samedi 29 octobre 2016

Les verticaux



En provenance directe du site Mauvaise nouvelle, nous reprenons une belle recension du roman de Romaric Sangars, Les verticaux, signée Sarah Vajda; recension qui nous fait dériver du côté d’Abellio, de Roux, Debord et quelques autres.   



Si l’on peut résumer grossièrement Rester Vertical – sorti le 24 août 2016, le même jour que Les Verticaux du primo-romancier Sangars, à l’injonction de « Bander encore », comment qualifier l’élan du primo-romancier ? Si Rester vertical, conte barbare - Pasolini au Larzac - parvient à synthétiser sur le mode de la farce l’état de décomposition avancée de la société française et à révéler par l’absurde les blessures du mâle européen blanc, hétéro ou homo, Les Verticaux se risque à une variation  autour d’anciens motifs littéraires, particulièrement celui qu’illustra le comte Arthur de Gobineau en ses merveilleuses Pléiades, repris à l’envi  par tout ce que la France, l’Europe, le monde compta de valeureux : que faire de nos vieilles et saintes valeurs aujourd’hui démonétisées ? Le moyen, en un siècle marchand, de conserver l’âme de Beethoven, celle du Napoléon de Hegel, de Dante accoté à Virgile, de Shakespeare ? Comment, en une telle circonstance, l’homme pourrait-il encore se proclamer de l’étoffe dont sont faits les songes ? Le motif inspire le respect et Romaric Sangars mérite, ne serait-ce que pour avoir osé la question, une oreille. Inutile d’agiter un mouchoir blanc, je lui décerne d’emblée la seconde oreille. Pour l’allure. Pour la désinvolture. Olé. Pour l’exigence littéraire et la haute tenue du volume.  Restent la queue et le tour d’honneur…  

Une question taraude nos contemporains de l’âge de raison à la tombe : le moyen, désir passé entier aux mains du Capital, de désirer encore ? Comment affronter l’origine du monde (le tableau de Courbet) à l’âge de la GPA et la finitude en temps d’euthanasie ?  Comment garder ferme en main le couteau de la valeur dans un monde acharné à détruire la valeur ? Rien de nouveau sous le soleil.  Des deux bords de l’échiquier politique, le motif de la conspiration s’impose.

Sous le signe du cardinal de Retz et de sa Conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque (1639) iront et Raymond Abellio et Guy Debord, pour ne se découvrir, à la fin de la grande aventure, qu’une maîtresse, la Littérature. Elle avait paru le chemin qui en était l’objet.  De Debord, en effet, s’il n’était demeuré que le jeune nihiliste tenaillé par la furieuse envie de faire sauter toutes les églises de France, personne ne parlerait plus aujourd’hui. Personne enfin chez Gallimard ou dans le Landerneau. Le Grand d’Espagne et ses contrats, le maître du chiasme et de la litote eût rejoint Ravachol, Verloc et Kirillov au rayon démonologie. De Raymond Abellio dont la grâce littéraire fut moins éclatante survécurent la théorie de la dérive des continents et le motif d’Eurasie : une gnose géopolitique, opposant la civilisation thalassocratique anglo-saxonne, protestante, d’esprit capitaliste à la civilisation continentale, russe-eurasienne, orthodoxe et musulmane, d’esprit socialiste. Tout un programme auquel préside comme dans toute gnose qui se respecte le seul démon de l’analogie. L’Occident, le lieu où le soleil se couche, représenterait le déclin, la dissolution et l’Eurasie, la renaissance, le pays des dieux, puisque c’est là que le soleil se lève. En arrière-plan toujours une société secrète. De bar en bar, occupés à défaire le monde des « fils de roi » s’agitent. Déjà Dominique de Roux et Jean Parvulesco, talonné par un gugusse borgne …  Sous le signe de Bismarck, consommaient-ils du « Black Velvet », ce coquetel Champagne/Guinness dont s’abreuvent les héros ou les antihéros sangarsiens ?  Je crois me souvenir que Roux au contraire d’Hallier était plutôt du genre abstème.  



Sangars évite d’aller trop avant dans les pas de Dominique de Roux.  Il s’agit avant tout d’échapper au réel, à l’ennui des jours et au désastre. Multipliant les beaux gestes, les gestes-manifestes, retrouver l’élan, l’énergie barrésienne sans la soumettre à aucun général. Boulanger ou un autre. Au-delà du politique, là où « les ruines de leur futur » témoignent pour les révoltés et abolissent le monde comme il va. Mal, Madame la Marquise, mal. Sous le signe de l’échec et de la lucidité, trois jeunes gens réécrivent L’Education sentimentale. Ça ne se terminera pas mieux pour eux que pour Frédéric et Deslauriers. Aussi devenu vieux, le soir à la chandelle, Revel/Stark, Romaric Sangars, conviendra que la jeunesse aura été ce qu’il aura eu de meilleur.

