lundi 15 octobre 2012

L'homme-fille


    Combien de fois entendons-nous dire : "Il est charmant cet homme, mais c'est une fille, une vraie fille."
    On veut parler de l'homme-fille, la peste de notre pays.
    Car nous sommes tous, en France, des hommes-filles, c'est-à-dire changeants, fantasques, innocemment perfides, sans suite dans les convictions ni dans la volonté, violents et faibles comme des femmes.
    Mais le plus irritant des hommes-filles est assurément le Parisien et le boulevardier, dont les apparences d'intelligence sont plus marquées et qui assemble en lui, exagérés par son tempérament d'homme, toutes les séductions et tous les défauts des charmantes drôlesses.
    Notre Chambre des députés est peuplée d'hommes-filles. Ils y forment le grand parti des opportunistes aimables qu'on pourrait appeler "les charmeurs". Ce sont ceux qui gouvernent avec des paroles douces et des promesses trompeuses, qui savent serrer les mains de façon à s'attacher les coeurs, dire "mon cher ami" d'une certaine manière délicate aux gens qu'ils connaissent le moins, changer d'opinion sans même s'en douter, s'exalter pour toute idée nouvelle, être sincères dans leurs croyances de girouettes, se laisser tromper comme ils trompent eux-mêmes, ne plus se souvenir le lendemain de ce qu'ils affirmaient la veille.
    Les journaux sont pleins d'hommes-filles. C'est peut-être là qu'on en trouve le plus, mais c'est là aussi qu'ils sont le plus nécessaires. Il faut excepter quelques organes comme Les Débats ou La Gazette de France.
    Certes, tout bon journaliste doit être un peu fille, c'est-à-dire aux ordres du public, souple à suivre inconsciemment les nuances de l'opinion courante, ondoyant et divers, sceptique et crédule, méchant et dévoué, blagueur et prudhomme, enthousiaste et ironique, et toujours convaincu sans croire à rien.
    Les étrangers, nos anti-types comme disait Mme Abel, les Anglais tenaces et les lourds Allemands, nous considèrent et nous considéreront jusqu'à la fin des siècles, avec un certain étonnement mêlé de mépris. Ils nous traitent de légers. Ce n'est pas cela, nous sommes des filles. Et voilà pourquoi on nous aime malgré nos défauts, pourquoi on revient à nous malgré le mal qu'on dit de nous ; ce sont des querelles d'amour !...
    L'homme-fille, tel qu'on le rencontre dans le monde, est si charmant qu'il vous capte en une causerie de cinq minutes. Son sourire semble fait pour vous ; on ne peut penser que sa voix n'ait point à votre intention des intonations particulièrement aimables. Quand il vous quitte, on croit le connaître depuis vingt ans. On est tout disposé à lui prêter de l'argent, s'il vous en demande. Il vous a séduit comme une femme.
    S'il a pour vous des procédés douteux, an ne peut lui garder rancune, tant il est gentil quand on le revoit ! S'excuse-t-il ? On a envie de lui demander pardon ! Ment-il ? On ne peut le croire ! Vous berne-t-il indéfiniment par des promesses toujours fausses ? On lui sait gré de ses promesses seules autant que s'il avait remué le monde pour vous rendre service.
    Quand il admire quelque chose, il s'extasie avec des expressions tellement senties qu'il vous jette à l'âme ses convictions. Il a adoré Victor Hugo qu'il traite aujourd'hui de bédole. Il se serait battu pour Zola qu'il abandonne pour Barbey d'Aurevilly. Et quand il admire, il n'admet point les restrictions ; et il vous souffletterait pour un mot ; mais quand il se met à mépriser, il ne connaît plus de bornes dans son dédain et n'accepte pas qu'on proteste.
    En somme, il ne comprend rien.
    Ecoutez causer deux filles : "Alors tu es fâchée avec Julia ? - Je te crois, je lui ai flanqué ma main par la figure. - Qu'est-ce qu'elle t'avait fait ? - Elle avait dit à Pauline que je battais la dèche treize mois sur douze. Et Pauline l'a redit à Gontran. Tu comprends ? - Vous habitiez ensemble, rue Clauzel ? - Nous avons habité ensemble voilà quatre ans, rue Bréda ; puis, nous nous sommes fâchées pour une paire de bas qu'elle prétendait que j'avais mis - c'était pas vrai - des bas de soie qu'elle avait achetés chez la mère Martin. Alors j'y ai fichu une tripotée. Et elle m'a quittée là-dessus. Je l'ai retrouvée voilà six mois et elle m'avait demandé de venir chez elle, vu qu'elle avait loué une boîte deux fois trop grande."
    On n'entend pas le reste, on passe.
    Mais comme on va le dimanche suivant à Saint-Germain, deux jeunes femmes montent dans le même wagon. On en reconnaît une tout de suite, l'ennemie de Julia. - L'autre ?... C'est Julia !
    Et ce sont des mamours , des tendresses, des projets. "Dis donc, Julia. - Ecoute, Julia, etc."
