La
presse et les médias se sont forgés leurs propres éléments de
langage qui leur offrent une vision rassurante du monde quand le
monde n'a décidément plus rien de rassurant. Hier soir, sur France
2 ou BFMTV, la saison des cyclones avait ainsi repris chez les
commentateurs politiques pour qualifier le score réalisé par le
Front National après le premier tour: six régions dominées, 40,64 %
pour Marine Le Pen en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, 40,55 % pour
Marion-Maréchal Le Pen en PACA, 36,06 % pour Florian Philippot en
Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine et 27,96 % des suffrages exprimés,
devant Les Républicains qui peinent à atteindre 27 %, même avec le
renfort UDI-Modem, et le Parti Socialiste, laissé sur le bord de la
route avec un peu plus de 23% des suffrages. Gageons que les
raz-de-marée et les tsunamis s'abattront une nouvelle fois sur les
éditos pour évoquer le succès écrasant du Front National, comme
si celui-ci avait encore la soudaineté et l'imprévisibilité d'une
tempête tropicale, comme si personne ne voyait monter la marée
depuis longtemps, y compris chez les 18-30 ans, que Libé avait
cru bon d'affubler du dénominatif de "génération Bataclan"
après les attentats de novembre. La réponse a été cinglante, le
démenti sévère : la jeunesse n'emmerde plus le Front National,
soit elle s'abstient et "nique la France", soit elle
soutient de plus en plus notablement le parti de Marine Le Pen, quand
elle ne ne s'engage pas tout simplement sous les drapeaux, l'armée
faisant face à une recrudescence des candidatures depuis janvier
2015, démultipliées depuis les attentats de novembre. Quand Libé
dit "Je suis en terrasse",
la jeunesse lui répond "Je suis au front", dans tous les
sens du terme. Et le monde ouvrier acquièsce en déposant son bulletin
dans l'urne, en disant "et moi je suis la crise."
Laissons
tomber les typhons, rangeons les marées noires au placard et coupons
le robinet des raz-de-marée. Ce n'est pas M. Météo qu'il nous faut
pour commenter ces élections sous état d'urgence mais Jean Racine.
Mais si voyons ! Vous ne vous rappelez pas ? Jean Racine ? Le Grand
Siècle ! La tragédie ! Il nous faut toujours quelqu'un pour décrire
le roman national qui continue à s'écrire sous nos yeux mais il n'y
a personne. Qui mieux que Jean Racine chantera le spectacle de la
classe politique en pleine tragi-comédie ? Regardez Pierre de
Saintignon hier soir, la moue douloureuse, la parole difficile, qui
quémande à demi-mot une alliance, se fait souffleter par un Xavier
Bertrand crâneur à peu de frais, ne sait plus s'il doit s'unir, se
dresser ou cesser d'exister, et finit par annoncer qu'il se retire,
désemparé comme Hermione qui s'écrit: "ah ne saurais-je point
si j'aime ou si je hais !", " errante et sans dessein
je cours dans ce palais !"
Pendant
ce temps, triomphante et rayonnante, Marine Le Pen s'adresse aux
caméras. Avec une satisfaction si évidente qu'on craint soudain
qu'elle ne prenne feu comme un Icare à l'approche de l'astre brûlant
du pouvoir, elle prend la voix d'Oreste et tonne: "Avant que
tous les Français vous parlent par ma voix, souffrez que j'ose ici
me flatter de leur choix !", tandis que Nicolas Sarkozy tente de
rallier à son panache gris et déplumé les quelques troupes qu'il
veut rassembler en appelant à un nouvel état d'urgence. Endossant
le manteau rapiécé de la République, tendant un doigt accusateur
vers les résultats électoraux, le chef des Républicains s'écrit
comme Pyrrhus: "Je ne vois que des tours, que la cendre a
couvertes, un fleuve teint de sang, des campagnes désertes." Le
malheureux Estrosi, de son côté, n'en revient toujours pas, que ses
chers électeurs aient pu le laisser à plus de 16 points d'écart de
la Maréchale. Fébrile il prend la parole, met une main sur le coeur
et s'interroge, comme la belle Andromaque: "Et quelle est cette
peur, dont leur coeur est frappé ?", avant d'accepter à son
tour de rentrer dans l'ombre, vaincu, murmurant, face à son
électorat ingrat : "Mais il me faut tout perdre, et toujours
par vos coups."
Tous
les chefs politiques, au soir du 6 décembre, appellent pourtant
l'électeur, le Saint Peuple, à redevenir raisonnable. Xavier
Betrand, bravache, annonce que « l'histoire retiendra que c'est
en Nord-Pas-de-Calais-Picardie que la progression du Front National
sera stoppée ». A droite, à gauche, on appelle au
rassemblement républicain, à la victoire de la tolérance, du
progrès, de l'amour, de l'intelligence sur la haine et
l'obscurantisme mais las ! L'électeur, enragé, sourd à toute
supplique, continue à tempêter comme Oreste à Pylade: "Je
suis las d'écouter la raison !", "je me livre en aveugle
au destin qui m'entraîne !" Une façon tout de même bien
plus belle que la nôtre de conclure en ce premier soir d'élections :
on ne sait pas où on va, mais ce qui est sûr, c'est qu'on y va.
Crédit photos: AFP. Philippe Huguen
Article publié également sur Causeur.fr
PS: Tous les lecteurs qui ont un souvenir plus précis d'Andromaque ou plus de temps pour parcourir à nouveau Racine sont invités à proposer d'autres vers pour illustrer les réactions, parmi nos politiques, des déconfits, des triomphants ou des indifférents.
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