lundi 15 octobre 2012

Sagesse mexicaine


            Il y avait au Mexique un riche étranger qui avait décidé de finir ses vieux jours dans ce pays qu’il aimait. Il avait travaillé toute sa vie durant sans jamais prendre de repos, n’avait ni femme, ni enfant, et n’aspirait qu’à une chose, c’était de pouvoir désormais employer son argent à mener une vie paisible en attendant que la mort vienne le chercher. Maintenant qu’il en avait les moyens, il entendait cependant assouvir avant le terme de son existence le plus grand de ses désirs qui était de posséder une belle maison face à une grande prairie, et au bout de cette grande prairie une falaise abrupte qui plongerait dans la mer, et dans cette grande prairie, des chevaux qui galoperaient et offriraient à ses yeux ravis le spectacle de leurs courses et de leurs jeux. Alors il s’assiérait sur un banc devant sa maison et admirerait longtemps chaque soir, en fumant des petits cigares, les belles silhouettes des chevaux se découpant sur l’ocre splendeur du soleil mourant.
            Tel était le désir qu’il avait mais, comme souvent, les désirs que nous avons et les rêves que nous formons pour soutenir notre existence sont difficiles à assouvir ou à réaliser car la façon parfaite dont notre esprit les conçoit nous les rend inaccessibles dans la réalité. Cependant le riche étranger avait cherché longtemps et avait trouvé, pour finir, la maison de ses rêves, non loin d’Acapulco, en haut d’une belle falaise d’où s’élançait parfois les plongeurs intrépides qui voulaient faire briller les beaux yeux des filles des alentours ou bien mourir prématurément. Entre la maison longue et trapue, qui étalait ses dépendances au creux d’un renfoncement du terrain, et la falaise, une vaste prairie étendait elle ses herbages. « C’est ici que je veux vivre ! » se dit avec joie l’étranger et il paya comptant la maison avant de se mettre en quête des chevaux.



