Merci à celles et ceux qui nous ont fait le plaisir de leur visite lors de la soirée des idiots, au cours de laquelle Romaric Sangars nous a lu quelques-uns de ses poèmes-suicides et Sarah Vajda un extrait de son prochain roman Djamila.
Et nous avons également lu ce texte idiot qui vous donnera peut-être envie de piquer un petit roupillon. Assurez-vous alors qu'aucun collègue ne vous prendra en photo.
Et nous avons également lu ce texte idiot qui vous donnera peut-être envie de piquer un petit roupillon. Assurez-vous alors qu'aucun collègue ne vous prendra en photo.
Dans
une entreprise islandaise branchée, à Reykjavik, un employé décide
de s’offrir une petite sieste à l’heure du déjeuner tandis que
ses collègues vont se mettre en quête d’un restaurant. Fatigué
par une matinée de travail – ou peut-être par la soirée qui a
précédé, ou la semaine, peu importe – l’homme s’endort
profondément sur le canapé trônant au milieu de l’open space
de cette entreprise, où l’on aborde de manière moderne et
décomplexée ce que l’on appelle d’habitude plus froidement la
« gestion des ressources humaines ». Il ne porte pas de
costume, ni de cravate ou de pantalon de ville, symboles
vestimentaires d’une hiérarchie évincée par une philosophie
nouvelle des rapports cool et détendus au sein de
l’entreprise. Il est ventripotent, porte la barbe rousse et
fournie, est vêtu d’un T-Shirt à l’effigie de Grincheux, l’un
des nains de Blanche-Neige, d’un jean et de
chaussettes rayées qui lui donne l’air d’un skater rondouillard
et infantile de quarante ans.
Il
sombre dans un profond sommeil, détendu, bercé par le ronronnement
et le cliquetis occasionnels des routeurs et des i-macs de l’espace
de travail. Quand ses collègues reviennent de leur pose, ils le
trouvent toujours endormi, amoureusement lové entre deux bras du
canapé, couvrant de son ronflement le doux cliquetis des routeurs et
des i-macs. Impossible de ne pas craquer devant la moue renfrognée
de ce gros bébé au sommeil épanoui. On rigole, on pouffe, on
échange des blagues sans oser le réveiller ; il dort si bien !
Il est si drôle ce brave salarié abandonné aux bras de Morphée,
au ventre retombant avec une gravité comique sur le bord du canapé.
Bien vite, l’un sort son téléphone, prend une photo, deux, trois
et quelques selfies sans doute. L’image de cet oblomov moderne, si
profondément assoupi qu’il ne se rend pas compte qu’il ameute
autour de son sommeil tout le personnel, est si touchante qu’on
décide de la poster immédiatement sur la page Facebook de
l’entreprise. Quelle meilleure publicité que ce sympathique barbu
ronflant dans les locaux ? Le capitalisme 2.0 a-t-il jamais eu
visage plus humain ?
Avant
même que notre barbu n’ait ouvert un œil, la photographie aura
reçu quelques 1600 likes et été partagé plus de 300 fois. Dans
les heures, les jours qui suivent, elle se transmet d’utilisateur
en utilisateur, d’amis en amis, des dizaines de milliers de fois.
Elle déboule sur Twitter, sur Tumblr, sur Pinterest ou Instagram, on
voit partout l’image du barbu, détournée, photoshopée,
travestie, errant dans l’espace, intégrée au plafond de la
chapelle Sixtine ou dans le décor de la Guerre des Etoiles en
compagnie de Luke Skywalker. En quelques jours, le bienheureux
dormeur devient une superstar du web et les journalistes se pressent
pour interviewer ce phénomène, lui extorquer son secret et la
recette de son succès, mettre une pincée d’humain dans le
cocktail parfait de la réussite potache et numérique. A toutes les
sollicitations, à toutes les questions, il n’a qu’une réponse :
« Je n’ai rien fait d’autres que m’endormir. Je n’ai
jamais fait que ce que je fais de mieux dans la vie : la
sieste. » Humble, sympathique et peut-être pas tout à fait
bien réveillé encore, le dormeur du web est devenu une icône
mondial en l’espace de 24h. De quoi donner des complexes à
n’importe quelle star de la télé-réalité. Lui n’aura même
pas eu besoin de s’exhiber au cours de fastidieuses colocations
télévisuelles ou de laborieux radio-crochets. Il lui aura suffi de
s’endormir pour conquérir la planète. Sa célébrité, bien sûr,
s’est évaporée en quelques semaines, réduite à celle d’un
simple meme, d’un gimmick numérique flottant dans les entrailles
du world wide web pour le plaisir des internautes, qui redécouvriront
encore durant quelques années au bureau ou lors de soirées arrosées
la photo du gros barbu qui dort au hasard d’un tweet ou d’une
page Facebook. Elle provoquera les mêmes cascades de rires en série,
activées d’un point à l’autre du globe par un click empressé
sur une pièce jointe ou un lien farceur.
Notre gros islandais
endormi est entré dans une éternité numérique, le temps figé de
la répétition sans limite, sans frontière, sans borne. L’ère de
la reproductibilité technique de Walter Benjamin mise au service du
panoptique de Bentham, le tout dans le temps figé d’une société
du spectacle globale dont Debord n’aurait jamais osé rêver.
L’inscription de nos
existences climatisées dans une sorte d’open space mondial
ne saurait être mieux illustrée que par l’aventure de notre
islandais amateur de sieste, victime débonnaire du totalitarisme
sympa qui place instantanément et partout les individus sous
la surveillance conviviale et insistante de millions de concitoyens.
Le jour où une météorite éradiquera une moitié de l’humanité
l’autre s’empressera de filmer la catastrophe et de s’envoyer
en boucle la vidéo qu’elle likera à n’en plus finir, à
moins que la terre, fatiguée de nous, ne se soit débarrassée une
bonne fois pour toute de notre espèce. Il ne restera de nous que
l’image fantomatique d’un gros barbu endormi sur un canapé,
représentation idiotique et sympa de notre effondrement.
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