Après
une année de carnaval électoral, les idiots s’octroient quelques jours de repos
pour mieux revenir au mois de septembre avec un lot de surprises dans leur
besace.
La canicule n'empêche
pas Emile Boutefeu, poète pro-actif et chroniqueur de la
post-modernité exaltée, de revenir nous livrer ses petits haïkus,
choses vues et cruautés du quotidien, à la manière de Félix
Fénéon.
Paris,
ville lumière
Ce
midi, à la Défense, il fait beau. Une foule de cadres et d’employés
mange leur sandwich sur l’escalier menant à l’Arche
qui ressemble alors à un gradin. Plus bas, sur l’esplanade, un
petit homme sec et crispé hurle à leur adresse :
-
« le Mal existe ! LE MAL EXISTE ! »
Une
rumeur joyeuse parcourt l’assemblée.
Paris, ville
lumière (2)
Un
après-midi d’août, moite, orageux, non loin de la Gare de l’est.
Une
grosse africaine se tient sur le seuil d’une cabine de toilettes
publiques à la porte grande ouverte. Son corps abondant et flasque
est régulièrement traversé d’un tressaillement lequel, partant
de son talon, semble remonter jusqu’à sa chevelure. Elle fixe d'un
air pensif un point dans le ciel blanc et hurle :
La belle petite collection éditée par
Pierre-Guillaume de Roux a le mérite de rétablir l’art du pamphlet dans une
époque insipide où le moindre écart de pensée peut faire l’objet d’une
traduction en justice. Après avoir « giflé Jean d’Ormesson pour
arranger la gueule de la littérature » et renvoyé le « putain de
saint Foucault » à son fétiche, c’est au tour de Michel Onfray
d’apparaître sous les traits d’un sage cosmétique dont « la raison
vide » s’écoule parfaitement dans les entonnoirs de la pensée médiatique.
Rémi Lélian dresse le portrait sans concession
d’une baudruche philosophique avec la pointe de mélancolie de ceux qui sont
partis en voyage avec l’espoir de découvrir des paysages authentiques et qui en
reviennent avec les yeux remplis de spots publicitaires. A la lecture de l’ouvrage,
on comprend effectivement que Lélian n’est pas un jeune ambitieux qui veut se
faire un nom en déboulonnant une icône médiatique. Au contraire, lui-même
philosophe de formation, il a lu les nombreux ouvrages d’Onfray avec
l’impression d’avoir brassé du vide pendant de très longues heures. Renvoyer
l’ascenseur à son auteur, avec l’ironie des pamphlétaires, est bien la moindre
des choses, si cela peut éviter à d’autres de s’enliser dans les mêmes marais
de la pensée stagnante et faussement subversive.
A ce propos, il faut avouer que la cible n’est pas
si facile que cela à atteindre car tout le monde, à un moment donné ou un
autre, peut se reconnaître dans l’auteur de Décadence. Disons-le
franchement, nous-mêmes avons salué les saillies du régionaliste normand contre
la centralisation parisienne, jubilé aux répliques sarcastiques de l’écrivain « nietzschéen »
contre les vedettes autoproclamées du paysage audiovisuel, repris à notre
compte les leçons politiques que le philosophe proudhonien décernait à la gauche
sociale-démocrate, sourit aux déclarations tonitruantes de notre fier-à-bras
jouisseur et libertaire, etc. Et alors ? Cela en fait-il un philosophe à
part entière qui ne nous épargne aucune de ses lamentations oraculaires ? Pas
moins de quatre livres publiés en 2017, et nous ne sommes qu’au mois de juin !
En vérité, Michel
Onfray est quelqu’un qu’on écoute mais qu’on ne lit pas, sauf éventuellement dans
le train pour épater les jeunes étudiantes et se donner un air de
philosophe-en-chemise-blanche. Car qui le lit avec attention, comme Rémi Lélian
a pu le faire, ne peut qu’aboutir à la conclusion suivante : « Michel
Onfray figure seulement la rencontre de l’époque avec le vide dont elle est
issue, et qui fabrique son golem afin de se convaincre qu’elle existe autrement
que sur le mode de l’illusion univoque… » Comme tous les « intellectuels »
médiatiques, notre philosophe est là pour nous réconforter, nous consoler, nous
faire du bien ; il est là pour dresser un rideau de mots faciles entre le
réel et le spectacle. C’est la pensée intempestive pour pseudo-réactionnaires
comme il existe une discipline positive pour enfants difficiles.
