Le risque avec un cinéaste comme Coppola, de par son rang de réalisateur culte, c’est de juger chacun de ses films non pas seulement comme un film, ce que tout film est d’abord – rien qu’un film – mais de l’appréhender tel un potentiel chef-d’œuvre qui s’inscrirait dans une filmographie dont il continuerait l’héritage grandiose, ce qu’il pourrait être aussi et ce qu’on attend de lui : un point d’orgue… Faute de quoi, il décevra forcément. Risque redoublé en ce cas par le statut putatif de Megalopolis, entamé par Coppola depuis plusieurs décennies, et qui s’avérait, avant même de prendre chair et encore à simple titre de projet, être déjà le film culte d’un cinéaste culte – n’aurait-il jamais été qu’un film fantôme à l’instar du Dune de Jodorowsky.
Cinéaste culte donc, capable de très bons films, Dracula, de chefs-d’œuvre, Le Parrain et Apocalypse Now, et de films franchement moins bons, Jack ; Megalopolis son premier film depuis 16 ans, vu l’âge de Coppola, était d’autant plus attendu qu’il pouvait bien être de surcroît le testament de son auteur. Megalopolis est donc tout cela, le meilleur et le moins bon, le chef-d’œuvre et le ratage, et parce qu’il est tout cela n’est donc nécessairement rien de cela. C’est un film que l’on ne peut pas juger indépendamment de celui qui l’a réalisé, tant Coppola y ramasse par allusions plusieurs de ses films, de Dracula dont il reprend l’esthétique, au Parrain par certains aspects de l’intrigue, en passant même par Jack pour la naïveté et évidemment Apocalypse Now en ce qui concerne la dimension philosophico-métaphysique ; mais c’est un film qui, aussitôt délesté de l’ombre tutélaire de son réalisateur, éblouit par ce qu’il désire accomplir plus encore qu’il n’agace par ce qu’il rate – et il rate pourtant beaucoup de choses : son histoire mal ficelée pour rester dans la limite de temps acceptable (le film ne dure que 2h20), sa profusion d’idées que Coppola ne parvient pas à exploiter faute d’avoir voulu trancher entre elles, un kitsch déroutant et des CGI qui vieillissent déjà mal. Reste l’ambition monstrueuse de Coppola.
Monstrueuse comme la dimension formelle du film qui oscille entre des images éclatantes et une symbolique outrancière dont on peine à savoir si c’est trop ou juste audacieux, si Coppola croule sous son ambition ou s’il l’assume jusqu’au bout refusant que son film soit autre chose qu’un Titan, ce Titan fût-il un Titan boiteux. Car si Coppola a fini par réaliser un projet maintes fois repoussé et dont on avait fini par accepter qu’il ne voie jamais le jour, Megalopolis se place sous le signe de l’obstination. Obstination à ne renoncer à rien quitte à tout sacrifier, la théâtralité littérale des scènes mélangée au souffle épique en font un objet qu’on peine à situer et qui passionne sans forcément convaincre ; idem pour sa Rome en pleine décadence transposée dans une Amérique futuriste et dont la tragédie est systématiquement contrariée par un ton souvent farcesque. Le spectateur en prend plein les yeux, mais la surcharge de références et de signes, s’ils sont tous cohérents, brise l’émotion et on peine à être remué, à la fin, par la morale hippie qui nous déclare que l’espérance des artistes sauvera le monde du cynisme et de la résignation dans lesquels se vautrent les politiques, quels qu’ils soient. Cependant, même là, il fallait oser porter un message aussi mièvre, à l’heure où toute justice qui ne soit pas d’abord une vengeance semble insupportable aux oreilles de quiconque.
Compendium de l’œuvre de Coppola, volonté de ressusciter un cinéma à la fois expérimental et bigger than life, énième pied de nez aux studios avec lesquels Coppola s’est battu toute sa vie d’artiste, film militant, Megalopolis échoue dans à peu près toutes ses ambitions, et pourtant… Et pourtant l’obstination et la mégalomanie de son réalisateur rendent ce film à nul autre semblable. Sans doute raté, on n’imagine néanmoins pas qu’il ait pu être différent, et à vrai dire on ne voit pas bien qui aurait pu faire un film semblable : un manifeste à la gloire de l’artiste, foutraque, baroque, agaçant, somptueux, niais, qui témoigne, dans une sorte de mise en abîme méta du propos du film et à ses propres dépens, qu’un chef-d’œuvre raté peut malgré tout tenter de ressusciter les ambitions esthétique et morales d’un cinéma claquemuré de toute part par des visions idéologiques ou boutiquières mesquines.
Car Megalopolis est une fable sur la toile, mais aussi selon l’histoire de sa mise au monde qui porte en elle, en tant qu’objet à la fois filmique et fantasmatique – ce que l’on voit et ce que l’on espérait voir – la morale paradoxale d’une utopie qui désormais préférerait se réaliser imparfaitement plutôt que de demeurer dans les limbes du possible, soit l’inverse de ce qui se passe à l’écran où l’artiste démiurge maîtrise à la fois le temps et ce qu’il crée. À son corps défendant Coppola, qui avec ce film témoigne contre lui-même, nous rappelle que l’artiste n’est pas Dieu, que sa création le dépasse, et qu’il ne peut que s’obstiner à faire parvenir à l’existence des formes imparfaites qui lui échappent mais qui auront le mérite d’exister… Belle leçon d’humilité. Vaste tâche qui justifie l’artiste et que ne doit pas oublier le spectateur quand il contemple une œuvre en général et Megalopolis en particulier : tout le monde ne se vautre pas avec autant de majesté.
Megalopolis, de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, 2h18.
Article extrait de la NewsLetter Première Nouvelle : https://premierenouvelle.substack.com/p/faux-freres-et-vrais-chretiens
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