L’été est encore là et même si les vacances sont
déjà loin, offrons aujourd’hui un hommage futile à tous ceux qui s’usent
les yeux devant un écran d’ordinateur et perdent leur temps, voire celui de leur
employeur, en sombrant dans les bas-fonds d’internet pour découvrir quelques curiosités
de la toile. Parmi ces étrangetés,
citons aujourd’hui le phénomène du « meme », ce
procédé qui consiste à reprendre de manière détournée un motif, une séquence
vidéo, voire une citation, qui se verra répétée et réutilisée dans des
contextes et avec un sens radicalement différent de l’original. Les
« meme », dont Youtube en particulier offre de nombreux exemples,
constituent une illustration post-moderne de la théorie gidienne de la mise en
abyme ou du principe de la fractale, un peu comme l’illustration qui figure sur
le camembert le « Bon Mayennais».
Le Bon Mayennais, exemple de la théorie gidienne de la mise en abyme.
Si le « meme » est généralement fait
pour susciter le sourire et se révèle assez bon enfant, il peut aussi être un
peu plus grinçant et mettre en scène des personnages plus dérangeants comme
le très fameux « pedobear », sorte de satyre moderne à la
sauce internet qui n’est pas, mais alors pas du tout, politiquement correct.
Dans certains cas le « meme » peut
même se révéler franchement inquiétant.
En 2009, une créature pour le moins bizarre et
encore plus crispante pour les petits enfants que le pedobear voyait le jour
sur le forum SomethingAwful. A
l’issue d’un concours lancé par le site, les utilisateurs étaient invités à
soumettre au jury du forum des clichés à l’origine inoffensifs mais modifiés de
telle manière qu’ils intègraient un élément bizarre, dérangeant, voire
franchement effrayant.
Où est charlie?
C’est ainsi qu’est né le Slender Man, devenu un
« meme » plus confidentiel mais beaucoup plus méchant que le pedobear
ou le dramatic chipmunk. Le
site américain KnowYourMeme nous
donne une définition assez précise du Slender Man que l’on peut résumer comme
suit : une créature de forme humanoïde mesurant de trois à quatre mètres de
haut suivant les « témoins », vêtue d’un costume trois pièces de
couleur sombre et portant cravate, possédant des membres très longs et très
fins qu’il peut vraisemblablement étendre ou rétrécir à volonté. Dans certains
récits, le Slender Man possède non pas deux, mais quatre, voire huit
bras qui s’apparentent plus à des tentacules. Les motivations de cet être
surnaturel sont inconnues. D’après les légendes des auteurs des clichés postés
sur SomethingAwful, les enfants présents sur la photographie ont tous disparu dans
des conditions mystérieuses. Il semble que le Slender Man apparait à ses
victimes à proximité ou dans les zones de sous-bois ou les forêts. A partir du
moment où le premier contact visuel a eu lieu, il n’y a plus aucun moyen
d’échapper au Slender Man. La victime potentielle, qui peut aussi être un
adulte, souffre de troubles caractéristiques, toux, nausées, saignements de
nez, puis devient rapidement victime d’altérations de plus en plus profondes de
la personnalité : paranoïa, pertes de mémoire de plus en plus répétées,
confusion récurrente entre le réel et l’imaginaire, agressivité, comportement
antisocial marqué…jusqu’à disparaître pour de bon sans que l’on puisse jamais
être en mesure de retrouver sa trace.
Meme pas peur....
Le phénomène du Slender Man a ceci de
passionnant qu’il contribue à révéler les ressources les plus fascinantes et
les plus inquiétantes d’internet. La publication des premiers clichés sur
SomethingAwful a très vite donné lieu à une profusion d’autres images, plus ou
moins bien trafiquées, attestant de multiples apparitions du Slender Man à
travers le monde : aux Etats-Unis, en Russie, en Allemagne, en Irlande
(aucun témoignage ou cliché ne concerne la France mais c’est bon nous on a déjà
Mickaël Vendetta, on va pas encore se taper en plus tous les freaks de la
planète…). Le plus intéressant reste cependant les productions vidéo que le
phénomène a suscité et en particulier la mini-série diffusée sur Youtube et
intitulée Marble hornets.
L’histoire est simple : un étudiant en cinéma, Alex, travaille avec une
petite équipe d’acteurs sur un court (ou moyen, on ne sait pas trop) métrage
intitulé Marble hornets (crissement recommandé comme
disent nos amis québécois) et destiné à boucler visiblement son cycle
universitaire. Le film semble avoir un sujet fantastique, voire être basé sur
une histoire de vampire mais on en apprendra pas plus sur le sujet, hormis
quelques nébuleuses allusions des protagonistes. Le plus notable est en fait
qu’Alex semble au cours du tournage changer graduellement de comportement,
devenir de plus en plus irritable, associal, monomaniaque jusqu’à entreprendre
de se filmer lui-même nuit et jour…Vous voyez où on veut en venir ?
Le film est raconté par un ami d’Alex, Jay auquel Alex a remis les bandes vidéo de son film avant de disparaître,
lui demandant de les détruire, ce que Jay n’a pas pu se résoudre à faire. Au lieu de cela, l'imprudent décide de visionner les enregistrements. L’histoire est donc racontée sous forme de courtes séquences
vidéos postées sur Youtube extraites de ce qu’Alex a filmé avec sa
caméra au fur et à mesure que Jay les découvre et qu'il commence lui-même à filmer avec sa propre caméra les événements inquiétants qui surviennent dans son entourage à mesure qu'il décrypte le testament vidéo d'Alex.
