lundi 12 août 2013

Axel le bienheureux

        Axel Kahn a traversé la France entre le 8 mai et le 1er août. Il a rencontré les Français de l'autre côté du péage, et il se confie, encore horrifié, à Rue89.


« Alors moi je trouve que les gens ne font pas d’efforts ! », « les gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, moi si j’étais à leur place je… », « les gens ne s’intéressent à rien », les gens sont vraiment trop cons, moi je… », « décidément les gens ne comprennent rien à rien. »
Des phrases comme celles-ci, on a l’habitude d’en entendre à tous les mariages, à toutes les réunions de famille, à tous les pots de départ ou de fin d’année ou les repas de Noël, à chaque fois, en somme, que les incidences de la vie familiale ou de la vie professionnelle nous mettent en contact avec un de ces insupportables donneurs de leçons que l’existence semble avoir doté d’un ego surdimensionné et d’une suffisance à la mesure de cette vilaine excroissance. Souvent, il s’agit d’un individu d’âge mûr s’estimant « arrivé » dans la vie par les moyens les plus nobles et les voies les plus respectables, caractéristique qui l’autorise à pontifier interminablement sur le manque de courage des jeunes d’aujourd’hui, sur le manque de lucidité de ses contemporains, sur le manque d’intelligence et d’initiative de ses pairs, bref sur tout ce qui peut lui permettre de mettre en valeur sa propre réussite et sa propre intelligence. Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse que Henry David Thoreau, intimer le silence à ces terribles vieillards auxquels les années n’ont même pas pu enseigner les vertus de l’humilité :

L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particulier motifs, suivant ce qu’ils doivent croire (…).


Bien sûr on dira que la sagesse des aînés est précieuse mais les années qui s’accumulent apprennent finalement que cette sagesse est toujours trop lointaine pour ne pas savoir que le silence est d’or. François Mauriac a souffleté cent moralistes en écrivant simplement que le seul défaut qu’il ne pouvait pardonner chez un homme, c’est d’être content de soi.
Axel Kahn a toutes les raisons d’être content de lui. C’est un jeune retraité « monté sur ressort », comme le décrit Rue89, qui reçoit avec simplicité les journalistes venus l’interviewer « sur ses terres familiales » en Champagne. C’est un  scientifique renommé, médecin généticien, essayiste, directeur de recherche à l'INSERM, ancien directeur de l'Institut Cochin, ancien président de l'université Paris Descartes, bref, c’est un homme comblé qui parle de politique en rigolant et en bichonnant ses juments sur ses terres de bord de Seine. Axel Kahn a toutes les raisons de faire profiter le monde de sa sagesse.
Ainsi, quand le jeune retraité dynamique s’est lassé de murmurer à l’oreille des juments sur les terres de ses ancêtres, il a pris son bâton de pèlerin pour partir à pied à la rencontre des Français, dans un périple qui l’a conduit de la frontière belge à la frontière espagnole, 2160 km précise à Rue89, le « penseur-marcheur » qui s’avère donc être le membre le plus endurant du quarteron de philosophes à la retraite constitué par lui et ses pairs : Jean-Christophe Ruffin, Jean-Paul Kauffmann et Jean Lassale.



La « longue marche » d’Axel Kahn l’a mené à la découverte des Français, un peu comme Edouard Balladur avait découvert le métro en 1993. Ce n’est pas parce que l’on est tout en haut de l’échelle qu’il ne faut pas, de temps à autre, jeter un coup d'oeil en contrebas. Des Ardennes au pays basque, Axel Kahn a donc « chaque soir rencontré ses fans, publié sur son blog, échangé sur les réseaux sociaux, et créé l’événement dans la presse locale » mais il a surtout alimenté sa réflexion sur l’état du pays en rencontrant les agriculteurs qui tiennent les chambre d’hôtes dans lesquelles il a fait halte au cours de son voyage, les commerçants, les bistrotiers, les artisans, bref, le peuple, humble, modeste et, si l’on en croit Axel Kahn, complètement arriéré.
Des gens qu’il a rencontrés au cours de son périple, Axel Kahn a retenu un certain nombre de traits qu’il condense en un portrait synthétique : « cela correspond à cette France qui considère que le monde tel qu’il va n’est que menaces, et que ça n’ira qu’en s’aggravant demain. Les valeurs auxquelles ces gens étaient attachés sont dénoncées, comme la chasse par exemple, ils sont de moins en moins maîtres de leur avenir qui se décide à Bruxelles, et pensent que leurs enfants le seront encore moins. » Des inquiets, donc, des rétrogrades et des passéistes, des perdants que l’on observe un peu comme les espèces en voie de disparition derrière les grilles des zoos, des idiots bornés qui, évidemment, votent beaucoup pour le Front National, éprouvent un sentiment de crainte vulgaire en entendant parler des émeutes de Trappes, qui critiquent l’euro et l’Europe et qui ne sont même pas fichus de se tenir au courant pour recevoir comme il se doit la sommité qui leur fait l’honneur de leur rendre visite :

