Considérations tempestives sur un hippogriffe
contemporain, l'ovlivre ou non fiction – prononcez nonefictieune –
superbement illustré par Les derniers des fidèles, paru, dans la plus
stricte intimité, en janvier 2016, aux éditions Flammarion.
Nous croyions tout savoir de
la geste impériale.
Nous avions lu Taine et Thiers, Bainville, essuyé,
consternés et amusés, les terribles injures chateaubrianesques, déploré la
condamnation sans appel de «l'esprit de conquête » par Benjamin Constant et
applaudi son ralliement au champion des Cent Jours, comme nous admirâmes que le
babil « habilement puéril et brillant » de Germaine de Staël, condamnât
Stendhal à mettre en chantier un Napoléon, demeuré inachevé. Médusés et
ravis, nous fîmes allégeance aux prodigieuses, mirobolantes, mirifiques,
étonnantes divagations de Léon Bloy avant de nous prosterner, impavides, devant
le Napoléon par lui-même de Malraux... et bien entendu, enfants
déjà, nous dévorâmes Castelot, Tulard ensuite, adolescents, Georges Blond, pour
le versant militaire, Rambaud encore pour celui du roman... Nous avions même
jadis, en la chapelle de la Salpêtrière, représenté des fragments du Napoléon
et les Cent jours de Hans Christian Dietrich Grabbe et attendions avec
grande impatience celui de François Furet, empêché par Dame Camarde. Jusques à
Conan Doyle! Par sa grâce, nous aurons
ressenti l'impériale onde de choc aux confins de l'Écosse. La Grande ombre, sans
doute le plus beau texte jamais consacré au gouffre qui sépare l'aube du
crépuscule d'une bataille – des chamarrures d'or à leurs guenilles
ensanglantées – d'être, précurseur du Grand Meaulnes et de l'Ancre de
Miséricorde, roman d'adolescence.
Nous avions aussi lu Tom Reiss, sa biographie du
comte noir, esclave libre, père du mulâtre Alexandre Dumas, lecture qui valut
aux petites statuettes de l'Empereur de se retrouver, nez au mur, en pénitence,
au coin et aux recoins de nos bibliothèques. Ce fort ouvrage nous enseigna que
la légende noire, las!, n'était pas une légende et que Napoléon avait plus mal
agi envers les ombrageux soldats de l'an II,
que notre indulgence longtemps n'avait voulu l'admettre. Chose faite. L'Empereur, notre Empereur, celui par qui un
peu de grandeur avait passé dans le roman national après les terribles
chapitres de la Terreur et du populicide vendéen, commit le plus infâme des
forfaits. Non seulement le Premier Consul avait vaincu Toussaint Louverture,
héros de la Révolution française, mais l'Empereur avait rétabli l'esclavage et
interdit aux «nègres » de résider jamais sur le Continent. Honte à lui,
maudite fut la descendance de l'homme qui mit un frein définitif à l'ascension
sociale des noirs commencée sous l'Ancien régime. Par ce geste, l'ancien « métèque » Buonaparté-la-paille-au-nez
tient aussi au versant noir de l'Histoire nationale. Le héros d'Arcole et de
Lodi, venu porter par-delà les frontières hexagonales la liberté aux peuples,
annonçait Vichy et ses lois scélérates, instaurant une manière d’apartheid à
l'encontre des féaux de la jeune République. Au miroir français désormais, deux
visages assassins, l'un d'ivoire et l'autre de faux marbre rose, se font face instaurant babélisme et zizanie
au cœur de l'idéologie française quand le fameux Napoléon de Hegel : «
J'ai vu cette âme du monde - sortir de la ville pour aller en reconnaissance ;
c'est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui,
concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le
domine » devient le reflet du sauveur de Verdun, sacrifiant à une paix
honteuse les médaillés juifs de la Grande Guerre.
Nos crimes, comme pierre jetée dans l'eau paisible
d'un lac, tourbillonnent longtemps. Ainsi au calvaire des demi-soldes d'un
empire défunt font écho les cris des Indigènes de la République et le cantique
des fils de Sion, certains toujours de marcher à l'étoile...