La grande force d’Onfray est effectivement d’apparaître
comme un rebelle, un rebelle estampillé « vu à la télé » ! Il ne
cesse de dénoncer la pensée unique tout en servant une espèce de soupe
libertaire sur toutes les ondes médiatiques disponibles, il ne cesse de parler
de politique comme s’il était au comptoir du bistrot tout en précisant qu’il ne
vote pas et qu’on ne l’y reprendra pas à croire en quoi que ce soit, il se fend
de détruire les idoles de la pensée moderne tout en utilisant lui-même des
procédés dignes des meilleures polices politiques, etc. Bref, Michel Onfray a un
talent merveilleux : celui de maîtriser à la perfection la rhétorique
populiste, au plus mauvais sens du terme, celui de toujours caresser les gens
dans le sens du poil.
Pensez bien, il est plutôt Voltaire que Rousseau
(sous-entendre plus lucide qu’idéaliste), de gauche que de droite (sous-entendre
généreux plutôt que privilégié), Girondins que Jacobins (sous-entendre
démocrate plutôt que révolutionnaire), de Gaulle que Mitterrand (sous-entendre
résistant plutôt que pétainiste), Proudhon que Marx (sous-entendre libertaire
plutôt que communiste), etc. La dialectique est aussi fine qu’une corde à tirer
les bœufs mais cela marche à chaque fois. Et l’Onfray de ponctuer en règle
générale ses entretiens par une sentence pleine d’autosatisfaction : « Je suis un homme libre, ce qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée et ce qui est la chose la plus vilipendée par les encartés ».
Face à un tel déferlement démagogique, il est
revigorant de lire un ouvrage comme celui de Rémi Lélian qui, sans animosité
particulière, nous redonne un peu le sens des mesures, à savoir que de dire « qu’”il
fait jour″ quand il fait jour et que ″ça s’obscurcit” quand tombe le crépuscule »
n’est pas un puissant travail philosophique. C’est juste une façon de prévoir
le temps qu’il fait !
« Les
idiots prennent le pouvoir dans les derniers jours d’une
civilisation qui s’effondre. Les généraux idiots mènent des
guerres sans fin, vouées à l’échec, qui mènent la nation à la
faillite. Les économistes idiots appellent à réduire les impôts
pour les riches et à supprimer les aides sociales pour les pauvres,
et se projettent dans une croissance économique fondée sur un
mythe. Les industriels idiots empoisonnent l’eau, le sol et l’air,
détruisent les emplois et réduisent les salaires. Les banquiers
idiots misent sur des bulles financières auto-créées, et infligent
des dettes qui paralysent les citoyens. Les journalistes et les
intellectuels idiots prétendent que le despotisme est la démocratie.
Les agents de renseignements idiots orchestrent le renversement de
gouvernements étrangers pour y créer des enclaves sans foi ni loi
qui créeront des fanatiques enragés. Les professeurs, les
« experts » et les « spécialistes » idiots
s’affairent dans un jargon incompréhensible et des théories
ésotériques qui soutiennent la politique des dirigeants. Les
artistes et les producteurs idiots créent d’épouvantables
spectacles sexuels, horrifiques et fantastiques.
Certaines
étapes bien connues aboutissent à l’extinction. Nous sommes en
train d’en cocher toute la liste.
Les
idiots ne connaissent qu’un seul mot – « plus ». Ils
ne s’encombrent pas du bon sens. Ils amassent des richesses et des
ressources jusqu’à ce que les travailleurs ne puissent plus gagner
leur vie et que les infrastructures s’effondrent. Ils vivent dans
des environnements privilégiés, où ils mangent du gâteau au
chocolat en donnant l’ordre d’envoyer des missiles. Ils
considèrent l’État comme un prolongement de leur vanité. Les
dynasties romaine, maya, française, Habsburg, ottomane, Romanov,
Wilhelmine, Pahlavi et soviétique se sont effondrées à cause des
caprices et des obsessions de ces idiots au pouvoir.
