« La
réalité, c’est quand on se cogne », disait Jacques Lacan. Visiblement,
depuis bien longtemps, les « pédagogistes » de l’Education nationale
se cognent au réel sans que les chocs répétés ne semblent entamer le moins du
monde leur détermination à ignorer le mur sur lequel se fracassent leurs
théories et qui s’appelle la réalité.
Le petit monde du pédagogisme est un
écosystème fonctionnant en vase clos et se nourrissant exclusivement de ses
propres illusions depuis près de cinquante ans. Cette constance dans le déni et
l’aveuglement forcerait presque le respect ou susciterait l’amusement si elle
s’appliquait à des sujets moins graves que la transmission du savoir et la
formation scolaire des générations nouvelles. Condorcet disait lui que :
« Sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est toujours
esclave. » Assurément, les politiques publiques en matière d’éducation
suivies au cours des dernières décennies se font fort de réaliser la prophétie
de l’infortuné philosophe des Lumières.
Barbara Lefebvre en sait quelque
chose, elle qui se trouve aux premières loges, enseignant l’histoire-géographie
dans le cycle secondaire depuis 1998. Cela fait longtemps aussi que
l’enseignante tente de ramener sur terre les experts et décideurs de
l’Education nationale en attirant leur attention sur l’inadéquation complète de
leurs généreuses théories avec la réalité scolaire mais il est vrai que de
l’Olympe du Ministère, de l’Inspection Générale ou de l’Université, on daigne
rarement regarder vers le bas. « À différentes occasions, j’ai constaté ce
mépris dans lequel nous étions tenus par ces responsables qui pensent,
comprennent, savent tout mieux que nous, les péquenots du
terrain ! Tant d’entre eux n’ont jamais mis les pieds dans une classe
ou alors dans un lycée de centre-ville, attendant d’être exfiltrés grâce à
leurs réseaux de l’ENS, de Sciences-Po etc. Ceux-là dont Péguy disait :
"Nous n’avons aucune sécurité avec ces jeunes gens qui se faufilent
directement dans l’enseignement supérieur de l’histoire, évitant soigneusement
tout contact avec les désagréables réalités. »[1]
Les
jeunes gens en question deviennent quelquefois les sociologues qui se chargent
de faire régner dans les sciences humaines, à l’université, la discipline
idéologique en assurant le respect de quelques dogmes qui déteignent
nécessairement sur les conceptions des sciences de l’éducation et sur le
quotidien des professeurs confrontés aux initiatives programmatiques et
pédagogiques qui en découlent : monocausalité de l’explication par le
facteur social, relativisme et manipulation statistique, obsession de
l’innovation, déconstructivisme scolaire et culte de la technique. En
clair : il n’y a pas de problème, seulement une mauvaise manière de lire
les statistiques. S’il subsiste des problèmes, ceux-ci n'ont que des causes
économiques et sociales, rien que l’on ne puisse solutionner en équipant chaque
collégien d’une tablette parce que le numérique, c’est nouveau et que le
nouveau, ben c’est l’avenir. Il y a trente ans, en 1989 précisément, Roger
Establet et Christian Baudelot le martelaient déjà dans un livre dont le titre
résonnait comme un slogan stakhanoviste ou un mot d’ordre de la Révolution
culturelle : Le niveau monte.
