Le
dernier ouvrage de Michel Houellebecq peut être considéré comme un récit de
politique fiction en ce qu’il se projette dans un futur proche avec la mise en
scène de personnalités médiatiques et politiques. Mais il est surtout un roman
d’anticipation qui se situe quelque part entre Le meilleur des mondes
d’Aldous Huxley et Le camp des saints de Jean Raspail. Quelle différence
peut-on faire ? La politique fiction se contente d’articuler des forces en
présence dans un jeu de prospective tandis que le roman d’anticipation s’appuie
sur les imaginaires disponibles pour tracer des lignes de fuite, dessiner des
horizons possibles. Aussi l’intérêt de Soumission réside-t-il avant tout
dans la configuration des espaces mentaux plutôt que dans l’ajustement des
partis politiques. Expliquons-nous.
Le roman
comporte indéniablement une dimension caustique, voire farcesque, qui repose
sur l’imbécillité et l’aveuglement de nos élites autoproclamées, ces
« ultimes soixante-huitards, momies progressistes mourantes,
sociologiquement exsangues mais réfugiées dans des citadelles médiatiques d’où
ils demeuraient capables de lancer des imprécations sur le malheur des temps et
l’ambiance nauséabonde qui se répandait dans le pays »[1].
Les petites saillies savoureuses de Soumission ne doivent cependant pas
occulter l’arrière-plan général de l’ouvrage, beaucoup plus vaste, qui pose un
diagnostic froid et clinique sur les mentalités françaises en 2022. C’est
assurément dans ce domaine que la lucidité de Houellebecq est la plus aiguisée
avec la description de trois forces plus ou moins structurées qui tentent de
prendre à bras le corps un avenir évanescent. Pour les besoins du roman, ces
forces s’incarnent dans des partis politiques, lesquels s’affrontent à
l’occasion de l’élection présidentielle de 2022. Là encore, peu importe
l’ironie féroce de l’auteur contre Bayrou, Hollande et autres représentants du
peuple ; l’important est ailleurs, dans l’épuisement du politique et
l’érosion de toute destinée commune.
Le premier
courant vaguement idéologique est ce qu’il reste de l’humanisme libéral une
fois que ce dernier a sapé toutes les fondations de la société (sens du
travail, rôle de l’école, etc.) : un individualisme forcené qui tourne sur
lui-même, dans le vide d’une société d’hyper-consommation. Les descriptions de
Houellebecq sont toujours aussi saisissantes : « Les plats pour
micro-ondes, fiables dans leur insipidité, mais à l’emballage coloré et joyeux,
représentaient quand même un vrai progrès (…) ; aucune malveillance ne
pouvait s’y lire, et l’impression de participer à une expérience collective
décevante, mais égalitaire, pouvait ouvrir le chemin d’une résignation
partielle ». N’oublions pas, cependant, que la recherche de ce confort ludique
et pratique demeure l’une des dernières aventures postmodernes – sans quoi la
société se serait écroulée depuis longtemps sur son propre vide. En tout état
de cause, ce libéralisme est à bout de souffle programmatique et ne survit que
grâce à ceux qui y trouvent un intérêt bien compris. Ainsi, les responsables du
centre droit et du centre gauche, qui se partagent l’échiquier politique depuis
des décennies, en ont fait une sorte de prêt-à-penser bien pratique pour
conserver leurs postes et privilèges afférents. L’UMP, le PS et les diverses
formations centristes seront d’ailleurs les premiers à rallier la Fraternité
musulmane à la condition expresse, évidemment, de récupérer plusieurs
portefeuilles ministériels.
Le deuxième
courant, défini comme « identitaire », s’incarne dans le Front
national de Marine Le Pen. En 2022, il continue à personnifier la résistance à
la mondialisation mais tend progressivement à sortir de l’histoire. Son
logiciel idéologique, tout à fait louable (une sorte de nationalisme
républicain), se tourne davantage vers un passé prestigieux qu’il ne propose un
élan créateur. En outre, il lui manque une assise religieuse qui serait en
mesure de proposer à chaque citoyen non seulement un avenir commun mais aussi
une voie de salut personnel. « Jamais le Front national n’a réussi à
percer chez les catholiques, ils sont trop solidaires et tiers-mondistes »
prévient Houellebecq[2].
A une époque marquée par le retour du religieux, cela constitue un handicap
insurpassable. C’est pourquoi la mouvance identitaire peine à constituer une
alternative viable. N’est-elle pas devenue le pendant des « Indigènes de
la République », c’est-à-dire des « Indigènes européens » qui
témoignent d’un vieux monde en voie de disparition.
C’est dans
ce contexte que la Fraternité musulmane s’immisce dans le jeu politique pour se
faire le héraut d’une politique conservatrice, démocratique et islamique. Et
gagne les élections de 2022. Une nouvelle fois, ce n’est pas la politique
fiction – dont de nombreux commentateurs se sont gaussés, pensez bien un parti
musulman au pouvoir ! – qui importe ici, mais le courant puissant et
souterrain qui travaille une partie de la société française et qui, demain,
pourrait se présenter comme un projet novateur et prescriptif. Sans jouer les
Cassandre, il suffit de s’appuyer sur les chiffres de la démographie :
avec près de six millions de musulmans, la France est le pays dont la part
relative de la population musulmane est la plus importante en Europe. Ce
chiffre étant en nette augmentation chaque année avec la poursuite de
l’immigration extra-européenne et la vigueur démographique des musulmans :
pour l’année 2008, 151 000 naissances pour 180 000 non-musulmans[3].
