samedi 12 septembre 2015

Drieu la Rochelle face à son œuvre


L’entrée de l’auteur de Socialisme fasciste dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2012 a suscité quelques vaguelettes d’incompréhensions, aussitôt suivies d’une mousse écumante de moraline, sans que le projet ne soit sérieusement remis en cause. Drieu est un homme qui s’est beaucoup égaré, un penseur non moins étrange, un amant encore plus inconstant mais, évidemment, un écrivain dans tout son être. Un écrivain, pas un génie, un écrivain aux livres inégaux, au style parfois négligé, mais un écrivain d’une sincérité inouïe et d’une lucidité (sur lui-même) redoutable. Les ouvrages (roman, essai, théâtre, journal) de Drieu ne sont qu’une diffraction de ses multiples « moi » sur la surface rugueuse du monde, et ils parviennent à toucher l’universalité de la condition humaine. « Même l’amour, qui semble la plus belle des issues, la plus agréable des fuites, reste à ses yeux une illusion qui ne renvoie au final l’homme qu’à sa condition tragique », écrit Frédéric Saenen, avant de citer ce passage saisissant : 

L’amour c’est rechercher la solitude, c’est s’abandonner furieusement à soi-même, c’est s’enfermer dans une prison, jeter la clef à travers les barreaux. Alors la femme prise au piège simule avec de tendres raffinements de s’occuper de vous et, pour ne pas mourir d’ennui, quelquefois on se soucie d’elle, mais il y a des hommes qui ont péri sans avoir vu autre chose que deux petits miroirs, deux yeux où ils s’épiaient avec une curiosité éternelle (Etat civil, 1921)

À l’occasion, donc, de cette entrée en Pléiade, Frédéric Saenen a replongé dans tous les écrits de cet auteur inclassable pour donner à lire, aujourd’hui, un Drieu la Rochelle face à son œuvre d’une remarquable limpidité. Vous ne trouverez pas dans cette présentation générale une étude nombriliste à travers laquelle l’auteur se sert de l’écrivain comme d’un porte-plume, non plus une longue analyse littéraire sur les innombrables strates d’une écriture plurivoque, encore moins une interprétation psychologisante d’une personnalité forcément malade, mais tout simplement une promenade dans l’œuvre en train de se faire, au fil des années. On peut suivre ainsi, pas à pas, la création romanesque minutieusement décryptée par Saenen, les engagements de l’écrivain toujours remis en perspective en fonction des contextes historiques et les relations souvent orageuses tissées avec d’autres figures du monde intellectuel (Barrès, Maurras, Aragon, Céline, Paulhan, etc.). À cela s’ajoutent quelques encadrés thématiques particulièrement bienvenus sur les rapports, là encore complexes, que Drieu entretenait avec le fascisme, le racisme et l’antisémitisme.

On l’aura compris, l’ouvrage de Saenen est une parfaite entrée en matière dans l’œuvre de Drieu la Rochelle ; précisons qu’elle s’adresse aussi bien à ses fervents lecteurs qui redécouvriront au fil des pages un écrivain à la fois fragile et féroce, viril et féminin, libre et suicidaire qu’aux lecteurs aventureux qui veulent pénétrer la mentalité inquiète de l’auteur du Feu follet. Cette lente dérive dans une œuvre aux multiples facettes n’est pas le fait, non plus, d’un adorateur à la vue bornée. Au contraire, Saenen n’élude aucun sujet et n’hésite pas, avec un goût très sûr, à pointer ici et là les grandeurs et les imperfections de tel ou tel livre : Fond de cantine (1920) déçoit par son formalisme désuet, Etat civil (1921) ouvre de nouvelles voies romanesques, entre la confession intime et la réflexion métaphysique, L’homme couvert de femmes (1925) se tourne vers la biographie sentimentale, La comédie de Charleroi (1934) s’apparente au cri primal d’un ancien Poilu, etc. On comprend également que la qualité des essais politiques (Genève ou Moscou, L’Europe contre les patries, etc.) tient moins à la réflexion, souvent indécise et mêlée, qu’au témoignage d’un acteur pris dans les soubresauts du siècle. Que dire, encore, de ce dernier ouvrage Mémoires de Dirk Raspe, jamais terminé et publié à titre posthume (1966), qui s’éloignait des rives de l’introspection sentimentale pour gagner celles de l’illumination artistique – Dirk Raspe étant le double de Van Gogh.

Au final, Saenen parvient à aiguiller le lecteur dans l’œuvre labyrinthique d’un écrivain « précaire », « paradoxal », tout en donnant l’envie de s’y perdre encore, tenant à la main ce couteau qui, dans Récit secret (1961), révèle la « perméabilité de son enveloppe corporelle, de la douleur et du sang ». 



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