A-t-il choisi de faire mourir Stark pour substituer à l’idée de la « belle mort » celle de la « bonne mort » ? A-t-il renoncé à la posture héroïco-terroriste dans un monde déjà bien encombré de héros et de martyrs ? Parviendra-t-il à l’instar de Barrès à convertir le je en nous ou choisira-t-il de poursuivre, enfant aux semelles de vent, sa quête de liberté contre les murailles de la nécessité ? Attendons son prochain roman.

Suerte à l’impétueux !  Les amants de Nimier, à coup sûr, offriront, salida a hombros, le tour d’honneur et la queue au cadet de Bastille, et se réjouiront de voir François Sanders, son alter ego Saint-Anne et la belle Florence, rejoints au Panthéon des lettres françaises par le trio sangarsien. Les amants de Claude Simon, de Saul Bellow, d’Amos Oz, de David Grossman ou de Salman Rushdie, pour qui le romancier n’est qu’une plaque sensible où le monde imprime ses dits et contredits, sa forme, ses ombres, ses rêves et ses images, feront sans doute la fine bouche. Il n’importe !

Suerte au Hussard bleu !   

mercredi 12 octobre 2016

Littérature Canada dry



Considérations tempestives sur un hippogriffe contemporain, l'ovlivre ou non fiction – prononcez nonefictieune – superbement illustré par Les derniers des fidèles, paru, dans la plus stricte intimité, en janvier 2016, aux éditions Flammarion.  


Nous croyions tout savoir de la geste impériale. 
Nous avions lu Taine et Thiers, Bainville, essuyé, consternés et amusés, les terribles injures chateaubrianesques, déploré la condamnation sans appel de  «l'esprit de conquête » par Benjamin Constant et applaudi son ralliement au champion des Cent Jours, comme nous admirâmes que le babil « habilement puéril et brillant » de Germaine de Staël, condamnât Stendhal à mettre en chantier un Napoléon, demeuré inachevé. Médusés et ravis, nous fîmes allégeance aux prodigieuses, mirobolantes, mirifiques, étonnantes divagations de Léon Bloy avant de nous prosterner, impavides, devant le Napoléon par lui-même de Malraux...  et bien entendu, enfants déjà, nous dévorâmes Castelot, Tulard ensuite, adolescents, Georges Blond, pour le versant militaire, Rambaud encore pour celui du roman... Nous avions même jadis, en la chapelle de la Salpêtrière, représenté des fragments du Napoléon et les Cent jours de Hans Christian Dietrich Grabbe et attendions avec grande impatience celui de François Furet, empêché par Dame Camarde. Jusques à Conan Doyle!  Par sa grâce, nous aurons ressenti l'impériale onde de choc aux confins de l'Écosse. La Grande ombre, sans doute le plus beau texte jamais consacré au gouffre qui sépare l'aube du crépuscule d'une bataille – des chamarrures d'or à leurs guenilles ensanglantées – d'être, précurseur du Grand Meaulnes et de l'Ancre de Miséricorde, roman d'adolescence.

Nous avions aussi lu Tom Reiss, sa biographie du comte noir, esclave libre, père du mulâtre Alexandre Dumas, lecture qui valut aux petites statuettes de l'Empereur de se retrouver, nez au mur, en pénitence, au coin et aux recoins de nos bibliothèques. Ce fort ouvrage nous enseigna que la légende noire, las!, n'était pas une légende et que Napoléon avait plus mal agi envers les ombrageux soldats de l'an II,  que notre indulgence longtemps n'avait voulu l'admettre. Chose faite.  L'Empereur, notre Empereur, celui par qui un peu de grandeur avait passé dans le roman national après les terribles chapitres de la Terreur et du populicide vendéen, commit le plus infâme des forfaits. Non seulement le Premier Consul avait vaincu Toussaint Louverture, héros de la Révolution française, mais l'Empereur avait rétabli l'esclavage et interdit aux «nègres » de résider jamais sur le Continent. Honte à lui, maudite fut la descendance de l'homme qui mit un frein définitif à l'ascension sociale des noirs commencée sous l'Ancien régime. Par ce geste, l'ancien « métèque » Buonaparté-la-paille-au-nez tient aussi au versant noir de l'Histoire nationale. Le héros d'Arcole et de Lodi, venu porter par-delà les frontières hexagonales la liberté aux peuples, annonçait Vichy et ses lois scélérates, instaurant une manière d’apartheid à l'encontre des féaux de la jeune République. Au miroir français désormais, deux visages assassins, l'un d'ivoire et l'autre de faux marbre rose,  se font face instaurant babélisme et zizanie au cœur de l'idéologie française quand le fameux Napoléon de Hegel : « J'ai vu cette âme du monde - sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine » devient le reflet du sauveur de Verdun, sacrifiant à une paix honteuse les médaillés juifs de la Grande Guerre.