Nous savions bien des choses, mais ignorions la
geste de Charles Lallemand, général d'Empire messin, qui en l'an de disgrâce
1817, fonda une très éphémère colonie, « Champ d'asile », à l'Est du Texas
« quelque part entre le Rio Grande et la Sabine ». Son projet ? Jeter au Nouveau monde les bases d'un Empire à
venir, et de cette place-forte s'élancer, cap sur l'Océan atlantique et sus aux
Anglais !
Comme à l'accoutumée, nous avions lu trop vite
Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer puisque entre autres
digressions, celle-là eût pu retenir
notre attention :
« On se sauvait au Texas, aux montagnes rocheuses, au Pérou, au
Mexique. Les hommes de la Loire, brigands alors, paladins aujourd'hui avaient
fondé le Champ d'asile .»
Cent-vingt colons au nombre, quelques esclaves,
quatre femmes, entre autres buts, ces braves conçurent l'extravagant projet
sans lendemain d'aller délivrer l'Empereur,
prisonnier à l'île de Saint
Hélène.
Aussi la
Rabouilleuse de Balzac où l'histoire s'inscrit en filigrane …
Même notre cher Benjamin Constant, nous l'avons
ignoré qui, dans « La Minerve », entonna,
en août 1818 à gorge
déployée, la louange des demi-soldes
partis vivre l'Émile et réaliser le Contrat social au cœur
du Nouveau Monde.
Alors il ne nous reste qu'à nous laisser
instruire – honte à nous ! – par de la
narrative non fiction !
Ça ressemble
à un livre, ça en a l'aspect...
mais à l'instar du Canada dry, qui avait la couleur
de l'alcool, l'odeur de l'alcool, le doré et le goût de l'alcool sans en être,
ces ovlivres – ovnis abusivement
travestis en livres – sont, prohibition de l'humanisme l'exige, signes substitués à l'objet, de purs ersatz, des fantômes dépourvus de toute
substance.
L'adresse au lecteur, vigoureuse, signe le crime,
désigne le faussaire, se délivrant certificat
d'authenticité en bonne et due forme : « Ce récit relate des faits
authentiques. Les principes qui ont présidé à sa construction sont exposés dans
le post-scriptum. Les sources des citations d'époque, ainsi que les références
des travaux savants et des documents historiques sur lesquels s'appuient les auteurs figurent
en fin de volume. L'orthographe des textes du XIXe siècle a été modernisée.
»
Le post-scriptum, en tous points conforme à
l'énoncé d'un étudiant de master contemporain,
dévoile la méthode et l'état de la recherche. Le sommaire annonce
un prologue, un épilogue. Entre les
deux, cinq actes, d'une vingtaine de
chapitres de deux ou trois pages maximum chacun, suivis de cinquante-six pages
de notes attestant de la véracité historique d'un « récit », troussé
à la hussarde sans que le patronage de Giono ne soit, le lecteur
l'aura compris, de mise.
Punis de
notre ignorance crasse, nous devrons supporter des « objets culturels»,
abusivement étiquetés livres,
et publiés – misère des temps – par une maison jadis respectable. Singulier
procédé que celui qui consiste à construire, de guingois, des bouquins hâtifs,
en langue journalistique, dont la charge n'est plus le plaisir du texte mais,
retour du vieux reader's digest, celle de documenter sans fatiguer.
S'instruire sans user de son cerveau, voici la maxime vedette de l'éduc.nat.,
devenue le must de l'édition française. Un entre-deux, un nul ne sait quoi. Une
monographie ? Un catalogue ? Une bibliographie commentée ? Comble du crime, le
vide exige de ses rédacteurs, improprement renommés «auteurs», un travail
d'archiviste, une consultation de sources et la présentation exhaustive de
documents : l'exact contraire de la littérature... La négritude pour tous et
l'étiquetage fautif. Où le lecteur du XXIe siècle découvre l'industrie du livre devenue l'exact
calque de celle du vêtement.
