mardi 15 septembre 2015

Personne ne me soumet !


Les Femen visitent le Salon Musulman de Pontoise.


« Personne ne me soumet ! Personne ne me possède ! Je suis mon propre prophète ! » Samedi dernier, deux membres des Femen se sont invitées au Salon Musulman organisé à Pontoise (Val d’Oise) et consacré au thème de « la femme musulmane ». Le cri de guerre des deux militantes féministes a des airs de credo post-houellebecq, auteur qui imaginait, rappelons-le, dans son dernier roman Soumission, une France dirigée par le Parti de la Fraternité Musulmane, renvoyant les femmes au foyer et au voile avec l’assentiment intéressé des élites intellectuelles et politiques. Il n’est pas sûr que les choses se passeraient aussi facilement que l’imagine Houellebecq dans son ouvrage, avaient souligné quelques critiques à sa sortie, tout simplement parce que les femmes ne l’entendraient certainement pas de cette oreille. Militantes féministes largement décriées en raison de leurs coups d’éclats provocateurs et très médiatisés, dont les actes de vandalisme à Notre-Dame, les Femen ont tenu visiblement à démontrer à l’occasion du Salon Musulman de Pontoise (12-13 septembre 2015) que cela ne se passerait pas comme ça en effet.
Quoiqu’on puisse penser des Femen, reconnaissons qu’elles ont un certain génie pour mettre de manière spectaculaire les pieds dans le plat avec des actions très calibrées et extrêmement ciblées. Et à l’heure où  les gardiens de la laïcité larmoient et ânonnent dans le vide des discours aussi creux qu’hypocrites, l'irruption des Femen, aussi grotesque et vulgaire soit-elle, frappe ici par sa vigueur et sa pugnacité. L’organisation du Salon Musulman de Pontoise avait déjà soulevé de larges critiques de la part des associations de défense de la laïcité, d’associations féministes qui avaient déposé une pétition sur le site Change.org et de Karim Ouchikh, élu à Gonesse sous la bannière du Rassemblement Bleu Marine (RBM) qui avait demandé l’interdiction de la tenue du salon, en raison de la présence d’un espace dédié aux femmes et surtout entièrement interdit aux hommes. L’affaire du Salon Musulman ne date en effet pas d’hier : le « premier salon dédié à la femme musulmane » devait initialement se tenir les 21 et 22 mars 2015 et avaient déjà été reporté aux 12 et 13 septembre. La société organisatrice de l’événement, Isla Events, créée en 2012 et basée à Osny (95), avait déjà annoncé la tenue d’un salon musulman sur la petite enfance en mars 2013, et un second sur la femme musulmane à l’hiver 2013, tous deux reportés ensuite à une date indéterminée. Le blog Al-Kanz, spécialisé dans l’information dédiée aux consommateurs musulmans, présentait en 2013 Isla Events, société dirigée par Farouk Benzerroug, de la manière suivante : « Première société à se positionner en tant que telle, la société Isla Events investit un terrain vierge et particulièrement porteur. Le marché des consommateurs musulmans devrait exploser dans les années à venir. On imagine bien d’autres salons sur des thématiques très ciblées. »
L’intervention des Femen samedi a mis en lumière l’événement d’une manière peu flatteuse pour les organisateurs, les deux jeunes femmes dissimulées sous des djellabas surgissant dépoitraillées en plein milieu d’un débat sur les relations conjugales qui semblait fort peu progressiste en la matière puisqu’il a été rapporté tout d’abord que les deux conférenciers, sous le nez desquels les deux militantes sont venues agiter leurs attributs impurs, étaient en train de disserter calmement de la nécessité pour un bon musulman de battre sa femme. Faux, a répondu le site d’information Buzzfeed, qui conteste la version donnée par les Femen et avance que l’un des deux intervenants, Mehdi Kabir, était au contraire à ce moment en train de demander aux musulmans de suivre le modèle du prophète « qui ne tapait pas sa femme » et « ne se faisait pas servir ». Nous voilà rassurés car le CV des deux conférenciers qui dissertaient sur « la valorisation de la femme dans l’islam » pouvait en effet inquiéter quelque peu : Medhi Kébir, prédicateur à la mosquée de Villetaneuse, et Nader Abou Anas, imam à Bobigny, ne se sont pas vraiment fait connaître par des prêches très favorables à la libération de la femme musulmane, le premier fustigeant les femmes non voilées et fornicatrices, tandis que le second exhorte l’épouse à se soumettre aux élans de son mari selon ses désirs, sous peine d’être « maudite par les anges toute la nuit ». Un pedigree pas très enthousiasmant tout de même.
Si l’organisateur, Farouk Benzerroug, a affirmé qu’aucune diatribe aussi violente n’avait émaillé les discussions du salon, la participation à l’événement de prédicateurs aux prêches par ailleurs très radicaux repose la question du double discours tenu par un certain nombre de personnalités religieuses. Y-a-t-il donc un langage plus policé qui sied au « marché des consommateurs musulmans » et un autre qui convient mieux aux fidèles dans des circonstances un peu moins médiatiques ? Il est en tout cas assez intéressant de voir les Femen se trouver soudain propulsées sur le même terrain que le Front National au nom de la défense de la laïcité et de la lutte contre la discrimination et la misogynie. Au-delà des inévitables contradictions soulevées, l’événement rappelle que la question de l’Islam en France nous replonge dans un débat très ancien, que les problématiques migratoires ont fait resurgir depuis une trentaine d’années avec une actualité de plus en plus brûlante : celle de la délimitation entre la sphère privée et la sphère religieuse, question sur laquelle l’islam de France paraît un peu schizophrène.
Mais ce qui reste le plus frappant dans l’affaire est le silence presque complet des grands médias. Alors que les Femen ont d’habitude le don d’attirer les caméras partout où elles passent, leur action semble cette fois presque provoquer une certaine gêne du côté des professionnels de l’information et des élus de la République, avares de commentaires sur la manière dont l’offensive du sourire de prédicateurs fondamentalistes a été contrecarrée par les Femen à Pontoise. Edgar Quinet écrivait en 1846, dans Le Christianisme et la Révolution : « Seule des nations modernes, la France a fait une révolution politique et sociale avant d’avoir consommé sa révolution religieuse ». Il constaterait peut-être aujourd’hui que la question religieuse s’est quelque peu déplacée. L’intrication contemporaine entre les atermoiements d’une République qui doute aujourd’hui de sa propre identité et les déchirements identitaires d’un Islam taraudé par le fondamentalisme paraît chaque jour rouvrir le débat de manière un peu plus menaçante. 