Nos crimes, comme pierre jetée dans l'eau paisible d'un lac, tourbillonnent longtemps. Ainsi au calvaire des demi-soldes d'un empire défunt font écho les cris des Indigènes de la République et le cantique des fils de Sion, certains toujours de marcher à l'étoile...   

Nous savions bien des choses, mais ignorions la geste de Charles Lallemand, général d'Empire messin, qui en l'an de disgrâce 1817, fonda une très éphémère colonie, « Champ d'asile », à l'Est du Texas « quelque part entre le Rio Grande et la Sabine ». Son projet ? Jeter  au Nouveau monde les bases d'un Empire à venir, et de cette place-forte s'élancer, cap sur l'Océan atlantique et sus aux Anglais !   
Comme à l'accoutumée, nous avions lu trop vite Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer puisque entre autres digressions,  celle-là eût pu retenir notre attention :

« On se sauvait au Texas,  aux montagnes rocheuses, au Pérou, au Mexique. Les hommes de la Loire, brigands alors, paladins aujourd'hui avaient fondé le Champ d'asile .» 
Cent-vingt colons au nombre, quelques esclaves, quatre femmes, entre autres buts, ces braves conçurent l'extravagant projet sans lendemain d'aller délivrer l'Empereur,  prisonnier  à l'île de Saint Hélène.
 Aussi la Rabouilleuse de Balzac où l'histoire s'inscrit en filigrane …

Même notre cher Benjamin Constant, nous l'avons ignoré qui, dans « La Minerve », entonna,  en août 1818  à gorge déployée,  la louange des demi-soldes partis vivre l'Émile et réaliser le Contrat social au cœur du  Nouveau Monde.    

Alors il ne nous reste qu'à nous laisser instruire – honte à nous ! –  par  de la  narrative non fiction !

Ça ressemble à un livre, ça en a l'aspect...  mais  à  l'instar du Canada dry, qui avait la couleur de l'alcool, l'odeur de l'alcool, le doré et le goût de l'alcool sans en être, ces ovlivres – ovnis abusivement  travestis en livres –  sont, prohibition de l'humanisme l'exige,  signes substitués  à l'objet, de purs  ersatz, des fantômes dépourvus de toute substance.
L'adresse au lecteur, vigoureuse, signe le crime, désigne le faussaire, se délivrant certificat d'authenticité en bonne et due forme : « Ce récit relate des faits authentiques. Les principes qui ont présidé à sa construction sont exposés dans le post-scriptum. Les sources des citations d'époque, ainsi que les références des travaux savants et des documents historiques  sur lesquels s'appuient les auteurs figurent en fin de volume. L'orthographe des textes du XIXe siècle a été modernisée. » 
Le post-scriptum, en tous points conforme à l'énoncé d'un étudiant de master contemporain,  dévoile la méthode et l'état de la recherche. Le sommaire annonce un  prologue, un épilogue. Entre les deux,  cinq actes, d'une vingtaine de chapitres de deux ou trois pages maximum chacun, suivis de cinquante-six pages de notes attestant de la véracité historique d'un « récit », troussé à la hussarde sans que le patronage de Giono ne soit,  le lecteur  l'aura compris,  de mise.

Punis de notre ignorance crasse, nous devrons supporter des « objets culturels», abusivement  étiquetés  livres,  et  publiés –  misère des temps –  par une maison jadis respectable. Singulier procédé que celui qui consiste à construire, de guingois, des bouquins hâtifs, en langue journalistique, dont la charge n'est plus le plaisir du texte mais, retour du vieux reader's digest, celle de documenter sans fatiguer. S'instruire sans user de son cerveau, voici la maxime vedette de l'éduc.nat., devenue le must de l'édition française. Un entre-deux, un nul ne sait quoi. Une monographie ? Un catalogue ? Une bibliographie commentée ? Comble du crime, le vide exige de ses rédacteurs, improprement renommés «auteurs», un travail d'archiviste, une consultation de sources et la présentation exhaustive de documents : l'exact contraire de la littérature... La négritude pour tous et l'étiquetage fautif. Où le lecteur du XXIe siècle découvre  l'industrie du livre devenue l'exact calque  de celle du vêtement.  

