienne avec l’espoir, toujours déçu, de redresser un pays qu’il savait pourtant naufragé. Excès d’orgueil, vertige du pouvoir, goût de l’argent, peu importe, le stratège lucide a trop souvent laissé place au manœuvrier finalement peu habile dans une compétition électorale de toute façon vaine. Pourtant, le diagnostic posé était remarquable avec en point de mire la sentence définitive de Gramsci : les hommes pensent comme ils vivent. Et quand ils vivent comme des porcs…

         Ses deux gros volumes, La fin d’un monde et Décadanse, s’ils sont parfois indigestes dans leur écriture serrée et répétitive, n’en restent pas moins des jalons importants pour comprendre comment la culture populaire a entièrement reconfiguré l’âme d’un peuple. Une histoire des mentalités au ras du sol qui vient compléter les études savantes consacrées au déclin irrémédiable des représentations.

         Tout s’est joué dans les Trente glorieuses avec une intensification inouïe pendant la dernière décennie 1965-1975 où toutes les digues de la bienséance sont tombées. Le « dressage mental des masses » n’a pu s’opérer qu’après l’érosion lente et inéluctable de la structure religieuse : 100 000 ans de nature sacrée et 2000 ans de foi chrétienne ont été balayés par les autoroutes, les ZUP, les fusées, les maisons de la culture, le Concorde, la télévision, les supermarchés, etc. La matrice catho-républicaine dévorée par l’anthropofacture marchande. Avec la bénédiction d’une Eglise rompue à la modernité qui troque la « religion du Dieu fait homme » pour « la religion de l’homme fait Dieu ». Nicolás Gómez Dávila a résumé cet épisode en une formule assassine : « En pensant ouvrir les bras au monde moderne, l’Eglise a fini par lui ouvrir les cuisses ».   

 


         Quand la superstructure tombe comme un fruit pourri, elle entraîne dans sa chute tous les étages supérieurs qui se retrouvent mélangés les uns aux autres dans un amas de ruines : les corps, les ordres, les pensées, les socles, les émotions, les médiations. Surtout, il n’y a plus rien à imiter, rien à transgresser, rien à ériger, tout est par terre, en poussières. La figure du Père, déjà vacillante, subit les assauts d’une jeunesse à la fois perdue et revancharde, désireuse de s’auto-engendrer dans la jouissance d’elle-même. En sociologie, cela s’appelle la naissance d’une « classe sociale autonome », prête au marché de l’emploi et aux supplices de la consommation. Les femmes aussi sont devenues une catégorie sociale… Un peu plus tard, les vieux… Puis les enfants… Les bébés… Les fœtus… Il a également fallu s’occuper de la mort, la grande empêcheuse de consommer en rond, l’évoquer sans la nommer, la voiler, la cacher, l’oublier. « Il n’est pas normal d’être mort aujourd’hui » remarquait Jean Baudrillard. Sauf à la télévision, une mort spectaculaire pour sidérer et les films sur les tueurs en série pour décompenser.

         Dans ce paysage de ruines, l’industrie du divertissement pouvait façonner les âmes à sa guise et rabaisser l’homme à ses instincts bestiaux. Le salariat, le crédit, la publicité, le marché, la position sociale et bien sûr la sempiternelle transgression des anciennes valeurs que Dany-Robert Dufour résume en une formule : Baise ton prochain ! Buisson n’a pas son pareil pour démontrer que ce processus s’est tranquillement déroulé dans le lit d’une culture populaire bien plus nocive qu’elle n’y paraît. Les chanteurs yéyés ont anticipé l’américanisation des mœurs : Hervé Forneri est devenu Dick Rivers, Claude Moine/Eddy Mitchell se rase avec Rollershave, Jean-Philippe Smet/Johnny Halliday s’habille en Caddy, Annie Chancel/Sheila roule en Renault. Salut les copains tire à plus de 600 000 exemplaires ! Le rock soi-disant transgressif est devenu la première culture-monde qui s’adresse prioritairement à un peuple adolescent, en attendant le rap qui s’adressera à une population débile. 

 


Marie-Claire (également vendu à des centaines de milliers d’exemplaires) a détourné l’élan émancipatoire des femmes vers de nouvelles formes de consommation et d’idolâtrie (star system) tandis que Paris-Match faisait des images une équivalence de la réalité, privilégiant le choc des photos au poids des mots. Les femmes ont-elles gagné au change ? Elles ont troqué le père et le mari pour le patron (la moitié des femmes sont employées) mais peuvent fumer des cigarettes, ouvrir un compte en banque et acheter du maquillage – merci Edward Bernays ! Enfin, la publicité repliait les consciences sur elles-mêmes et parvenait à créer de la personnalité apparente et changeante au gré des modes. Comment ne pas en référer à Céline : 

 

       « Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l’or et devant la merde ! Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n’eut jamais dans toutes les pires antiquités ». 


L’ère de la révolte consommée devait logiquement aboutir à la parodie la plus grotesque : le jeunisme – wokisme dans sa version la plus récente – facilement exploitable par le marché. Ainsi, la « société adolescentrique » est parvenue à transformer un rite de passage en un mode de vie et en un modèle de personnalité ouverte et jamais finie, toujours prête à répondre aux stimuli produits en série par la société du spectacle. Il suffit d’observer l’évolution effarante des boomers et, à l’autre bout du spectre générationnel, des millenials pour saisir combien la fabrique du nouvel homme-femme a été un retentissant succès.

Bienheureux, à cet égard, ceux qui ont tiré leur révérence en toute lucidité, quels que soient les combats perdus. Un bout de leur âme, espérons-le, flotte encore dans les airs, comme un vieux drapeau en lambeaux, mais tant que le vent soufflera… In memoriam Patrick Buisson.  

 


 

        

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