Chaque jour apporte son lot
d’invraisemblances, et il faut une bonne dose d’humour pour accepter que la
destinée commune ne se joue plus sur le terrain du réel. Rappelons à ce sujet
que l’humour a toujours constitué une grande force de résistance, à défaut il
est vrai de mobiliser les foules en vue de l’action. « Quand passe le
puissant seigneur, le sage paysan s’incline bien bas et pète
silencieusement » dit un proverbe éthiopien.
Et
bien, espérons que ces petites infractions individuelles finissent par former
les « réseaux de l’antidiscipline » de demain, et par faire en sorte que
les chuchotements contre l’ordre établi deviennent le cri de ralliement pour un
autre monde.
En
attendant, il n’est pas interdit de sourire aux manœuvres de plus en plus
rocambolesques que les puissants, aidés en cela par les idiots utiles du
système, fomentent sous nos yeux interloqués. Ainsi, la France serait devenue
le pays des skinheads qui déferleraient, telles les troupes de SA dans les
années 1930, sur les pavés de nos villes assiégées. Heureusement, notre
président tient la barre ferme, et dissout à tour de bras ces groupuscules
arrivés jusqu’aux portes du pouvoir.
Dans
les travées de l’Assemblée nationale, la lutte touche également au sublime
puisque nos députés, à force de courage, ont entièrement retoqué la loi sur la
transparence de la vie politique. Tandis que nos ministres n’ont pas hésité à
défier l’hydre européenne pour rappeler que nos chers artistes ne seront pas
sacrifiés sur l’autel du marché. Les ouvriers de Michelin, cela passe encore,
comme ceux de l’automobile, de l’industrie navale ou de l’agroalimentaire, mais
sûrement pas notre élite de créateurs.
Au même moment, on comprenait que la
vocation politique revêtait les habits de la sainteté à la lecture de la lettre
que Christine Lagarde remit au président vénéré de l’époque. Une ligne suffira,
le point 3 : « Utilise-moi pendant le temps qui te convient et
convient à ton action et à ton casting ». On reconnaîtra, au passage,
cette langue française jamais aussi belle que lorsqu’on la met au service d’une
grande cause.
Sur le
plan international, quel soulagement de voir que la puissance étasunienne prend
en main notre sécurité collective à travers un système d’écoute que pas même Staline
et Hitler réunis n’avaient pu imaginer. Il est des prisons où l’on se sent
bien, à l’abri de regards bienveillants. En revanche, la situation en Syrie
paraît plus compliquée et c’est à désespérer que les forces du bien ne puissent
décidément pas prendre racine dans ces pays arriérés et maléfiques.
Il faudrait encore évoquer
le rétablissement écologique providentiel de notre planète, l’essor de
techniques faramineuses qui permettent de nous la couler douce, le progrès
incessant de nos sociétés vers une égalité stricte et niveleuse, l’avènement
d’un peuple-consommateur fier de ses désirs et friand de ses marchandises, mais
ce serait aller trop loin au regard de tous nos frères qui souffrent encore de
ne pas vivre sous nos cieux.
Il me vient à l’esprit, tout d’un coup, le
titre d’un livre : Traité du rebelle. Ce vieux grognon d’Ernst
Jünger, ayant passé l’âge de s’énerver pour des choses futiles, parlait de
recourir aux forêts, à l’image des proscrits islandais
(« waldgänger ») obligés de quitter leur communauté d’origine. Ils
devenaient, par la force même des choses, des rebelles invétérés puisque tout
citoyen qui les croisait avait droit de mort sur eux. D’où le recours aux forêts.
Ecoutons Ernst :
« Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et
privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant.
Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous – il
faut donc qu’un autre caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à
la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est
rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport
avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre
l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le
fatalisme »[1].
Mais
le vieux sage allemand était allé beaucoup plus loin dans son roman précédent, Eumeswil,
qui devrait être considéré par tous les hommes de bonne foi comme une suite
plus profonde et plus ambitieuse au 1984 de Georges Orwell. Il n’était
plus question ici de recourir aux forêts, car un monde totalitaire ne le permet
pas, mais de fonder une royauté intérieure pour échapper, tant que faire se
peut, à l’emprise tentaculaire du système.
« La distinction réside
en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l’anarque a banni la
société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes les
circonstances. S’il se décide à recourir aux forêts, c’est là, pour lui, moins
une question de droit et de conscience qu’un accident de parcours. Il change de
camouflage ; mais il est vrai que sa différence de nature apparaît plus
clairement lorsqu’il se rebelle, et qu’il adopte ainsi une forme plus faible,
quoique, le cas échéant, indispensable »[2].
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