Donald
Trump est le visage de notre idiotie collective. Ce qui se cache
derrière le masque de notre civilisation et de sa rationalité
déclarée – un mégalomane bafouillant, narcissique, assoiffé de
sang. Il utilise l’armée et la flotte contre les damnés de la
terre, il ignore joyeusement la misère humaine catastrophique causée
par le réchauffement climatique, il pille au nom de l’oligarchie
mondiale, puis le soir, il s’assoit devant sa télévision, la
bouche ouverte, avant d’ouvrir son « joli » compte
Twitter. C’est notre version de l’empereur romain Néron, qui
avait alloué de vastes dépenses de l’État pour obtenir des
pouvoirs magiques, de l’empereur chinois Qin Shi Huang, qui avait
financé de multiples expéditions sur l’île mythique des
immortels pour en ramener la potion qui lui aurait donné la vie
éternelle, ou encore d’une royauté russe en décomposition,
assise autour d’un jeu de tarot et d’une séance de spiritisme
pendant que leur nation était décimée par la guerre et que la
révolution grondait dans la rue.
Ce
moment marque la fin d’une longue et triste histoire de cupidité
et de meurtre de la part des Blancs. Il était inévitable que, pour
ce spectacle final, nous régurgitions un personnage grotesque tel
que Trump. Les Européens et les États-Uniens ont passé cinq
siècles à conquérir, piller, exploiter et polluer la Terre au nom
du progrès de l’humanité. Ils ont utilisé leur supériorité
technologique pour créer les machines de mort les plus efficaces de
la planète, dirigées contre n’importe qui et n’importe quoi,
surtout contre les cultures autochtones qui se trouvaient sur leur
chemin. Ils ont volé et amassé les richesses et les ressources de
la planète. Ils ont cru que cette orgie de sang et d’or ne
finirait jamais, et ils y croient encore. Ils ne comprennent pas que
la triste morale d’une expansion capitaliste et impérialiste sans
fin condamne les exploiteurs autant que les exploités. Mais, alors
même que nous sommes au bord de l’extinction, nous n’avons pas
l’intelligence et l’imagination de nous libérer de cette
évolution.
Plus
les signes avant-coureurs sont palpables – hausse des températures,
effondrements financiers mondiaux, migrations de masse, guerres sans
fin, empoisonnement des écosystèmes, corruption rampante de la
classe dirigeante –, plus nous nous tournons vers ceux qui
scandent, par idiotie ou par cynisme, le même refrain, selon lequel
ce qui a fonctionné par la passé fonctionnera à l’avenir, que le
progrès est inévitable. Les preuves factuelles, qui sont un
obstacle à ce que nous désirons, sont bannies. Les impôts sur les
sociétés et sur les riches, qui ont désindustrialisé le pays et
transformé plusieurs de nos villes en ruines, diminuent, et on casse
la régulation, dans le but de nous ramener à un hypothétique âge
d’or des années 1950 pour travailleurs américains blancs. Des
terrains publics sont ouverts à l’industrie pétrolière et
gazière, dont la hausse des émissions de carbone va faire périr
notre espèce. La baisse des rendements agricoles due aux canicules
et aux sécheresses est ignorée. La guerre est l’activité
principale de l’État kleptocratique.
En
1940, à l’apogée du fascisme européen et alors que la guerre
devenait mondiale,
Walter Benjamin écrivait :
« Il
existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus
novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de
ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa
bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit
avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné
vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements,
il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse
d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il
voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les
vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans
ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette
tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le
dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les
ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » [1]
La
pensée magique n’est pas limitée aux croyances et aux pratiques
des cultures pré-modernes. C’est ce qui définit l’idéologie du
capitalisme. Les quotas et les ventes prévues peuvent toujours être
satisfaites. Les bénéfices peuvent toujours être atteints. La
croissance est inévitable. L’impossible est toujours possible. Les
sociétés humaines, si elles s’inclinent devant les impératifs du
marché, entreront dans le paradis capitaliste. C’est seulement une
question de bonne attitude et de bonne technique. Quand le
capitalisme prospère, on nous assure que nous prospérerons.
L’individu s’est fondu dans l’organisation capitaliste, ce qui
nous a privé de notre pouvoir, de notre créativité, de notre
capacité à la réflexion personnelle et à l’autonomie morale.
Nous définissons notre valeur, non par notre indépendance ou notre
caractère, mais par les standards matériels établis par le
capitalisme – richesse personnelle, grandes marques, avancement de
carrière et de statut social. Nous sommes modelés dans un
conformisme et un refoulement collectifs. Ce conformisme de masse est
caractéristique des États totalitaires et autoritaires. C’est
la disneyisation de
l’Amérique, la terre des pensées éternellement heureuses et des
attitudes positives. Et quand la pensée magique ne fonctionne pas,
on nous dit – et souvent on l’accepte – que le problème, c’est
nous. Nous devons avoir plus de foi. Nous devons envisager ce que
nous voulons. Nous devons faire plus d’efforts. Le système n’est
jamais à blâmer. Nous avons échoué. Pas lui.