            Quand cela fût fait, l’étranger s’installa sur le petit banc de pierre qui ornait la terrasse de sa belle hacienda. Il alluma un petit cigare et s’abîma dans la contemplation des chevaux qui parcourait en hennissant la prairie alors que le soleil se couchait à l’horizon. Les flots impétueux que l’on entendait se briser au bas de la falaise se teintaient de rouge sang au loin tandis que mourrait le jour et les chevaux qui courraient dans la plaine jetaient sur le sol des ombres fantastiques dans leurs jeux effrénés. L’étranger sourit et goûta avec ravissement son bonheur et son cigare. Et quand le soleil fût couché et le cigare fini il alla lui-même au lit.
            Mais le lendemain, une horrible surprise l’attendait. Car, quand il se leva, la première chose qui le saisit fût le silence avant que l’inquiétude ne s’empare de lui et ne le jette, éperdu, hors de sa maison où l’attendait la prairie déserte. Les chevaux, dehors, avaient tous disparu et le petit matin enveloppait, froid comme une tombe, l’hacienda solitaire au bord de la falaise. L’étranger alla jusqu’au bord et, en contrebas, il vit cinquante cadavres de chevaux écrasés sur les rochers. Mus par un étrange instinct, ils s’étaient tous jetés, sans qu’il puisse s’expliquer pourquoi, du haut de la falaise.
            Alors l’homme s’assit et versa des larmes amères car son rêve était brisé. Il ne pouvait racheter de chevaux qui risqueraient à nouveau de se jeter dans le vide et il ne voulait en aucun cas défigurer le paysage de ses rêves et insulter le couchant en barrant la ligne d’horizon avec les piquets d’une barrière qui défendrait l’accès à la falaise. Il ne lui restait qu’à se résigner : le désir qu’il avait d’admirer chaque soir jusqu’à sa mort les jeux du soleil mourant sur la mer et ceux des chevaux dans la plaine ne serait jamais assouvi.
            Mais non loin de là, appuyé sur un rocher et taillant un morceau de bois avec la lame acéré de son couteau, un vieux berger l’observait. C’était un berger mexicain comme il est difficile d’en trouver encore de nos jours, avec une fort belle moustache, qu’il entretenait avec soin et qui tombait de chaque côté de son visage raviné par les ans, et de longs cheveux grisonnants qui ne laissaient presque voir, sous l’ombre de son sombrero, que l’éclat de ses yeux, comme deux morceaux de charbon incandescents. Le berger, à pas lents, s’approcha de l’étranger :
-          Ola gringo ! Quelle est donc la cause de l’affliction dans laquelle je te vois ? Tu sembles pourtant être un homme comblé par la vie. Tu as une belle hacienda et chaque soir tu peux admirer de ce banc de pierre sur ta belle terrasse le soleil couchant en fumant un petit cigare…
-          C’est que, répondit l’étranger, tous mes chevaux sont morts et je ne m’explique pas pourquoi ils ont bondi de la falaise moi qui aimais tant les regarder courir et jouer dans la prairie.
-          Eh bien gringo, rétorqua le berger, tu n’as qu’à construire une barrière et ainsi ils ne tomberont plus.
-          C’est que, répondit le riche étranger, ce n’était pas l’idée que je m’étais faite du coucher de soleil idéal et la barrière viendrait tout gâcher.
Le berger hocha la tête d’un air songeur.
-          Tu es un homme compliqué, gringo. Et à coup sûr le sont ceux qui veulent à tout prix combler leurs désirs. Mais je peux faire quelque chose pour toi. Vois-tu je suis moi-même éleveur et j’ai quelques chevaux, ainsi qu’un âne qui s’appelle Pedro. Je te garantis que si tu achètes mes chevaux et mon âne, ils ne tomberont pas de la falaise, et tu n’auras aucun besoin de construire une barrière pour garantir cela. Je te propose même d’essayer dès aujourd’hui et tu reviendras me payer demain si tu es satisfait.
L’étranger fut très réjoui d’entendre cela et le marché fut rapidement conclu. Le soir venu, il s’installa à nouveau sur le banc de pierre et admira le spectacle du soleil couchant et des chevaux qui couraient dans la prairie. Cependant, il y avait quelque chose de changé désormais. Au milieu des chevaux qui allaient et venaient, il y avait maintenant un petit âne qui broutait tranquillement. L’étranger réalisa alors que ce n’était plus tout à fait le tableau de ses rêves qu’il contemplait là mais il n’y avait pas de barrière et les chevaux étaient là à nouveau et puis le petit âne apportait quelque chose de touchant à l’ensemble. Il alla se coucher cependant non sans inquiétude car malgré ce qu’avait dit le berger il craignait que la même tragédie que le jour précédant ne se répète à nouveau.
            Le lendemain matin néanmoins il fut rassuré en se réveillant de constater que les chevaux étaient toujours là qui couraient dans la prairie avec au milieu le petit âne Pedro qui croquait toujours vaillamment son herbe. Le lever du soleil fut aussi somptueux que le coucher et c’est le cœur réjoui que l’étranger alla voir le berger.
Au moment de le payer, il ne put s’empêcher de lui demander :
-          Je ne comprends pas, berger. Pourquoi mes chevaux sont-ils tous tombés de la falaise et pourquoi ceux que tu m’as vendu ainsi que l’âne restent-ils sagement dans la prairie ?
Le berger ne répondit pas tous de suite. Il acheva de tailler, avec son couteau acéré, un bout de bois en faisant tomber quelques copeaux sur le sol. Puis il replia avec précaution son couteau et le remis dans sa poche. Il se pencha alors vers l’étranger et dans ses yeux, cachés à l’ombre de son grand sombrero, brillait une malice ancestrale :


- Eh bien, c’est simple, gringo, dit-il en riant, c’est tout simplement parce que Pedro l’âne empêche la chute des chevaux. 



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