À cela s’ajoute un phénomène tout à fait inattendu : l’évolution de la
communauté musulmane ne subit pas le processus de sécularisation qui a marqué
les populations catholiques, de plus en plus éloignées de leur système
religieux. Contrairement à tous les pronostics, les jeunes générations de
musulmans (issues de la deuxième et troisième génération d’immigrés) sont de
plus en plus pieuses et respectueuses des règles et des interdits de l’islam.
Dans ce contexte, l’islam est devenu un véritable marqueur d’identité, d’où les
demandes de reconnaissance voire les revendications qui l’accompagnent.
Le roman
d’anticipation de Houellebecq n’a donc rien d’un fantasme islamophobe. Ce
jugement est d’ailleurs incompréhensible au regard de l’islam qui y est
présenté. La grande force de Soumission étant justement d’éviter sa
caricature pour en proposer une version tout à fait plausible dans le contexte
politique français et européen. Cet islam porté par un leader tout en rondeur
est compatible avec les institutions républicaines (et donc la démocratie) et
respectueux de l’économie de marché. En revanche, son programme est très
clairement conservateur et se concentre sur deux domaines essentiels :
l’éducation et la famille. En somme, et c’est le cas de tous les groupes
politico-religieux, il refuse la morale laïque, réfute l’égalité homme/femme et
dénie le droit d’expression aux minorités jugées déviantes. La dimension la
plus novatrice de ce parti islamique reste cependant la politique étrangère
avec la volonté de réorienter l’Europe vers la Méditerranée et de poser ainsi
les piliers d’un vaste empire à la romaine, désormais porté par le glaive de
l’islam.
C’est dans
ce contexte que se débat le « héros » houellebecquien, sorte de
nihiliste victimaire porté sur la bouteille et sur l’entrejambe des jeunes
femmes. On le devine, il finira par se convertir à l’islam sous l’influence
d’un énigmatique universitaire : Rediger. Cet ancien identitaire envisage
l’islam comme la dernière chance de l’Occident. Lecteur de Guénon et de
Nietzsche, il en propose une lecture plus mystique que djihadique :
« Voyez-vous,
poursuivit-il, l’islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité,
il accepte le monde tel quel, pour parler comme Nietzsche. Le point de
vue du bouddhisme est que le monde est dukkha – inadéquation,
souffrance. Le christianisme lui-même manifeste de sérieuses réserves – Satan
n’est-il pas qualifié de “prince de ce monde” ? Pour l’islam au contraire
la création divine est parfaite, c’est un chef d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le
Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? »[4].
Pour autant,
le personnage principal s’il est volontiers charmé par ce discours n’en reste
pas moins un mécréant. Son itinéraire est d’autant plus révélateur
que, spécialiste de Huysmans, il est en recherche d’une nourriture spirituelle
qui pourrait combler son vide existentiel. Et à l’image du grand écrivain
normand, revenu au catholicisme à la fin de la vie, il tente quelques échappées
du côté de la retraite monastique. Mais rien ne se passe. Il est sec comme les
Lumières du XVIIIè siècle. Il n’a donc plus aucune raison de ne pas se
soumettre à une religion qui lui offre le confort de vie que la société
libérale n’était plus en mesure de lui assurer. Il n’a pas avancé d’un pas,
mais « il fallait se rendre à l’évidence : parvenue à un degré de
décomposition répugnant, l’Europe occidentale n’était plus en état de se sauver
elle-même – pas davantage que ne l’avait été la Rome antique au Vè
siècle de notre ère »[5].
Les romans
d’anticipation ont l’avantage de ne jamais se réaliser complétement même s’ils
dessinent avec une lumière pénétrante les processus à l’œuvre dans
l’inconscient collectif. Ainsi la soumission avec laquelle joue le nihiliste
occidental ne constituera sûrement pas le dernier mot de l’histoire. Il reste
que les événements tragiques de ces derniers jours en appellent à une réaction
dont on peine à voir surgir, aujourd’hui, les linéaments. Espérons que nous
aussi, dans cette nouvelle configuration des possibles, aurons l’occasion de
prononcer la dernière phrase du roman : « Je n’aurai rien à
regretter ».
Publié dans Causeur.fr
Je ne comprends pas votre analyse d'un "individualisme forcené", de "ce libéralisme" méprisant, accolé à un extrait qui cible ... le collectivisme : "expérience collective décevante, mais égalitaire" !!!
RépondreSupprimerVous pensez vraiment qu'un libéral est à la recherche de collectivisme et d'égalité dans le premier supermarché venu ? Ou vous cherchiez un terme commun négatif à défaut d'une explication plus claire ?
Ne confondez par libéralisme avec socialisme.
Amike
D'Alexis de Tocqueville à José Ortega y Gasset en passant par Gustave le Bon, l'individualisme est effectivement l'envers (et donc le reflet) du collectivisme. Nous sommes passés de l'individu massifié à l'individu atomisé avec ce délicieux progressisme qui fait croire aux jeunes gens modernes que leur individualité rime avec singularité quand elle n'est que la manifestation de l'uniformité. L'individu institutionnalisé (pris en charge par le gouvernement des affects - biopolitique) plongé dans le grand marché ne se croit unique que dans la mesure où il est l'expression du Même, sous de multiples visages (ou variantes). Mais c'est vrai que l'on peut difficilement rapporter cela à l'idée libérale; quant au libéralisme, il est à la liberté ce que l'égalité était au communisme.
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