Tous
nos systèmes d’information, des gourous du coaching personnel à
Hollywood, en passant par ces monstruosités politiques telles que
Trump, nous vendent cette poudre de Perlimpinpin. Nous refusons de
voir l’effondrement qui vient. L’illusion dans laquelle nous nous
réfugions est une opportunité pour ces charlatans qui nous disent
ce que nous voulons entendre. La pensée magique qu’ils adoptent
est une forme d’infantilisme. Elle discrédite les faits et la
réalité, que rejette l’hypocrisie éclatante de slogans
comme « Rendre
sa grandeur à l’Amérique. » La
réalité est bannie par un optimisme impitoyable et sans fondement.
La
moitié du pays peut vivre dans la pauvreté, les libertés
individuelles peuvent nous être enlevées, la police militarisée
peut assassiner des citoyens désarmés dans les rues et nous avons
beau avoir le système carcéral le plus grand du monde et la machine
de guerre la plus meurtrière, toutes ces vérités sont pourtant
soigneusement ignorées. Trump incarne l’essence même de ce monde
pourri, en faillite intellectuelle et immoral. Il en est l’expression
naturelle. Il est le roi des idiots. Nous sommes ses victimes. »
Chris Hedges. "Reign of idiots". Truthdig. Traduction de l'américain empruntée au site Là-bas si j'y suis.
Notes:
En 2006 sortait Idiocracy, un film de Mike Judge : l’histoire d’un soldat ordinaire cryogénisé dans le cadre d’un programme d’hibernation, et qui se réveille en 2505, dans un monde où tout le monde est devenu idiot, et où il devient l’homme le plus intelligent du monde…
10 ans plus tard, après l’investiture de Donald J. Trump comme candidat républicain, le co-scénariste du film, Etan Cohen, écrivait : « Je ne pensais pas qu’Idiocracy deviendrait un documentaire »
Dans
le langage officiel sans cesse martelé, celui des élites
installées, le « populisme » semble synonyme
d'immaturité politique. Mais, peut-on se demander, ce travers
d'immaturité, à quoi conviendrait-il de le reconnaître ? A la
fâcheuse volonté de poser certaines questions, notamment celles qui
renvoient à des enjeux décisifs ? Curieuse immaturité ! Pourtant,
c'est ce qu'expriment nombre de dirigeants politiques, le plus
souvent à mots couverts, mais parfois directement comme le fit un
jour Ségolène Royal.
Celle-ci
répondit en effet à un journaliste qui l'interrogeait quant à la
possibilité d'un référendum sur le maintien de la France dans l'UE
: « nous croyons en la démocratie, mais nous croyons aux
bonnes questions par rapport aux bonnes réponses ». Autrement
dit, nous, classes dirigeantes, décidons unilatéralement quelles
sont les bonnes réponses. Résultat : il n'y a pas vraiment de
questions, pas autrement que pour la forme. Ce qui témoigne d'une
vision purement oligarchique de la démocratie et énonce la vérité
profonde du système. A ce titre, on ne saurait trop remercier
Ségolène Royal pour l'inégalable candeur dont elle fait preuve
dans l'expression du cynisme. Pour cela, nul doute, on la regrettera.
Remarquons-le,
si l'élite dirigeante prétend ainsi exercer une tutelle éclairée
sur la communauté politique, c'est précisément parce qu'elle se
considère éclairée : elle posséderait d'emblée les bonnes
réponses. A vrai dire, le mode de connaissance qu'elle revendique
ainsi implicitement procède d'une fonction oraculaire, vieille comme
le monde mais jamais disparue. C'est le tropisme archaïque des
initiés qu'ont notamment vécu les Romains pendant quelque temps
avec les fameux pontifes, détenant seuls la connaissance mystérieuse
des règles applicables, et dont la communauté civique s'est par la
suite libérée au profit des jurisconsultes et de l'élaboration
ouverte du droit. C'est cette tendance récurrente, dans l'histoire
des sociétés, selon laquelle se forment périodiquement des castes
se voulant productrices et dépositaires d'un savoir, non pas issu
d'un effort dialectique, comme toute connaissance exigeante, mais
d'un savoir autogène et imposé comme tel. Aujourd'hui, il y a là
un trait qui ne trompe pas, quant à la nature oligarchique de
l'élite qui nous gouverne.