Le traitement vidéo proposée par Marble
Hornets correspond exactement aux critères du « found footage »,
c’est-à dire cette technique initiée par le cinéma expérimental et
réactualisant la pratique du centon[1],
qui consiste à réutiliser des bobines, pellicules ou vidéos d’un film pour
produire à partir de cela une nouvelle œuvre. Si quelques illustres pionniers
ont mis ce procédé à l’honneur très tôt, le « found footage » s’est diffusé
un peu plus tardivement au sein de ce qu’on appelle communément le
« cinéma bis », c’est-à dire la série Z, avec l’exemple de Cannibal
Holocaust, auquel l’usage de cette technique et l’empilement de scènes
assez répugnantes ont gagné le statut facilement usurpé de « film
culte ». Cependant, c’est véritablement Le projet Blair Witch,
alliant l’emploi du « found footage » (ce qui a l’avantage de réduire
largement les coûts de production) et une habile promotion internet (assez
nouvelle à l’époque) qui a véritablement popularisé le genre au cinéma, ouvrant
la voie à une cohorte de productions plus ou moins heureuses : Cloverfield
pour le found footage de luxe, Chronicle pour le found footage avec
des vrais morceaux de super-pouvoirs dedans, Rec pour le found footage
muy satànico et puis Diary of the dead, Rec 2, Rec 3, Rec 4, Rec au
Congo et Rec contre les faux-monnayeurs pour le found footage de
gueule. En un sens donc, Marble Hornets ne fait pas vraiment avancer le
genre, néanmoins il convient de signaler quelques points par lesquels
cette production qui a dû nécessiter un budget dix fois inférieur au déjà très
rentable Blair Witch se distingue de ses plus friqués confrères ou de
l’innombrables légions de films de potes ou d’étudiants déversés sur Youtube
comme le lisier devant le ministère de l’agriculture un jour de manifestation
contre une réforme de la PAC.
Marble Hornets se
distingue d’abord par la forme. Là où les innombrables productions précédemment
citées font du Blair Witch au kilomètre en suivant un déroulement
parfaitement linéaire, Marble Hornets se compose de soixante-quinze (à ce jour) entrées
différentes, de durée et de forme très variables, censées correspondre aux
extraits vidéos tournés par Alex, puis par Jay, et postées sur Youtube dans un
ordre aléatoire. Au lieu donc d’être confronté à une errance plus ou moins
potache ou horrifique mais très prévisible, le spectateur se retrouve ici face
à une sorte de puzzle vidéo dont il recompose à mesure les éléments en allant
chercher lui-même les différents extraits. On pourra évidemment trouver, avec
raison, que le jeu des acteurs dans Marble Hornets n’est pas franchement
transcendant, ou que la qualité des vidéos est franchement rédhibitoire.
Cependant Marble Hornets utilise avec bonheur les éléments les plus intéressants du cinéma expérimental -
autosynthèse, anamnèse, distorsion visuelle, distorsion sonore, décadrage,
variations chromatiques, répétition de motifs -
tout en négligeant les facilités du genre institué par Blair Witch
et surexploitées par ses successeurs : déluge d’effets horrifiques, jump scare et
autres effets grand-guignolesques. Le résultat pourrait être une sorte
d’équivalent Youtube du livre de Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles,
tout en empruntant à Mickaël Hanecke[1]
quelques principes (et en particulier l’usage du hors-champ et de la
défragmentation du récit). Marble hornets instille progressivement une
ambiance franchement oppressante au fil des entrées et si vous n’avez rien
d’autre à faire dans la vie que de devenir insomniaque, il est chaudement
recommandé de se réserver une petite soirée en tête à tête avec une pizza et
Youtube pour regarder cela à la nuit tombée. Si vous n’éprouvez même pas la
plus petite sensation de malaise après cela et que vous crachez par terre avec
mépris après avoir visionné les soixante-quinze entrées du journal de Jay,
c’est que vous êtes Chuck Norris.
Le Slender Man est une fascinante rumeur
dont la propagation silencieuse illustre les plus fascinantes tares du net. Ce
canular parti de quelques photos retouchées a donné naissance à une véritable
légende urbaine et numérique. Slender Man est devenu ce que l’on appelle
un « creepypasta »,
c’est-à-dire une histoire qui se diffuse à partir de divers médiums sur internet,
mettant en scène personnages et histoires plus ou moins effrayants ou malsains, et
dont la propagation, littéralement virale, est impossible à enrayer, se
nourrissant à l’infini des commentaires et témoignages qui se surajoutent les
uns aux autres. De même que le grand méchant loup hantait les sombres bois des
contes d’Andersen ou de Grimm, le Slender Man, The Rake ou BEN (le méchant fantôme qui
martyrise les joueurs de Zelda), Herobrine (même chose mais pour les joueurs
de Minecraft) hantent les ténébreux arcanes d’internet et de youtube. Et comme
toujours, plus l’histoire est relayée, plus le mythe gagne en force et en
crédibilité. De tous, et grâce en particulier à Marble Hornets, c’est le
Slender Man qui semble avoir acquis la plus grande envergure. La preuve, les
studios hollywoodiens ont produit un film
inspiré de l’histoire du Slender Man avec notamment Jessica Biel
dans le rôle principal. Et ça…ça fait vraiment peur.
[1] Le centon est une technique littéraire utilisée dès l’Antiquité qui consiste à réutiliser les morceaux de différents textes pour en composer un nouveau.
[2] On pense ici notamment à Benny’s video ou à 71 fragments d’une chronologie du hasard.