On
le sait, l’idéologie apprécie peu le réel, elle s’en moque, et
ne le considère qu’à la condition qu’il la conforte. On le sait
moins, nous sommes tous des idéologues car qui pense, pense toujours
à partir de son giron – velléité protagoricienne, nous
sommes, dans le jugement de valeur, toujours la mesure de toute
chose, mais toute chose n’est pas à notre mesure et ce qui marque
la dignité de celui qui s’essaye à la Pensée revient justement à
savoir qu’à la fin il ne saura rien. Socrate corrige Nietzsche.
Les choses se gâtent quand Nietzsche se confond avec Socrate.
Ainsi
le pauvre Théo, fruit de la fixation mentale d’une élite
« artistique » qui rejoue, au bord du gouffre, la
ritournelle qu’elle joue depuis quarante ans, dans un ultime tour
de piste, persuadée de s’offusquer contre une vérité directement
sortie de Dupont Lajoie et qui, depuis le film d’Yves Boisset,
s’est a minima atténuée. Le flic de Cabu, ivrogne raciste,
espèce de S. A. en béret, déambulant en meute à la recherche de
jeunes beurs à ratonner histoire de distraire sa cuite, a fait long
feu pour laisser place à une réalité ultra violente plus proche du
Détroit de Robocop que d’un film français ou d’une
chanson de rap conscient des années 90. Mais peu importe puisque
Patrick Bruel, Omar Sy, Josiane Balasko et Steevy Gustave (sic), pour
ne citer qu’eux, entendent bien s’amuser encore au jeu de la
bienpensance hypostasiée en vertu rebelle, sans payer quoi
que ce soit puisque, comme d’habitude, c’est la réalité qui
rince. Pourrait-on leur reprocher cet aveuglement criminel, le refus
des faits qui semblent à mesure que l’enquête progresse instiller
une relation plus complexe des événements ? Non, ils donnent
leur avis auquel ils s’accrochent, sans se soucier d’y réfléchir,
parce qu’il définit les limites d’un monde qui est le leur et
qu’ils habitent heureux, qu’ils ont construits selon leurs
repères eux-mêmes circonscrits entre un compte en banque, a
priori plutôt bien approvisionné, un ou deux arrondissement
parisiens, et leurs amis dont on peut parier qu’ils naviguent entre
les mêmes frontières citadines, munis des mêmes richesses. Ceux-là
forment un peuple, certes privilégié, mais un peuple malgré tout
qui, comme tout peuple, peine à imaginer qu’il ne puisse pas
envisager toute chose à sa mesure et qu’en dehors de lui existent
des réalités différentes soumises à des conditions qui ne soient
pas simplement les variations plus ou moins ample d’un bonheur
promis à tous. Que le chaos tonne par delà leur univers, ils ne le
mesurent pas, que gronde la révolte, peu leur importe pour la raison
qu’ils ne désirent pas se révolter et que le chaos demeure une
vue de l’esprit pour ceux-là qui connaissent depuis longtemps
l’ordre, le luxe, le calme et la volupté.
On
parle beaucoup de populisme ces temps-ci, la pétition pour Théo en
figure un flagrant exemple : l’expression directe d’un
ressenti que rien ne fonde autrement que parce qu’il est partagé
par ceux qui l’expriment. Populisme d’en haut dont on peut se
demander s’il est, à bon droit, si différent de celui d’en bas
que l’on pourrait résumer d’un slogan en deux mots : un
« ça suffit ! » – reconnaissons-le – légitime
lancé à l’encontre de celui d’en haut. En revanche, il n’est
pas certain que le populisme d’en bas soit la solution à celui
d’en haut et qu’au contraire de lui il pense soudain et s’acharne
à la mesure socratique au détriment de l’Hubris nietzschéenne
pour laquelle un fait se limite à un interprétation relative à un
ventre, ni que cette décence commune que certains invoquent et que
l’on n’a jamais vu nulle part, pour la raison qu’elle n’est
jamais populaire mais aristocratique – quand même elle se
manifeste chez des gens du peuple –, soit une décence plus
« vraie » que celle de Josiane Balasko, Patrick Bruel,
Omar sy ou Steevy Gustave (sic), pour ne citer qu’eux. D’ailleurs
on imagine sans peine que le populisme soit rien moins que l’idée
fixe de l’élite étendue aux dimensions du peuple, et
réciproquement ; cela s’appelle la démocratie et cela
n’empêche pas le gouffre…