Or,
barricadée dans ce fantasme oraculaire, cette élite tente
constamment de disqualifier le courant populiste. Non seulement en
déniant tout jugement lucide au commun de la population sur ce qui
le concerne, mais encore en laissant planer l'idée suivante : le
peuple - qui, en pratique, correspond à l'ensemble de la communauté
nationale, interclassiste par définition - serait dépourvu d'élites
par nature. En somme, l'excellence serait du côté du système
(haute finance, grands médias et gouvernants) et la médiocrité
dans le camp de ceux qui le subissent. On doit le constater, il
s'agit bien là d'une vision dualiste de la communauté politique,
dans laquelle existerait ainsi une séparation étanche entre les
meilleurs et les autres, vision relevant d'un biais cognitif
proprement oligarchique.
De
fait, la sécession des élites, évoquée par Christopher Lasch, est
d'abord une sécession accomplie dans les représentations.
L'oligarchie ne conçoit la cité qu'à travers une division de
principe : d'un côté, une caste qui, forte du magistère qu'elle
n'hésite pas à s'attribuer, exerce un pouvoir unilatéral, de
l'autre, une masse indifférenciée. Sur la base de cet imaginaire,
cette même oligarchie entretient avec la cité un rapport
ambivalent. Elle est dans la cité, mais sans en jouer le jeu. Elle
est à la fois à l'intérieur et en dehors, son but, en tout état
de cause, n'étant pas de détruire la cité mais de
l'instrumentaliser à son profit.
Selon
une conception traditionnelle de type aristocratique, apparaît au
contraire un tout autre rapport entre les meilleurs et les autres,
entre le petit nombre et le grand nombre. Prenons ici la notion
d'aristocratie non au sens sociologique mais en référence au
principe d'excellence réelle. Principe que, comme l'enseigne la
moindre expérience, certains individus incarnent mieux que d'autres
(d'où une inégalité foncière, différenciation irréductible qui
constitue sans doute l'invariant anthropologique le plus embarrassant
pour notre époque).
L'excellence
à la place des oracles
On
peut observer que, dans le monde hellénique et romain, toutes
considérations de statut mises à part, les meilleurs (aristoï,
en grec) sont, idéalement, ceux qui pratiquent le mieux les vertus
de courage, de sagesse pratique (phronesis) et de justice. Il
faut insister ici sur la notion de phronesis. Disposition
de la personne au jugement perspicace non dogmatique et sens aigu des
limites, elle constitue « l'une des facultés fondamentales de
l'homme comme être politique dans la mesure où elle le rend capable
de s'orienter dans le domaine public, dans le monde commun »,
selon les termes d'Hannah Arendt. Cette phronesis, comme
l'avait antérieurement montré Aristote, s'inscrit dans une
conception délibérative de l'action et notamment de l'action
commune. A ce titre, notons-le particulièrement, elle apparaît
comme un précieux garde-fou contre toute velléité de sécession.
Pour
bien saisir à quel point une telle vertu favorise un engagement non
faussé dans la vie de la cité, il faut situer la question au niveau
des modes de perception commune. Il apparaît en effet qu'en
pratiquant la vertu prudentielle de phronesis, les
meilleurs, s'ils cultivent une exigence singulière, n'ont pas pour
autant un rapport au réel foncièrement différent de celui du
peuple en général. Ils procèdent là pleinement de la matrice
communautaire. De ce point de vue, il n'y a donc pas de fossé entre
les meilleurs et le grand nombre, tous partageant, pour l'essentiel,
la même vision du monde. Qu'il s'agisse de mythes, de religions ou
de toute autre conception globale de l'existence, il y a unité de
tradition. N'en déplaise aux défenseurs d'un lien social magique,
prétendument libre de toute détermination, la solidarité du cadre
de perception est une condition de la solidarité de destin.
