mercredi 2 juillet 2014

Le bonheur des vaincus.

            
 « Le football est un sport qui se joue à onze et c’est l’Allemagne qui gagne à la fin… » Le cruel adage a pu se vérifier encore une fois à l’occasion du huitième de finale disputé entre la Nationalmannschaft et l’équipe des Fennecs, la sélection nationale algérienne, qui a abandonné la victoire aux Allemands à l’issue d’un match que l’on peut sans peine qualifier d’héroïque. Deux heures de combat acharné et de jeu passionné qui auraient entraîné l’adhésion de l’individu le plus rétif au football ont « redoré le blouson » de l’équipe d’Algérie, pour reprendre la perle désormais célèbre. Au coup de sifflet final, dans le bar de quartier où j’ai regardé l’équipe de France péniblement gagner et celle d’Algérie magnifiquement perdre, l’amertume se lisait sur les visages. Un monsieur d’un certain âge a profité de la mi-temps et de quelques arrêts de jeu pour me faire part de comparaisons savantes entre l’équipe algérienne de 2014 et celle de 1982, l’année du « match de la honte ». Ma connaissance du monde du football étant très loin d’être encyclopédique, et celle du football algérien des années 80 presque inexistante, je me suis contenté d’acquiescer poliment. Fort de son expérience et de sa sagesse, le chibani affecta durant tout le match d’observer l’action d’un air amusé, prédisant une défaite honorable et « le succès en 2018 ». La victoire de l’Allemagne lui a donné raison mais il a tout de même perdu de sa superbe au coup de sifflet final et accusé le coup, comme la majorité des clients du bar. Avant de rentrer dans ses pénates, il a conclu un peu amèrement qu’il valait de toute façon mieux, pour le bien de tous, éviter un France-Algérie en quart de finale. 

            Le football est le dernier champ de bataille des nations, l’ultime exutoire des peuples irréconciliables et pourtant jetés les uns contre les autres par l’accélération économique dans la grande essoreuse de la mondialisation. En France, la coupe du monde prend une coloration particulière quand l’Algérie manque de peu d’y affronter les Bleus et que l’Allemagne barre le chemin du succès. Pendant toute la compétition, il a été difficile d’ignorer les manifestations bruyantes et stupidement agressives de certains supporters algériens, les rodéos, les invectives et les voitures brûlées à chaque victoire des Fennecs. L’antagonisme est-il si grand entre l’Algérie et la France que les médias et les politiques soient paralysés par la crainte de dénoncer les débordements de supporters demeurés qui ont failli comme d’habitude faire plus parler d’eux que de leur équipe ? A bout de déni de réalité, le ministre de l’intérieur a fini par condamner les excès des fans des Fennecs que les bien-pensants s’empressaient de mettre sur le compte des affabulations d’extrême-droite, comme si pointer du doigt et dénoncer les abus des Algériens risquait d’entraîner immédiatement une guerre civile ou de livrer le pays à la dictature. On a trop entendu cet argument usé de la part des partisans de la politique de l’autruche : dénoncer les abus fait le jeu du Front National. Comme si leur politique de l’autruche n’avait pas fait plus en vingt ans pour la famille Le Pen que tous les Zemmour et la soi-disant xénophobie viscérale des Français. Il est trop facile de se justifier en repeignant la réalité à son goût, enfermé dans sa forteresse de certitudes. 



            La répugnance, une nouvelle fois constatée, à dénoncer de manière claire et intelligible les débordements réels à l’occasion de chaque match de l’Algérie lors de la coupe du monde correspond à une politique beaucoup plus claire quant à elle, et parfaitement suicidaire, dénoncée dans une interview récente par Christian Harbulot, actuel directeur de l’Ecole de Guerre Economique, qui, à propos de la réduction constante du budget de la défense, pointe du doigt : « le coût toujours plus exorbitant de l’achat de la paix sociale. Le reste apparaît comme une broutille en termes de risque d’implosion et c’est bien ce fait qui pousse nos hommes politiques à rogner toujours plus sur des budgets comme ceux de la Défense. On en arrive ainsi à ce paradoxe où nos élites se trouvent prêtes à saborder une partie de notre outil de puissance pour s’épargner les conséquences d’un blocage des différents dispositifs publics (subventions ciblées, situations de rentes, NDLR) qui maintiennent cette paix sociale aujourd’hui. »[1] Au-delà du problème, déjà préoccupant, des moyens militaires de la France, cela signifie que les élites politiques sont prêtes à sacrifier les réformes nécessaires à l’évolution du pays en préférant dans tous les cas un status quo social instable aux évolutions nécessaires. 