Un jour, il pleuvait sur le chemin de halage du canal de la Marne au Rhin. Frigorifié, je m’arrête dans le seul bistrot de marinier. L’Union de Reims avait fait ses cinq colonnes à la une sur moi. Le tenancier m’accueille et me demande qui je suis, où je vais, et je me rends compte qu’il ne regardait de la presse locale que ce qui l’intéressait, rien du reste, alors qu’il avait un journal sous les yeux.

Eberlué, Axel Kahn, savant, généticien, chimiste, ancien directeur d’université et peut-être un jour, qui sait, directeur de cabinet (ah si seulement Martine Aubry avait été premier ministre !), découvre que tous ces reclus ne lisent pas régulièrement le journal et se préoccupent surtout de leurs soucis quotidiens, c’est tout bonnement incroyable. « Je me suis rendu compte que cette population était uniquement centrée sur sa quotidienneté. C’est une réaction un peu autistique », conclut, un peu dépité, le bon professeur Kahn. Heureusement que ces sauvages ont le bon goût de ne pas élever le ton : « ils ne vocifèrent pas, mais s’éloignent de la rationalité et de la modernité. » Qu’ils restent polis, c’est la moindre des choses.
Mais Axel Kahn n’est pas là seulement pour tracer avec subtilité le portrait psychologique de cette France de l’envers qu’il découvre avec l’émerveillement du docteur Livingstone parcourant la vallée du Zambèze en 1860. Il fait aussi œuvre de géographe, classant les régions qu’il a parcourues dans différentes catégories, « région sinistrée », « région rurale désertifiée », « région rurale en renouveau », « région proche d’un bassin d’emploi »…C’est beau comme une mission ministérielle et on attend avec impatience le manuel de géographie qui va suivre, d’autant qu’Axel Kahn livre au journaliste qui l’interroge quelques fulgurances : « A contrario, les pays qui n’ont jamais été industrialisés ont échappé à la crise industrielle. » Si son prochain brûlot, L’homme, le libéralisme et le bien commun, est du même tonneau, les émules de Ronald Reagan et les tristes séides du FMI peuvent commencer à trembler…

"Dr. Kahn, i presume?"

Heureusement pour Axel Kahn, cette traversée déprimante de la France arriérée, raciste, sinistrée et qui ne lit pas les journaux n’a pas pu entamer le moral ou les convictions de cet incorruptible qui avoue avoir su rester suffisamment insensible à tous les paysages et terroirs traversés pour puiser en lui-même la matière de sa réflexion sur l’état du pays. Voilà qui est tout à fait louable et comme le confie, admiratif, le journaliste de Rue89 : « Il y a des gens chez qui la marche bouscule les certitudes. Il n’en fait pas partie. »



C’est bien. Rien donc, en 2160 kilomètres, n’a pu faire que cet humaniste moderne, cet aristocrate de la pensée, ne se départisse de la condescendance qui imprègne chacune des lignes de l’entretien accordé à Rue89. Aucune rencontre, aucune conversation ne lui auront fait quitter son Olympe, elles l’auront, comme c’est le cas chez tous ces inénarrables donneurs de leçons, conforté dans la certitude de sa supériorité. 
Il est très incorrect de parler au nom de ceux qui ne vous ont rien demandé, cependant je voudrais faire ici une exception et faire savoir à M. Kahn, qui ne lira sans doute jamais ceci, qu’au nom de tous les ploucs et les bouseux qui n’ont pas la chance de songer à briguer la mairie du Ve, au nom de tous ceux qui ont occupé leur enfance de pécores à parcourir mille fois en vélo les rues désertes de leur bled merdique, au nom des pézoufs qui ne lisent pas le journal, tes convictions et ta condescendance Axel, tu peux te les rouler en cône et te les insérer là où le soleil ne brille jamais. 