Francesco di Giorgio Martini. La Cité idéale. Vers 1470-1475
Dans
un modèle de ce type, le souci de stabilité qui anime les meilleurs
reflète ainsi largement les préoccupations de la population. D'où
la volonté aristocratique traditionnelle, attestée dans la Rome
antique et dans l'ancienne Europe, d'assurer la protection des mœurs
et des coutumes. A rebours de la chimère des avant-gardes éclairées,
les meilleurs n'incarnent, à ce titre, que la composante la plus
dynamique de la sagesse commune. Aussi n'est-il pas absurde de dire
que l'aristocratie bien comprise, loin de tout esprit de caste, n'est
que la fine fleur du peuple. Du moins tant qu'elle n'emprunte pas la
voie d'un contrôle et d'une transformation de ces mœurs et règles
communes et ne se transforme alors elle-même, de facto, en
oligarchie, avec son esprit de rupture, sa vulgarité et ses rêves
de yachts.
Différenciation
et liberté commune
On
ne doit pas cesser de le dire, la communauté politique, aujourd’hui
comme hier, recèle des élites naturelles, lesquelles ne s'adonnent
généralement pas à la vaine quête du pouvoir. De toute évidence,
le rejet des élites que manifeste le populisme ne relève donc
nullement d'une quelconque opposition à la compétence, à
l'efficacité, au principe de l'élite en soi. C'est au contraire en
vertu de ce principe qu'est contestée la nomenklatura, souvent douée
pour l'incurie.
Il
n’en faut pas moins tenir compte de l’entropie actuelle. Celle-ci
peut être enrayée cependant. De fait, en misant davantage sur les
ressources de l'excellence, en donnant la priorité à ses élites
naturelles, toujours renaissantes, sur les technocraties prédatrices
et niveleuses, la communauté peut et doit retrouver toute la
vitalité de ses différenciations organiques. Rien n'est pire en
effet qu'un peuple réduit à l'état de foule sentimentale et
versatile, tantôt saisie d'une saine réactivité, tantôt séduite
par les illusionnistes au pouvoir et inclinant à la servitude
volontaire. Qui dit foule dit aliénation et, partant, impuissance à
défendre la liberté commune : question vitale au cœur de
l'enjeu populiste. A cet égard, notons-le, il est bien établi
qu'une longue tradition aristocratique, avec son art de la bonne
distance, sa lucidité au long cours et sa culture de l'exemple, a
beaucoup fait, dans l’histoire européenne, pour la liberté
concrète du peuple. C'est précisément à ce rôle salutaire joué
par les meilleurs que faisait allusion Ernst Jünger quand il
parlait, dans « Le Noeud gordien », de « la liberté
élémentaire, c'est-à-dire la liberté des patres*,
dont dispose un peuple ». En définitive, serait-il hasardeux
de penser qu'un populisme conséquent ne saurait qu'être, au sens
indiqué du terme, aristocratique ?
*patres :
la noblesse romaine, dans la rhétorique latine classique. Sens
symbolique, ici.
Personnages dans un décor d’architecture et de jardins imaginaires, école hollandaise du XVIIe siècle.
Quelque part en France, partout dans le monde. Il est
dix huit heures et l’ensemble de la classe politique et des journalistes ne
fait même plus semblant de retenir son souffle. Ils ont peine à dissimuler leur
sourire, on sent d’ici sourdre quelques liquides pré-séminaux, quelques suints
de joie confite, il faut que ça sorte enfin, ça transpire par-dessus les fonds
de teints et les autobronzants. Ils sont presque déjà usés par la joie et par
ce confort tabernaculaire qu’ils se voient reconduit pour une poignée d’éons.
La camelloïde Léa Salamé, sourcils soigneusement brossés pour l’occasion, passe
les plats d’un plateau à l’autre, juchée sur ses talons trop hauts. Il s’agit
de ne pas glisser sur les traînées de laitance laissées ici et là par le
gastéropode Pujadas, gommeux et imbibé de lustre, terrible masque de
satisfaction poudré jusqu‘à l‘os. Ils jubilent tous à l’unisson, se sachant
d’avance augmentés, promus, décorés, satellisés dans les coursives de la Deathstar.
Dans les jours qui ont précédé, et dans une discrétion relative, Stratcom, la
division propagande de l’OTAN, digne héritière des réseaux Gladio, a passé un
accord avec Facebook et l’ensemble des quotidiens français pour faire taire
définitivement les voix discordantes ou fake news. Nous y sommes enfin,
dans un totalitarisme qui ne se cache même plus et désigne d’office ce qui est
vrai et ce qui ne l’est pas. Compliqué de donner des leçons à la Russie lorsque
95% des médias sont détenus par des oligarques qui programment la vie politique
française avec 10 coups d’avance. Attali dira de Macron qu’il l’a «inventé».