Après avoir consulté cette succession chronologique
de mini chapitres et les documents attenants, appétit vivement aiguisé, nous
lirons l'épopée de Jean Soublin. Ici, un écrivain véritable s'attarde sur le
plus merveilleux des fiascos, ajoute une page supplémentaire à la tragi-comédie
française où Panache et Barbarie se font charrois de mort. L'ouvrage avait paru
au milieu des années 80 sous le titre de Champ d'asile, avant d'être
réédité sous celui de République des vaincus, où le lecteur verra
périr une utopie comme meurent les utopies, de l'ordinaire méchanceté humaine,
des rigueurs de l'hybris et de celles du climat, d'incurie, de maladie,
du mépris de l'autochtone ou tout simplement du voisin, et se réjouira de
constater l'hégémonie toute relative de la
narrativenonefictieune.
Hégémonie,
en ceci que les méchants éditeurs – ceux qui conservent la charge et le nom, omettant la dignité – un peu semblables au facteur de Jour de
fête, ne concèdent à valoir et
blancs-seings qu'aux rédacteurs acceptant de faire leur tournée « à
l'américaine ». Ce grand ridicule affame les meilleurs, engraisse les
professeurs, trop heureux d'arrondir,
écumant les bibliothèques, leurs fins de mois, parés du haut-titre
usurpé d'auteur.
Relative ? De cette sorte de produits culturels,
précisément de celui-ci, sorti, opportuniste, pour les fêtes de fin d'année, la
France entendit peu parler, quoiqu'il prétendît, ovlivre, de sa platitude et de son pitch, engraisser la librairie moribonde.
Par l'effort de Soublin, restitué le grand legs, «
l'âme de Napoléon », chantée par Léon Bloy, distinguée par Élie Faure et
révélée par Abel Gance. Le génie corse, en effet et en dépit de ses crimes, ne
saurait être, comme on le voit aujourd'hui, assimilé ni à Hitler ni à Staline.
En lui, non pas gangster mais rêveur éveillé, professeur d'énergie, stratège
d'exception, la force de mouvoir les hommes, de générer en eux de très
admirables songes, d'illustrer par l'exemple le poème du maître incontestable
de la dramaturgie française que fut et demeure Pierre Corneille.
Comme la conversion de Polyeucte sut unir en une
âme commune Rome avec le christianisme, Bonaparte et Napoléon surent conjoindre
en un seul cœur français – du Consulat à l'Empire – l'ancien régime et la République en des
noces qui eussent pu être éternelles. Par ces noces, à l'avance, abolis les crimes conjoints de Dame Mégère Contre-Révolution et de sa
fille, Vandale Tabula Rasa. Beethoven, contre Wagner et Béranger, prémunissait
la France des mythèmes maurrasso-pétainistes, comme de ceux du PCF et de ses
fils adultérins, les gauchistes, spontanéistes, trotskystes, lénino-marxistes,
islamiques et j'en passe.
Par son règne, à l'avance, in-advenu le plus
honteux chapitre du Roman national « Les amours de Céladon des rives de
l'Allier à celles du Rhin ou tentation collaborationniste ». Celui-là même
toujours en acte, quand Gogol Dieudonné et Vetulus Bourdon de la Revnat,
convient à leurs banquets le Professeur Faurisson, providentiel saint Thomas de
l’anti-judaïsme, qui après avoir proposé pour totalisante la lecture littérale
de Nerval, de Lautréamont et de Rimbaud,
s'attaque au « mythe » des chambres à gaz, à l'heure exacte où
une certaine gauche, par dégoût d'elle-même, abjurant ses rêves coloniaux, se
lie, athée, à Mahomet ! Une nouvelle fois, l'abjection revient sur les pas
d'une histoire qui piétine, d'abord la Juiverie, la France ensuite. Les hommes
aiment être soumis. Ils le seront à un maître ou l'autre, qui dédaignent les
rêves, l'imagination au pouvoir, ce dont Bonaparte et de Gaulle un bref, trop
bref instant, avaient doté la France. Ce presque rien, ce supplément d'âme, que
le jeune Barrès crut malencontreusement voir sous les sabots de Tunis, le fier
canasson du général Boulanger.
La
dissension, vieux mal gaulois, permit hier la victoire de César, celle
d'Hitler, qui demain, fissa fissa, livrera – conte moral – les fils des soldats de la Grande Armée aux
descendants des Égyptiens dont
Champollion, hier, dans les bagages de Bonaparte, déchiffra
l'écriture...
S. V.