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samedi 12 septembre 2015

Drieu la Rochelle face à son œuvre


L’entrée de l’auteur de Socialisme fasciste dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2012 a suscité quelques vaguelettes d’incompréhensions, aussitôt suivies d’une mousse écumante de moraline, sans que le projet ne soit sérieusement remis en cause. Drieu est un homme qui s’est beaucoup égaré, un penseur non moins étrange, un amant encore plus inconstant mais, évidemment, un écrivain dans tout son être. Un écrivain, pas un génie, un écrivain aux livres inégaux, au style parfois négligé, mais un écrivain d’une sincérité inouïe et d’une lucidité (sur lui-même) redoutable. Les ouvrages (roman, essai, théâtre, journal) de Drieu ne sont qu’une diffraction de ses multiples « moi » sur la surface rugueuse du monde, et ils parviennent à toucher l’universalité de la condition humaine. « Même l’amour, qui semble la plus belle des issues, la plus agréable des fuites, reste à ses yeux une illusion qui ne renvoie au final l’homme qu’à sa condition tragique », écrit Frédéric Saenen, avant de citer ce passage saisissant : 

L’amour c’est rechercher la solitude, c’est s’abandonner furieusement à soi-même, c’est s’enfermer dans une prison, jeter la clef à travers les barreaux. Alors la femme prise au piège simule avec de tendres raffinements de s’occuper de vous et, pour ne pas mourir d’ennui, quelquefois on se soucie d’elle, mais il y a des hommes qui ont péri sans avoir vu autre chose que deux petits miroirs, deux yeux où ils s’épiaient avec une curiosité éternelle (Etat civil, 1921)

À l’occasion, donc, de cette entrée en Pléiade, Frédéric Saenen a replongé dans tous les écrits de cet auteur inclassable pour donner à lire, aujourd’hui, un Drieu la Rochelle face à son œuvre d’une remarquable limpidité. Vous ne trouverez pas dans cette présentation générale une étude nombriliste à travers laquelle l’auteur se sert de l’écrivain comme d’un porte-plume, non plus une longue analyse littéraire sur les innombrables strates d’une écriture plurivoque, encore moins une interprétation psychologisante d’une personnalité forcément malade, mais tout simplement une promenade dans l’œuvre en train de se faire, au fil des années. On peut suivre ainsi, pas à pas, la création romanesque minutieusement décryptée par Saenen, les engagements de l’écrivain toujours remis en perspective en fonction des contextes historiques et les relations souvent orageuses tissées avec d’autres figures du monde intellectuel (Barrès, Maurras, Aragon, Céline, Paulhan, etc.). À cela s’ajoutent quelques encadrés thématiques particulièrement bienvenus sur les rapports, là encore complexes, que Drieu entretenait avec le fascisme, le racisme et l’antisémitisme.