Article publié également sur Causeur.fr

7 commentaires:

  1. Il faut quand même lire ce texte jusqu'à la fin pour s'apercevoir que ce n'est PAS une ode à A.K, qui croit connaître "les gens" parce que, marchant à pieds, il les a croisés.

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  2. Ce qui prouve qu'un penseur qui marche ne va pas finalement plus loin qu'un idiot assis...

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  3. Oui.
    Il faudrait rien moins que les frères Cohen pour saisir l'essence de nos "Fargo" à nous.

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  4. Je ne sais pas si nos "Fargo à nous" ont plus besoin des Frères Cohen que d'Axel Kahn. Si l'on en croit d'autres médias (http://www.marianne.net/Ces-marcheurs-qui-nous-alertent-sur-l-etat-de-la-France_a231014.html), la marche d'Axel Kahn, a au moins le mérite d'attirer l'attention sur cette France qui n'existe pas beaucoup aux yeux des médias. Mais si c'est au prix de la condescendance que reflète l'interview de Rue89, ça mérite quand même quelques coups de pied au cul.

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  5. En parlant de "Fargo" j'ai fait un raccourci à partir d'une perception absolument personnelle, que j'explique :
    il s'agit de ma perception, dans le personnage principal du film (une femme-flic), de l'exact contraire de l'infatuation de AK, de sa croyance qu'il peut nous infliger des leçons sur ce qu'il ne comprend pas.
    J'aime, dans ce personnage du film, voir évoluer l'être humain quand il va à l'essentiel. Avec une intelligence supérieure, elle exerce très tranquillement des qualités hautement humaines : ne dédaignant ni le banal ni le quotidien, elle est capable d'apprécier hommes et situations avec une finesse de jugement non encombré, non parasité, non biaisé par les faux discours d'un quelconque prêt-à-porter de la pensée.
    Le bagage intellectuel de A.K lui est un "savoir" absolument inutile dans son appréciation de l'autre. Un prêt-à-penser remplace et fausse sa perception, et le conduit à la lâche et infatuée opération de vérifier son importance toute artificielle en dénonçant les faibles pour plaire aux forts (fort-cons en l'occurrence) au pouvoir.
    J'ai saisi l'occasion, avec ce "nos Fargo à nous" trop lapidaire et compréhensible par moi seulement, de pointer ce qui différencie deux discours : celui du peuple de l'intelligence et du bon sens, et celui du peuple de la superficialité et du jugement "automatique" condescendant, insupportable, dangereusement stigmatisant et tendancieux ("marcher" -pour/contre tout et n'importe quoi, "alerter" en s'affublant des signes du Bien) alors qu'il ne fait que révéler la suffisance mal placée de vrais ignorants, pas gênés de nous balancer leurs jugements sur les gens et les choses, jugements faussés, et faux.

    C'était mon coup de pied au cul du jour, extrêmement satisfaisant, grâce à vous.

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  6. Je ne peux qu'abonder dans votre sens à la lecture de votre commentaire. France MacDormand (habituée des Cohen et habituée des bons films en général) donne une humanité à son personnage que Kahn (et beaucoup d'intellectuels comme lui) semble incapable de trouver chez ceux à qui il rend visite. Désolé de vous avoir poussé à expliciter votre propos alors que la référence était assez claire en elle-même mais cela vous a donné l'occasion de recevoir une belle démonstration et un bon coup de pied également (c'est un festival!).

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  7. Au moment de botter à mon tour le train 1ère classe d'Axel Kahn quelque chose me retient. Ah Jésus, qu'il est frustrant ton jeu du "qui perd gagne".

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