             Dans le cas des tensions entre une partie de la communauté algérienne, ou d’origine algérienne, et la France, à nouveau rendue si visibles, cette fois par la coupe du monde, la logique est sensiblement la même : il vaut mieux privilégier la paix sociale plutôt que de risquer des troubles graves en dénonçant plus vigoureusement l’agitation entretenue par des excités dont on ignore le poids et la force réelle. On abandonnera donc à nouveau aux partisans de « l’inversion des flux migratoires » - expression étrange dont on cherchera vainement la signification concrète en termes démographiques – le traitement de la question épineuse de l’assimilation réelle des enfants de l’immigration qui, après deux ou trois générations, niquent la France et les Français et célèbrent, à l’instar de Franck Ribéry, vrai-faux algérien en plein fantasme identitaire, l’appartenance à une nation qu’ils ne connaissent pas et dans laquelle ils seraient bien plus en peine de s’intégrer qu’en France. On abandonnera donc par la même occasion le petit Français des classes moyennes à la confrontation directe avec ses voisins communautaristes surexcités dans les grandes périphéries des métropoles françaises qui sont devenues des cauchemars péri-urbains et des démentis flagrants du succès supposé de la politique d’intégration de la France depuis trente ans.

            Pourquoi cet échec alors ? Pourquoi un simple match de football, une victoire, somme toute anecdotique, contre une Corée du sud déboussolée ou une Russie peu inspirée se transforment-ils en tribune pour les indigènes de la république qui vocifèrent leur dégoût de la France en grimpant sur les toits des voitures ou en y foutant le feu ? Pourquoi, alors que la France conserve, en dépit de tous les procès que lui font les procureurs du multiculturalisme, une politique sociale et migratoire tout à fait généreuse, par rapport à nombre d’Etats de l’OCDE ? Peut-être est-ce dû aux frustrations générées par cet Etat trop centralisé, trop paternaliste, trop figé et trop dirigiste, chez ceux à qui elle demande d’accepter un modèle social et culturel qui ne semble plus être associé qu’à l’impuissance et au déclin ? Peut-être est-il impossible de refermer complètement les plaies de la décolonisation ? Peut-être est-il enfin difficile d’exiger de cette communauté algérienne, sur laquelle pèse déjà l’échec du pays d’origine, d’aimer et de respecter un pays d’accueil qui fait tant profession de se détester ? La nation à la Renan se construit, en dépit même de la langue ou de la naissance par l’adhésion à un passé et à un avenir commun. Le temps est peut-être venu de se demander si ce modèle idéal est toujours viable ou si la société française est toujours apte à fournir la somme des sacrifices nécessaires pour assurer sa pérennité. 




            Il y avait pourtant, quelque chose de l’idéal de Renan qui flottait dans l’air ce lundi soir alors que sur les champs de bataille footballistique la défaite de l’Algérie laissait place à la menace rhénane. La beauté du combat livré par les malheureux Fennecs et l’inéluctable victoire de la Mannschaft, la responsabilité laissée à la France de vaincre les hommes de Joachim Löw, a fait ressurgir des fantômes encore étonnamment présents dans l’inconscient collectif : le « match de la honte » pour les Algériens, l’exécution de Battiston pour les Français. Une double frustration partagée il y a trente-deux ans par les deux pays et les deux équipes face à une Allemagne injustement victorieuse. Après avoir écarté les plus dignes représentants de la génération d’abrutis qui a contribué à l’humiliation de 2010 à Knysna pour les remplacer par une équipe qui se contente juste de jouer au foot, loin des fausses promesses du « black blanc beur », la défaite de l’Algérie face à la Mannschaft est peut-être un passage de relais important. Cela ne suffit pas forcément à rapprocher des peuples qui ne sont pas destinés à s’aimer mais quand vers minuit, le serveur du PMU qui lavait tristement les verres a laissé tomber « je suis écœuré qu’on ait perdu mais on les a quand même rincé les Allemands. Ca va nous faciliter la tâche vendredi », il y avait quelque chose dans cette intrication complexe qui n’était pas décourageant. Il faut se méfier des coupes du monde et des superbes matchs qui rendent même le téléspectateur le plus rétif un peu trop sentimental, surtout quand elle font croire qu’il est au moins possible de changer les règles immuables du football pour que l’Allemagne ne gagne pas toujours à la fin. 


     




[1] http://www.atlantico.fr/decryptage/comment-france-devient-non-puissance-premier-plan-francois-gere-christian-harbulot-1599710.html

2 commentaires:

  1. Je ne savais pas qu'il était possible de lire des billets de blog aussi bien écrits, et réfléchissant si bien... C'est aussi agréable a lire qu'un bon article de journal... Bravo

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  2. Merci. Ca fait plaisir aussi d'avoir de tels commentaires!

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