On l’aura compris, l’ouvrage de Saenen est une parfaite entrée en matière dans l’œuvre de Drieu la Rochelle ; précisons qu’elle s’adresse aussi bien à ses fervents lecteurs qui redécouvriront au fil des pages un écrivain à la fois fragile et féroce, viril et féminin, libre et suicidaire qu’aux lecteurs aventureux qui veulent pénétrer la mentalité inquiète de l’auteur du Feu follet. Cette lente dérive dans une œuvre aux multiples facettes n’est pas le fait, non plus, d’un adorateur à la vue bornée. Au contraire, Saenen n’élude aucun sujet et n’hésite pas, avec un goût très sûr, à pointer ici et là les grandeurs et les imperfections de tel ou tel livre : Fond de cantine (1920) déçoit par son formalisme désuet, Etat civil (1921) ouvre de nouvelles voies romanesques, entre la confession intime et la réflexion métaphysique, L’homme couvert de femmes (1925) se tourne vers la biographie sentimentale, La comédie de Charleroi (1934) s’apparente au cri primal d’un ancien Poilu, etc. On comprend également que la qualité des essais politiques (Genève ou Moscou, L’Europe contre les patries, etc.) tient moins à la réflexion, souvent indécise et mêlée, qu’au témoignage d’un acteur pris dans les soubresauts du siècle. Que dire, encore, de ce dernier ouvrage Mémoires de Dirk Raspe, jamais terminé et publié à titre posthume (1966), qui s’éloignait des rives de l’introspection sentimentale pour gagner celles de l’illumination artistique – Dirk Raspe étant le double de Van Gogh.

Au final, Saenen parvient à aiguiller le lecteur dans l’œuvre labyrinthique d’un écrivain « précaire », « paradoxal », tout en donnant l’envie de s’y perdre encore, tenant à la main ce couteau qui, dans Récit secret (1961), révèle la « perméabilité de son enveloppe corporelle, de la douleur et du sang ». 



lundi 7 septembre 2015

Le Code, c'est la Loi

Grand chantier de la refondation de l’école, le numérique est la pierre angulaire de la réforme initiée par Najat Vallaud-Belkacem, dans le but de promouvoir une véritable éducation aux médias : « Dès la rentrée 2015, le plan numérique issu de la concertation nationale sur le numérique, sera mis en oeuvre pour que la jeunesse soit de plain-pied dans le monde numérique », puisqu’il est bien évident que « l’acquisition des connaissances passe aujourd’hui par internet et la communication sociétale en grande partie par les réseaux sociaux. »

« Collèges connectés », « pratiques renouvelées », « enseignants innovants », la communication ministérielle égrène les formules magiques qui permettront à n’en pas douter « aux élèves de s’insérer dans la société en tant que citoyens » et de « renforcer le plaisir d’apprendre et d’aller à l’École ». « La révolution numérique est une chance pour l'école », martèle-t-on. Les professeurs de français et Victor Hugo remercient en effet certainement la révolution numérique après le torrent d’insultes qui s’est abattu sur l’auteur des Misérables au cours de la session 2014.
C’est une vieille recette du Parti Socialiste : monter en épingle les réformes sociétales après avoir définitivement constaté son échec dans le domaine social. Incapable d’appliquer dans les faits le discours égalitariste dont la gauche se grise en permanence, il lui faut donc transposer le combat pour l’égalité dans des domaines plus à la pointe de la modernité. La lutte contre les discriminations tous azimuts et le mariage pour tous n’ayant cependant pas réussi à ressusciter Jaurès mais à faire taxer de plus en plus nettement le PS de clientélisme communautariste, reste le numérique, dernière croisade, semble-t-il, d’un parti en pleine déconfiture idéologique.
Les matières ringardes et discriminantes telles que les langues anciennes ayant été gentiment remisées au placard des vieilleries rétrogrades, reste à bâtir la « nouvelle société » grâce à la tablette pour tous et au smartphone pédagogique. Et si vous vous effrayez du fait que Twitter charrie aujourd’hui les incitations à la haine et les appels aux meurtres rédigés dans un français à peine déchiffrable par une cohorte de 12-18 ans devenus incapables de survivre plus de dix minutes sans avoir les yeux rivés sur un écran, rassurez-vous : ils pourront désormais, grâce à l’école numérique, ne plus avoir à subir le désagrément de devoir éteindre leur portable à l’école et pourront rester connectés 24/24. La fabrique de zombies devrait ne s’en porter que mieux : au moins un produit d’exportation français qui marche.