    L'homme-fille a des amitiés de cette nature. Pendant trois mois il ne peut quitter son vieux Jacques, son cher Jacques. Il n'y a que Jacques au monde. Lui seul a de l'esprit, du bon sens, du talent. Lui seul est quelqu'un dans Paris. On les rencontre partout ensemble, ils dînent ensemble, vont ensemble par les rues, et chaque soir se reconduisent dix fois de la porte de l'un à la porte de l'autre sans se décider à la séparation.
    Trois mois plus tard, si on parle de Jacques :
    "En voilà une crapule, une rosse, un gredin. J'ai appris à le connaître, allez. - Et pas même honnête, et mal élevé, etc., etc."
    Encore trois mois après, et ils logent ensemble ; mais un matin, on apprend qu'ils se sont battus en duel, puis embrassés, en pleurant, sur le terrain.
    Ils sont, au demeurant, les meilleurs amis du monde, fâchés à mort la moitié de l'année, se calomniant et se chérissant tour à tour, à profusion, se serrant les mains à se briser les os et prêts à se crever le ventre pour un mot mal entendu.
    Car les relations des hommes-filles sont incertaines, leur humeur est à secousses, leur exaltation à surprises, leur tendresse à volte-face, leur enthousiasme à éclipses. Un jour, ils vous chérissent, le lendemain ils vous regardent à peine, parce qu'ils ont, en somme, une nature de filles, un charme de filles, un tempérament de filles ; et que tous leurs sentiments ressemblent à l'amour des filles.
    Ils traitent leurs amis comme les drôlesses leurs petits chiens.
    C'est le petit toutou adoré qu'on embrasse éperdument, qu'on nourrit de sucre, qu'on couche sur l'oreiller du lit, mais qu'on jettera aussitôt par la fenêtre dans un mouvement d'impatience, qu'on fait tourner comme une fronde en le tenant par la queue, qu'on serre dans ses bras à l'étrangler et qu'on plonge, sans raison, dans un seau d'eau froide.
    Aussi quel étrange spectacle que les tendresses d'une vraie fille et d'un homme-fille. Il la bat et elle le griffe, ils s'exècrent, ne peuvent se voir et ne peuvent se quitter, accrochés l'un à l'autre par on ne sait quels liens mystérieux du coeur. Elle le trompe et il le sait, sanglote et pardonne.
    Il accepte le lit que paye un autre et se croit, de bonne foi, irréprochable. Il la méprise et l'adore sans distinguer qu'elle aurait le droit de lui rendre son mépris. Ils souffrent tous deux atrocement l'un par l'autre sans pouvoir se désunir ; ils se jettent du matin au soir à la tête des hottées d'injures et de reproches, des accusations abominables, puis énervés à l'excès, vibrants de rage et de haine, ils tombent aux bras l'un de l'autre et s'étreignent éperdument, mêlant leurs bouches frémissantes et leurs âmes de drôlesses.
    L'homme-fille est brave et lâche en même temps ; il a, plus que tout autre, le sentiment exalté de l'honneur, mais le sens de la simple honnêteté lui manque, et, les circonstances aidant, il aura des défaillances et commettra des infamies dont il ne se rendra nul compte ; car il obéit, sans discernement, aux oscillations de sa pensée toujours entraînée.
    Tromper un fournisseur lui semblera chose permise et presque ordonnée. Pour lui, ne point payer ses dettes est honorable, à moins qu'elles ne soient de jeu, c'est-à-dire un peu suspectes ; il fera des dupes en certaines conditions que la loi du monde admet ; s'il se trouve à court d'argent, il empruntera par tous moyens, ne se faisant nul scrupule de jouer quelque peu les prêteurs ; mais il tuerait d'un coup d'épée, avec une indignation sincère, l'homme qui le suspecterait seulement de manquer de délicatesse.



Guy de Maupassant : L'homme-fille. Texte publié dans Gil Blas du 13 mars 1883, sous la signature de Maufrigneuse, puis publié dans le recueil Toine.
Numérisation et mise en forme HTML (27 février 1998) : Thierry Selva

2 commentaires:

  1. Guylaine de Maupassant, arrière petite nièce de GdM, Nantes21 octobre 2012 à 03:18

    Je vous intime l'ordre de retirer cet article de votre funeste "blogue" sans quoi je me verrai dans l'obligation de déclencher à votre encontre les hordes sauvages de la Justice. D'après mes sources celles-ci auraient engager récemment un chenil entier de chiens d'attaque mongols (ils ont la particularité notable de ne pas recracher les os). PS : Je connais Bill Gates, c'est un ami.

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  2. Chère Guylaine, nous vous remercions de l'intérêt que vous portez à notre funeste blogue.

    Est-ce que Bill Gates recrache les os en revanche?

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