lundi 28 octobre 2024

Petit guide portatif de Nietzsche

 

 « Ne soyons pas trop généreux, seuls les chiens chient à toute heure. »

 



         Christophe Fiat nous délivre un petit Nietzsche portatif d’autant plus savoureux qu’il est parfois bancal et souvent drôle. Il appartient sans doute au genre de la pop philosophie si l’expression n’était pas galvaudée et bien peu séante, avouons-le, pour une tête brûlée comme l’auteur de la Gaya Scienza. Aussi, l’approcher sous des angles inattendus, par le petit bout de la lorgnette, permet de redécouvrir les tics et les tocs du personnage, sa délectation par exemple pour le jus de viande Liebig, sa découverte enjouée de la machine à écrire, son bizarre amour pour Lou, son choix du verdâtre pour illustrer la couverture de Zarathoustra, etc.

         En neuf petits chapitres et 152 pages, Fiat nous invite donc à redécouvrir Nietzsche à partir de quelques sentences : « Comment Nietzsche y va fort avec son Zarathoustra », « Comment Nietzsche fait de la poésie une arme », « Comment Nietzsche tombe amoureux », etc. La forme épouse le fond et glisse allègrement du côté du jeu, de la caricature, de la pure invention ou de l’autofiction. L’insertion d’extraits de la correspondance que Fiat entretient avec sa dulcinée, grande lectrice et bonne connaisseuse de Nietzsche, sont particulièrement plaisants, à tel point qu’on se demande pourquoi ce n’est pas elle, Charlotte en l’occurrence, qui l’a écrit – ce putain de livre. Quelques dialogues inventés d’une pièce, la réécriture intrigante d’un morceau de vie de Nietzsche, la présence ludique des questionnaires de Proust et de Nietzsche et d’autres trouvailles donnent à la lecture un peu de légèreté sans nuire au propos.


         En effet, le travail de recherche est copieux et derrière les anecdotes se profile une véritable introduction à l’œuvre avec, notamment, quelques-unes des marottes du philosophe : l’intelligence du corps, les puissances de vie, l’académie des grands esprits, le rejet du christianisme, etc. On regrettera seulement que l’auteur cherche à tout prix à réhabiliter Nietzsche en l’édulcorant un peu trop, notamment dans ses rapports aux femmes. Il n’était certes pas un misogyne patenté mais de là à en faire une sorte de précurseur du féminisme, il y a quand même un monde. Et quand Nietzsche dit : « Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas la cravache », je ne suis pas sûr qu’il veuille à tout prix souligner « l’impuissance masculine tout en révélant le pouvoir à venir du féminin ».

         En tous les cas, ce petit guide offre une belle entrée en matière et rappelle, si besoin était, que Nietzsche était surtout et peut-être avant tout un aristocrate du rire. Comme il le signalait dans sa série de « Chansons du prince hors-la-loi » :

 

                            « Loué soit Dieu sur terre

                            Qui aime les jolies filles,

                            Et qui pareilles peines de cœur

                            Lui-même se pardonne volontiers.

                            Tant que sera joli mon petit corps,

                            Je ferai bien d’être pieuse :

                            Et que le diable m’épouse

                            Quand je serai une vieille édentée »

 

                                               (…)

 

  « Dérobons à chaque plante

  Une fleur pour notre gloire,

  Et deux feuilles pour notre couronne.

  Dansons comme les troubadours

  Parmi les saints et les putains

  La danse entre Dieu et le monde ». 

 

 


 

samedi 12 octobre 2024

Mégalopolis ou l'art de se vautrer en beauté

 


Le risque avec un cinéaste comme Coppola, de par son rang de réalisateur culte, c’est de juger chacun de ses films non pas seulement comme un film, ce que tout film est d’abord – rien qu’un film – mais de l’appréhender tel un potentiel chef-d’œuvre qui s’inscrirait dans une filmographie dont il continuerait l’héritage grandiose, ce qu’il pourrait être aussi et ce qu’on attend de lui : un point d’orgue… Faute de quoi, il décevra forcément. Risque redoublé en ce cas par le statut putatif de Megalopolis, entamé par Coppola depuis plusieurs décennies, et qui s’avérait, avant même de prendre chair et encore à simple titre de projet, être déjà le film culte d’un cinéaste culte – n’aurait-il jamais été qu’un film fantôme à l’instar du Dune de Jodorowsky.