Et ça commence, dès le plus jeune âge, comme s’en félicitait l’ultra-branché Xavier de la porte cette semaine sur France Culture, dans sa nouvelle chronique du mercredi matin. Xavier de la Porte semble faire partie de ces individus qui vivent dans une sorte d’extase technologique permanente, trouvant invariablement démente toute innovation et estimant, quel que soit le sujet abordé, que si c’est connecté c’est génial. Voilà un type dont les transports d’enthousiasme doivent être à la limite du contrôlable à la seule vue d’un chauffe-tasse USB.
Et bien évidemment, la révolution numérique à l’école pour Xavier de la Porte, c’est particulièrement génial. « L’école française est en train d’entamer un tournant », explique le chroniqueur qui en profite pour tacler au passage les vilains grincheux ringards du Figaro ayant encore le culot de regretter la disparition des langues anciennes et le naufrage final du collège unique. « Il n'y a pas de raison que l'humain de droite soit moins contradictoire et incohérent que le reste de l'humanité. Ca se saurait. » Tout à fait Xavier, heureusement que l’humain de gauche, lui, semble ignorer jusqu’au sens du mot « contradiction ».
D’esprit de contradiction, chez Xavier de la Porte, il ne faut pas en effet chercher l’ombre. Toute critique de l’action gouvernementale est par avance balayée. Les expérimentations numériques ont beau aller « un peu tous azimuts » confie l’animateur, « ce n’est pas critiquable en soi ». Les mauvais esprits sont prévenus : on ne relaie ici que la bonne parole. Par exemple, dans le nouveau programme de maternelle, on encouragera la création d’ateliers de familiarisation aux outils numériques, en particulier autour de la communication à distance. « Personnellement, je suis à fond pour », proclame l’enthousiaste Xavier de la Porte qui souhaite ainsi qu’on apprenne « aux enfants à se servir d’un smartphone à écran tactile afin qu’ils ne mettent pas fin toutes les trois secondes à la communication en effleurant l’écran avec leurs joues rondes peu adaptées à la technologie contemporaine. » C’est vrai que ce n’est pas très pratique ces nenfants patauds avec leurs bonnes grosses joues, et on attend donc avec impatience une prochaine mise à jour pour que les enfants en bas âge deviennent enfin un peu plus techno-compatibles. Quand on pense qu’on envoie des robots sur Mars et qu’on n’est même pas capables de remédier à cela, c’est à peine croyable. A quand, enfin, les enfants à tête plate ?


En attendant, cette évolution déterminante de la physionomie infantile, l’enseignement des petites classes va se préoccuper de réadapter un peu les cerveaux à la nouvelle société à venir. En 2001, explique Xavier de la Porte, le grand juriste Lawrence Lessig (une figure très appréciée notamment dans le monde des gens branchés qui vénèrent Steve Jobs) expliquait qu'une part toujours croissante de nos vies, de nos interactions sociales, « étant appelée à se dérouler via des plateformes informatiques, et ces plateformes consistant en des lignes de codes informatiques qui seules édictaient ce qu'il est possible ou non de faire de ces plateformes, eh bien, le code, c'est la loi. » Rassurante perspective. Voilà qui, comme le pronostiquait le philosophe Gunther Anders, définit pour les temps modernes une sorte de nouvel impératif catégorique : « Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu es ou vas être une pièce »[1] Anders, il est vrai, était moins branché que Jobs ou Lessig. Pire, il ne connaissait même pas internet quand il écrivait cela, en 1992, son ouvrage ayant été publié à titre posthume. Qu’aurait-il donc pensé de toute cette euphorie numérique, lui qui affirmait aussi que « la tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime »[2]
L’inquiétude n’est pas de mise pour Xavier de la Porte qui se réjouit au contraire que les élèves s’aperçoivent « de manière très effective que le code, c’est la loi, parce que pour gruger, ils devront hacker. Un bon moyen de mettre toute la jeunesse de France sur la voie de la programmation informatique. » En la matière, les possibilités paraissent sans limites. En août dernier, lors de la dernière DefCon Hacking Conference aux Etats-Unis (consacrée aux multiples dimensions du piratage), des chercheurs en sécurité informatique ont révélé qu’il était possible de pirater un compte gmail à partir d’un frigo connecté Samsung. De là à imaginer que nos petits génies pourront bientôt pirater le cahier de texte « dématérialisé » ou la boîte mail de papa ou maman en allant piquer un morceau de poulet froid dans le frigo, il n’y a qu’un pas, et Philippe K. Dick trouverait certainement cela très amusant s’il était encore de ce monde. Et Xavier de la Porte, qu’en dit-il ? A fond pour ?



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[1] Gunther Anders. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. Editions de l’Encyclopédie des nuisances. 2002. p. 287
[2] Ibid. Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? Paris. Allia. 2001. p. 93