Après avoir consulté cette succession chronologique de mini chapitres et les documents attenants, appétit vivement aiguisé, nous lirons l'épopée de Jean Soublin. Ici, un écrivain véritable s'attarde sur le plus merveilleux des fiascos, ajoute une page supplémentaire à la tragi-comédie française où Panache et Barbarie se font charrois de mort. L'ouvrage avait paru au milieu des années 80 sous le titre de Champ d'asile, avant d'être réédité sous celui de République des vaincus, où le lecteur verra périr une utopie comme meurent les utopies, de l'ordinaire méchanceté humaine, des rigueurs de l'hybris et de celles du climat, d'incurie, de maladie, du mépris de l'autochtone ou tout simplement du voisin, et se réjouira de constater l'hégémonie toute relative de la  narrativenonefictieune. 

Hégémonie,  en ceci que les méchants éditeurs – ceux qui conservent la charge et le nom,  omettant la dignité –  un peu semblables au facteur de Jour de fête, ne concèdent à valoir et blancs-seings qu'aux rédacteurs acceptant de faire leur tournée « à l'américaine ». Ce grand ridicule affame les meilleurs, engraisse les professeurs, trop heureux d'arrondir,  écumant les bibliothèques, leurs fins de mois, parés du haut-titre usurpé d'auteur.

Relative ? De cette sorte de produits culturels, précisément de celui-ci, sorti, opportuniste, pour les fêtes de fin d'année, la France entendit peu parler, quoiqu'il prétendît, ovlivre,  de sa platitude et de son pitch,  engraisser la librairie moribonde.

Par l'effort de Soublin, restitué le grand legs, « l'âme de Napoléon », chantée par Léon Bloy, distinguée par Élie Faure et révélée par Abel Gance. Le génie corse, en effet et en dépit de ses crimes, ne saurait être, comme on le voit aujourd'hui, assimilé ni à Hitler ni à Staline. En lui, non pas gangster mais rêveur éveillé, professeur d'énergie, stratège d'exception, la force de mouvoir les hommes, de générer en eux de très admirables songes, d'illustrer par l'exemple le poème du maître incontestable de la dramaturgie française que fut et demeure Pierre Corneille.

Comme la conversion de Polyeucte sut unir en une âme commune Rome avec le christianisme, Bonaparte et Napoléon surent conjoindre en un seul cœur français – du Consulat à l'Empire –   l'ancien régime et la République en des noces qui eussent pu être éternelles. Par ces noces, à l'avance,  abolis les crimes conjoints  de Dame Mégère Contre-Révolution et de sa fille, Vandale Tabula Rasa. Beethoven, contre Wagner et Béranger, prémunissait la France des mythèmes maurrasso-pétainistes, comme de ceux du PCF et de ses fils adultérins, les gauchistes, spontanéistes, trotskystes, lénino-marxistes, islamiques et j'en passe. 

Par son règne, à l'avance, in-advenu le plus honteux chapitre du Roman national « Les amours de Céladon des rives de l'Allier à celles du Rhin ou tentation collaborationniste ». Celui-là même toujours en acte, quand Gogol Dieudonné et Vetulus Bourdon de la Revnat, convient à leurs banquets le Professeur Faurisson, providentiel saint Thomas de l’anti-judaïsme, qui après avoir proposé pour totalisante la lecture littérale de Nerval, de Lautréamont et de Rimbaud,  s'attaque au « mythe » des chambres à gaz, à l'heure exacte où une certaine gauche, par dégoût d'elle-même, abjurant ses rêves coloniaux, se lie, athée, à Mahomet ! Une nouvelle fois, l'abjection revient sur les pas d'une histoire qui piétine, d'abord la Juiverie, la France ensuite. Les hommes aiment être soumis. Ils le seront à un maître ou l'autre, qui dédaignent les rêves, l'imagination au pouvoir, ce dont Bonaparte et de Gaulle un bref, trop bref instant, avaient doté la France. Ce presque rien, ce supplément d'âme, que le jeune Barrès crut malencontreusement voir sous les sabots de Tunis, le fier canasson du général Boulanger. 

 La dissension, vieux mal gaulois, permit hier la victoire de César, celle d'Hitler, qui demain, fissa fissa, livrera – conte moral –  les fils des soldats de la Grande Armée aux descendants des Égyptiens dont  Champollion, hier, dans les bagages de Bonaparte, déchiffra l'écriture...      