Comment ne pas le croire ? Ce nom, digne d’un Decepticon, est aussi
l’anagramme de Monarc. Tarte à la crème complotiste figurant en bonne place
entre le projet Blue Beam et le porte-avions de Philadelphie, Monarch fut le
nom, à une consonne près, d’une vaste expérience de sujétion mentale déployée
sur les tréteaux de l’opération Paperclip, dans les années 60. Mais il ne
s’agit sûrement que d’une fake new également… Kubrick lui-même ne cessa
d‘avouer la terreur que lui inspirait la caste dirigeante anglo-saxonne,
distillant dans toute son œuvre des références à l’ingénierie sociale, à
Monarch et au pouvoir obscur qui alimente en combustibles humains la bouche
frangée d’étrons du mammonisme moderne.
Comme un sinistre présage, quelques
heures plus tard, c’est un plan totalement kubrickien qui cadre le nouveau
monarque devant la pyramide du Louvre, donnant du grain à moudre aux onanistes
du complot pour les 25 ans à venir. L’équipe de Macron a évidemment conscience
de ce double sens et elle en joue, jouissant de baiser doublement le peuple,
symboliquement et démocratiquement.Car enfin, les complotistes, chacun sait, sont de
grands naïfs : ils nourrissent eux aussi la machine en relevant des occurrences
dans une réalité qu’ils croient causale, alors que depuis bien longtemps elle
n’est plus qu’un programme de cryptage soigneusement déroulé. L’Histoire
finalement n’a fait que mimer les révolutions scientifiques : dans un premier
temps elle fut l’héritière du mythe, diffusant les reflets d’une vision
préhensile du cosmos dans des sociétés premières, puis elle a commencé à
s’auto-bouturer, créant des boucles de sens et des virgules de pâmoison blette
là où les sédentarisations et les concrétions du monde bourgeois l’avaient
emmenée, au-delà de la grande brèche du Sacré et du meurtre des nations.
Philip
K. Dick en avait eu la conscience prophétique, découvrant avec horreur que le
monde se mettait peu à peu à ressembler à
ses propres romans… Horreur suprême que celle du Démiurge malgré lui… Quelque
chose de son être a fui dans le
monde, emprisonnant des pans de réel entiers dans la glu d’une imagination
délétère. Nodalités. Interférences cognitives. Le réel se re-déploie à chaque
seconde, mais quelque chose de lui disparaît dans cette réinvention constante.
Mémoires votives contre mémoires génétiques. Et entre les deux le labeur des
itérations égotiques qui remodèlent la fréquence du monde à l’aune de leurs
névroses. Nous en sommes là : l’histoire ne créé plus que de la fiction. A
force de se mirer, elle ne peut plus produire qu’une conscience d’elle-même, ce
qui rend caduque l’idée même de complotisme.
Il ne peut y avoir de complot dans un monde qui est devenu le complot
lui-même. Un monde-piège. Un faux plancher de prestidigitateur que nous prenons
pour la voûte étoilée.
C’est-ce que les conspirationnistes et autres dérouleurs
de logos ne semblent pas avoir perçu : jusqu’à Michel Onfray, impayable, qui
annone avec son sérieux de petit pape laïcard et offensé les étapes de ce
processus adémocratique, enfonceur de portes toujours plus béantes. «Je viens
d’achever mon livre en ce soir d’élection», nous dit-il. Belle synchronicité.
Ce provincial de la pensée – et non penseur de province – pense nous apprendre
que le système a créé Emmanuel Macron, torpillé François Fillon, éradiqué les
vieilles gardes pesantes de la République binaire et claudiquante qui se
tortillait sur les ruines de la France gaulliste… et nous rappelle sans sourciller
le scénario bien huilé de cette période électorale riche en twists,
comme dans un bon Shyamalan… C’est un peu tard, Michel. Etiez-vous du genre à
prophétiser la fin du rideau de fer perché sur les chicots fumants du mur de
Berlin ?
Etre complotiste, dénoncer un scénario, c’est
encore avoirfoi en la démocratie et au
déroulement causal de l’Histoire. C’est ne pas comprendre que celle-ci ne suit
plus une ligne directrice – c'est-à-dire qu’elle n’est plus le produit des
champs causaux et des consciences actives qui la composent,mais qu’elle est le résultat d’une concrétion,
d’opérations métaphysiques qui éclosent dans des véritables poches de non-sens
générées par l’ordalie profane des technologies digitales et computationnelles.