Cinéaste culte donc, capable de très bons films, Dracula, de chefs-d’œuvre, Le Parrain et Apocalypse Now, et de films franchement moins bons, Jack ; Megalopolis son premier film depuis 16 ans, vu l’âge de Coppola, était d’autant plus attendu qu’il pouvait bien être de surcroît le testament de son auteur. Megalopolis est donc tout cela, le meilleur et le moins bon, le chef-d’œuvre et le ratage, et parce qu’il est tout cela n’est donc nécessairement rien de cela. C’est un film que l’on ne peut pas juger indépendamment de celui qui l’a réalisé, tant Coppola y ramasse par allusions plusieurs de ses films, de Dracula dont il reprend l’esthétique, au Parrain par certains aspects de l’intrigue, en passant même par Jack pour la naïveté et évidemment Apocalypse Now en ce qui concerne la dimension philosophico-métaphysique ; mais c’est un film qui, aussitôt délesté de l’ombre tutélaire de son réalisateur, éblouit par ce qu’il désire accomplir plus encore qu’il n’agace par ce qu’il rate – et il rate pourtant beaucoup de choses : son histoire mal ficelée pour rester dans la limite de temps acceptable (le film ne dure que 2h20), sa profusion d’idées que Coppola ne parvient pas à exploiter faute d’avoir voulu trancher entre elles, un kitsch déroutant et des CGI qui vieillissent déjà mal. Reste l’ambition monstrueuse de Coppola.

 


Monstrueuse comme la dimension formelle du film qui oscille entre des images éclatantes et une symbolique outrancière dont on peine à savoir si c’est trop ou juste audacieux, si Coppola croule sous son ambition ou s’il l’assume jusqu’au bout refusant que son film soit autre chose qu’un Titan, ce Titan fût-il un Titan boiteux. Car si Coppola a fini par réaliser un projet maintes fois repoussé et dont on avait fini par accepter qu’il ne voie jamais le jour, Megalopolis se place sous le signe de l’obstination. Obstination à ne renoncer à rien quitte à tout sacrifier, la théâtralité littérale des scènes mélangée au souffle épique en font un objet qu’on peine à situer et qui passionne sans forcément convaincre ; idem pour sa Rome en pleine décadence transposée dans une Amérique futuriste et dont la tragédie est systématiquement contrariée par un ton souvent farcesque. Le spectateur en prend plein les yeux, mais la surcharge de références et de signes, s’ils sont tous cohérents, brise l’émotion et on peine à être remué, à la fin, par la morale hippie qui nous déclare que l’espérance des artistes sauvera le monde du cynisme et de la résignation dans lesquels se vautrent les politiques, quels qu’ils soient. Cependant, même là, il fallait oser porter un message aussi mièvre, à l’heure où toute justice qui ne soit pas d’abord une vengeance semble insupportable aux oreilles de quiconque.

Compendium de l’œuvre de Coppola, volonté de ressusciter un cinéma à la fois expérimental et bigger than life, énième pied de nez aux studios avec lesquels Coppola s’est battu toute sa vie d’artiste, film militant, Megalopolis échoue dans à peu près toutes ses ambitions, et pourtant… Et pourtant l’obstination et la mégalomanie de son réalisateur rendent ce film à nul autre semblable. Sans doute raté, on n’imagine néanmoins pas qu’il ait pu être différent, et à vrai dire on ne voit pas bien qui aurait pu faire un film semblable : un manifeste à la gloire de l’artiste, foutraque, baroque, agaçant, somptueux, niais, qui témoigne, dans une sorte de mise en abîme méta du propos du film et à ses propres dépens, qu’un chef-d’œuvre raté peut malgré tout tenter de ressusciter les ambitions esthétique et morales d’un cinéma claquemuré de toute part par des visions idéologiques ou boutiquières mesquines.


Car Megalopolis est une fable sur la toile, mais aussi selon l’histoire de sa mise au monde qui porte en elle, en tant qu’objet à la fois filmique et fantasmatique – ce que l’on voit et ce que l’on espérait voir – la morale paradoxale d’une utopie qui désormais préférerait se réaliser imparfaitement plutôt que de demeurer dans les limbes du possible, soit l’inverse de ce qui se passe à l’écran où l’artiste démiurge maîtrise à la fois le temps et ce qu’il crée. À son corps défendant Coppola, qui avec ce film témoigne contre lui-même, nous rappelle que l’artiste n’est pas Dieu, que sa création le dépasse, et qu’il ne peut que s’obstiner à faire parvenir à l’existence des formes imparfaites qui lui échappent mais qui auront le mérite d’exister… Belle leçon d’humilité. Vaste tâche qui justifie l’artiste et que ne doit pas oublier le spectateur quand il contemple une œuvre en général et Megalopolis en particulier : tout le monde ne se vautre pas avec autant de majesté.

Megalopolis, de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, 2h18.

Article extrait de la NewsLetter Première Nouvelle : https://premierenouvelle.substack.com/p/faux-freres-et-vrais-chretiens