L’entrée
de l’auteur de Socialisme fasciste dans la Bibliothèque de la Pléiade en
2012 a suscité quelques vaguelettes d’incompréhensions, aussitôt suivies d’une
mousse écumante de moraline, sans que le projet ne soit sérieusement remis en
cause. Drieu est un homme qui s’est beaucoup égaré, un penseur non moins
étrange, un amant encore plus inconstant mais, évidemment, un écrivain dans
tout son être. Un écrivain, pas un génie, un écrivain aux livres inégaux, au
style parfois négligé, mais un écrivain d’une sincérité inouïe et d’une
lucidité (sur lui-même) redoutable. Les ouvrages (roman, essai, théâtre,
journal) de Drieu ne sont qu’une diffraction de ses multiples « moi »
sur la surface rugueuse du monde, et ils parviennent à toucher l’universalité
de la condition humaine. « Même l’amour, qui semble la plus belle des
issues, la plus agréable des fuites, reste à ses yeux une illusion qui ne
renvoie au final l’homme qu’à sa condition tragique », écrit Frédéric Saenen,
avant de citer ce passage saisissant :
L’amour c’est rechercher la
solitude, c’est s’abandonner furieusement à soi-même, c’est s’enfermer dans une
prison, jeter la clef à travers les barreaux. Alors la femme prise au piège
simule avec de tendres raffinements de s’occuper de vous et, pour ne pas mourir
d’ennui, quelquefois on se soucie d’elle, mais il y a des hommes qui ont péri
sans avoir vu autre chose que deux petits miroirs, deux yeux où ils s’épiaient
avec une curiosité éternelle (Etat civil, 1921)
À
l’occasion, donc, de cette entrée en Pléiade, Frédéric Saenen a replongé dans
tous les écrits de cet auteur inclassable pour donner à lire, aujourd’hui, un Drieu
la Rochelle face à son œuvre d’une remarquable limpidité. Vous ne trouverez
pas dans cette présentation générale une étude nombriliste à travers laquelle
l’auteur se sert de l’écrivain comme d’un porte-plume, non plus une longue
analyse littéraire sur les innombrables strates d’une écriture plurivoque,
encore moins une interprétation psychologisante d’une personnalité forcément
malade, mais tout simplement une promenade dans l’œuvre en train de se faire,
au fil des années. On peut suivre ainsi, pas à pas, la création romanesque
minutieusement décryptée par Saenen, les engagements de l’écrivain toujours
remis en perspective en fonction des contextes historiques et les relations
souvent orageuses tissées avec d’autres figures du monde intellectuel (Barrès,
Maurras, Aragon, Céline, Paulhan, etc.). À cela s’ajoutent quelques encadrés
thématiques particulièrement bienvenus sur les rapports, là encore complexes,
que Drieu entretenait avec le fascisme, le racisme et l’antisémitisme.
On
l’aura compris, l’ouvrage de Saenen est une parfaite entrée en matière dans
l’œuvre de Drieu la Rochelle ; précisons qu’elle s’adresse aussi bien à
ses fervents lecteurs qui redécouvriront au fil des pages un écrivain à la fois
fragile et féroce, viril et féminin, libre et suicidaire qu’aux lecteurs
aventureux qui veulent pénétrer la mentalité inquiète de l’auteur du Feu
follet. Cette lente dérive dans une œuvre aux multiples facettes n’est pas
le fait, non plus, d’un adorateur à la vue bornée. Au contraire, Saenen n’élude
aucun sujet et n’hésite pas, avec un goût très sûr, à pointer ici et là les
grandeurs et les imperfections de tel ou tel livre : Fond de cantine
(1920) déçoit par son formalisme désuet, Etat civil (1921) ouvre de
nouvelles voies romanesques, entre la confession intime et la réflexion
métaphysique, L’homme couvert de femmes (1925) se tourne vers la
biographie sentimentale, La comédie de Charleroi (1934) s’apparente au cri
primal d’un ancien Poilu, etc. On comprend également que la qualité des essais
politiques (Genève ou Moscou, L’Europe contre les patries, etc.)
tient moins à la réflexion, souvent indécise et mêlée, qu’au témoignage d’un
acteur pris dans les soubresauts du siècle. Que dire, encore, de ce dernier
ouvrage Mémoires de Dirk Raspe, jamais terminé et publié à titre
posthume (1966), qui s’éloignait des rives de l’introspection sentimentale pour
gagner celles de l’illumination artistique – Dirk Raspe étant le double de Van
Gogh.
Au
final, Saenen parvient à aiguiller le lecteur dans l’œuvre labyrinthique d’un
écrivain « précaire », « paradoxal », tout en donnant
l’envie de s’y perdre encore, tenant à la main ce couteau qui, dans Récit
secret (1961), révèle la « perméabilité de son enveloppe corporelle,
de la douleur et du sang ».
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