S. V.

vendredi 7 octobre 2016

Les lèvres rouges : une si délicieuse étrangeté



          
Pour la rentrée, Arte a eu la délicatesse d’organiser un cycle  au nom bien mal choisi « ciné trash » et à la thématique si bien ordonnée : le désir et l’érotisme. Vampyros Lesbos de Jess Franco, Photo interdite d’une bourgeoise de Luciano Ercoli et Les lèvres rouges de Harry Kümel constituent les trois films de ce cycle encanaillé où se mêlent la séduction vampirique, le fantastique occulte et une légère teinte de sadisme.  

         Nous nous intéresserons plus précisément au troisième, Les lèvres rouges, qui porte en lui quelque chose de si étrange, de si délicieusement étrange, que l’on est comme étourdi par ce parfum des années 1970, à la fois langoureux et mélancolique. L’histoire, avouons-le, n’est pas des plus originales : la célèbre comtesse Bathory vampirise une jeune mariée dans un hôtel suranné d’Ostende, au bord d’une plage déserte balayée par les vents d’hiver. Et pourtant, tous les ingrédients du genre fantastique, à la douce épouvante, sont réunis pour que la fine pellicule érotique recouvre toutes les scènes, même les plus anodines. Ce n’est sans doute pas un hasard si son réalisateur, Harry Kümel, s’est vu décerné le titre de « Régent de Démonologie et Occultisme » par le Collège de pataphysique belge. Il se glisse partout une si délicieuse étrangeté, comme un petit écart entre la perception et le réel qui permet à la magie d’opérer.




         Les personnages, d’abord, sont d’une beauté spectrale, tout droit sortis d’un vieux film impressionniste recoloré aux teintes vives pour l’occasion. Il faut voir la comtesse Bathory, incarnée par la sublime Delphine Seyrig, sortir de sa voiture dans un fondu d’ombres qui laisse apparaître ses longues bottines noires, puis son visage caché par une fine dentelle dont seules les lèvres rouge sang parviennent à s’échapper. Le charme presque désuet d’une bouche ciselée pour la nuit. Son assistante, la jeune Ilona (incarnée par l’énigmatique Andrea Rau), cintré dans son uniforme, la coupe au carré, le même rouge à lèvre sang. Et Pierre, le réceptionniste de l’hôtel, qui, reconnaissant la comtesse vu quarante années auparavant, se signale par une voix tremblotante, un haussement de sourcil, sans jamais se départir de son impeccable civilité, de sa discipline au cordeau. Le jeune couple (les futures victimes de la comtesse) est, quant à lui, à l’image des années 1970 : elle, si prévisible dans son innocent amour, lui, davantage tiraillé par le mystère de l’union. 



         Bien entendu, le film est d’une lenteur à décourager tous les adeptes contemporains du cinéma tremblotant de la caméra à l'épaule, qui épouse les soubresauts de leurs âmes maladives. Tout ici, au contraire, se fige dans de longs plans-séquences dont les images habitent l’espace et les paroles dictent le temps. Les lèvres rouges est un film éminemment symbolique – « emblématique » précisera le réalisateur – dans lequel la réalité se dédouble dans ses images, autrement dit, se déroule dans l’imaginaire de celui qui la regarde. C’est en quelque sorte une succession de petites cérémonies aux parfums parfois désuets, so kitsch. Les tenues à la fois élégantes et excentriques, très seventies, semblent revêtues par des prêtresses fantômatiques qui se déplacent dans un décorum aux couleurs chatoyantes. L’on bascule doucement dans le fantastique grâce à la merveilleuse musique de François de Roubaix qui distille ici et là des mélopées tristes et entêtantes. Les sons électroniques finissent par envahir toutes les scènes du film déchirant le voile de l'étrange, mêlés aux cris, au ressac de la mer qui s’entendent au loin. Imaginons, donc, un instant la comtesse Bathory, dans sa robe rouge d’araignée, s’emparer de l’âme de Stefan (le jeune marié) à mesure qu’elle décrit, avec suavité, les supplices réservées aux jeunes vierges - et l'on y décernera même une pointe d'ironie.

         Enfin, pour ajouter au plaisir, les dialogues se tissent toujours autour du mythe vampirique afin d’évoquer l’amour dans sa pure jeunesse, dans sa beauté première, pendant même qu’il est déjà guetté par la flétrissure du temps, les abîmes de l’oubli.




Liens pour voir le film : http://www.arte.tv/guide/fr/043424-000-A/les-levres-rouges?country=FR