Qu’elle se comporte comme un programme dont on ré-encode constamment
l’algorithme liminaire. L’histoire n’est plus qu’un système de cryptage des
données qui utilise des paradigmes moraux et sociaux – démocraties, fascismes -
pour entériner son code-source, pour l’infuser dans les consciences mêmes, le
rendant viral et à même de produire ses propres occurrences dans nos champs
d’action, de conscience et de pensée. C’est pourquoi le réel, au lieu de
produire du réel, se met désormais à produire de la fiction : il se « réduit »
à mesure qu’il est pensé par le chœur des élites et le consensus cognitif
parodifiant qui en émane.
Ainsi, Le Pen et Mélenchon, contrairement à ce que
croit penser Onfray, ne sont pas les «idiots utiles» du système. Ils
l’accompagnent depuis bien trop longtemps pour cela, ils sont au cœur de ce
système, ils en sont les plis et les goitres humains peuplés d’humeurs et de
ganglions post-historiques. Ils se sont littéralement couchés. Marine Le
Pen a volontairement saboté son ultime débat, incarnant une baba yaga
histrionique et grinçante, compulsant fébrilement ses notes comme un cancre
avant un oral de brevet des collèges. Sa France Apaisée a revêtu le
masque que n’espéraient même plus voir ses opposants les plus farouches - les
vrais idiots utiles, transfuges de gauches moribondes qui croient encore que le
FN constitue une quelconque menace pour l’oligarchie : elle a réactivé les
mimiques de son père dans un acting de rombière goguenarde, charcutant
son propre programme sous les yeux du gendre Macron, celui-ci n’ayant subséquemment
quasiment rien eu à faire pour sortir grandi de cet échange de basse-cour.
Ce
débat n’en était pas un mais une mise en scène, une orchestration savamment
arrangée. De même Mélenchon n’a pas pêché par mégalomanie ou par excès d’ambition
personnelle : lui aussi est intégré depuis trop longtemps dans le système pour
ne pas avoir eu à se plier à ses ordres : sa campagne ridicule, son
auto-évaporation par voie holographique - ravivant les spectres murayens du nécrosocialisme
-ont tout aussi bien servi le système
et précipité le hold up kabbalistique qu’a été la victoire de Macron-Monarc. Ce
dernier est le trait d’union qui manquait entre le Kennedy de l’Amérique
crypto-fasciste des années 50 et le golem cyberpunk cultivé dans les cuves
placentaires du mondialisme décomplexé de la Silicon Valley et de ses sbires
encravatés shootés aux micropointes de LSD.
Onfray, qui porte son athéisme
pubescent en bandoulière pour éviter de trop avoir à mirer l’abîme des siècles,
semble découvrir que nous vivons dans une Europe totalitaire, 50 ans après la
chute programmée de De Gaulle…et de nous prévenir à mi-voix qu’il ne faut pas
trop «stigmatiser les complotistes». Pourtant ce n’est même plus l’histoire qui
est coupable de supercherie, mas bien le réel lui-même. On l’escamote au fur et
à mesure que se resserre la gangue de la tabulation générale du monde et de
l’intercession permanente des réseaux, qui programment un inconscient collectif
auto-génératif, créant de véritables homoncules de réalité alternative,
des entéléchies numériques. Nous sommes après l’histoire, disait Muray, dans l’arrière-monde
de l’après-monde. Coincés dans la buanderie d’une maison de retraite où
c’est le réel lui-même qui traine ses articulations malmenées.
Le Gorafi et le Figaro
ne font désormais aucune différence : notre président-robot, Ultron, Macron, je
ne sais plus, dégoise un discours riche d’un vocabulaire de 30 mots, adaptés au
migrants et aux handicapés mentaux,devant une pyramide de verre, dominant un parterre de clones parfaits,
ces français capables de brandir le drapeau européen sans immédiatement se
consumer d‘horreur. La boucle est bouclée. On ne discerne plus la réalité d’un
film Marvel, les deux détricotant la trame du vrai pour assoir une eschatologie
grossière à même de concilier les deux mamelles empoisonnées de la modernité :
socialisme et occutisme. Le réel est passé. Les siècles sont finis.