Il est vrai qu’à l’époque déjà
Baudelot et Establet étaient particulièrement bien placés pour établir ce
brillant diagnostic. Le premier, sociologue althusserien et marxiste, fut
touché par la grâce bourdivine dans les années 60, un peu comme Paul Claudel
rencontra la foi au détour d’un pilier de Notre-Dame. Il en devint professeur à
l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique dans
laquelle il diffusa la bonne parole de 1968 à 1989. Quant à Roger Establet,
marxiste althusserien lui aussi et ancien de Louis-le-Grand, il a été reçu à
l’Ecole Normale Supérieure et a accompli toute sa carrière à l’université. Si
le niveau est bien monté pour les deux compères, on n’a pas vraiment
l’impression que cela ait été le cas pour les populations scolaires dont les
deux sociologues traçaient déjà un portrait d’artiste, désormais complètement
surréaliste aux yeux de tous ceux qui ont en 2017 l’occasion de passer un petit
peu de temps dans les salles de classes. Après tout, les universitaires sont
les premiers à se lamenter de voir débarquer chaque année des populations
d’étudiants au niveau toujours un peu plus lamentable. Au vu des ravages
exercés dans le secondaire par une partie de la doxa universitaire dans
le domaine des sciences sociales et de la pédagogie, on a un peu envie de leur
répondre que le moins qu'ils puissent faire et d'assumer un peu leur part
du désastre.
Le
sérieux de l’ouvrage commis par Baudelot et Establet était déjà quelque peu
remis en cause à sa sortie. André Chervel, grammairien et, à l’époque,
chercheur du service histoire de l’INRP relevait ainsi: « L’historien,
lui, ne manquera pas de constater l’imprécision, voire la légèreté avec
laquelle l’histoire est parfois appelée comme témoin à charge et à décharge.»[2] Chez les marxistes, on appelle cela du
matérialisme dialectique, c’est à dire l'emploi, dans
la pensée marxiste, de la méthode dialectique pour analyser la réalité à
travers un prisme matérialiste, c’est à dire ne prenant en compte que les
rapports de classes dans l'analyse. Les méthodes ont cependant peu changé
depuis 1989, voire depuis les années 60. Comme le rappelle avec une
certaine justesse Barbara Lefebvre, « depuis que la linguistique a quitté
les cénacles universitaires pour se mêler de l’enseignement du français,
l’idéologie et le théoricisme prétentieux ont remplacé la pédagogie. » Les
« chercheurs » ont supplanté l’enseignant, avec les conséquences que
l’on sait dans l’enseignement primaire notamment où les dégâts dans
l’apprentissage de la lecture et du calcul sont sans doute les plus effrayants
car ils se répercutent à tous les niveaux, du collège au lycée puis jusqu’à
l’université. Le résultat, témoigne Barbara Lefebvre, se traduit par une dégringolade
continuelle du niveau en calcul et une explosion de l’illettrisme, terme que
Barbara Lefebvre prend soin de définir et qui renvoie non seulement à une
minorité d’élèves ne sachant pas ou presque pas lire ou écrire à l’entrée du
collège mais surtout à celles et ceux, bien plus nombreux, qui sont capables de
lire mais en revanche incapables de comprendre ce qu’ils lisent.
D’année en
année, les résultats des enquêtes illustrent la dégringolade d’un niveau
en lecture et en calcul qui est, par exemple, en CM1 de quarante points
inférieur à la moyenne européenne. Pourtant les plus zélés zélotes de la
religion statistique continuent à marteler qu’en 1970, 20 % des élèves
d’une génération obtenaient le bac et qu’aujourd’hui c’est 80 %, oubliant de
souligner à quel point les formations d’excellence ou tout simplement le marché
du travail se sont fermés aux moins bien dotés des 80 %. « Le système
n’a cessé de créer des niches d’excellence pour répondre aux parents soucieux
de faire réussir leurs enfants. » Et Barbara Lefebvre reconnaît au passage
que « nous, les enseignants, sommes d’ailleurs les mieux placés pour
savoir où scolariser nos enfants. » Des enseignants qui, pour autant, sont
confrontés à une attitude de défiance, voire à une agressivité de plus en plus
prononcée et répandue de la part des élèves de cette "Génération ‘J’ai le
droit !’", aussi consumériste et revendicatrice qu’elle est rétive à
l’enseignement, mais aussi de la part des parents, engagés pour certains, de
plus en plus nombreux, dans une croisade contre l’école « identifiée comme
le haut lieu de l’arbitraire ».
Evidemment, et c’est le plus
problématique, cette opposition devient frontale quand l’école républicaine est
directement confrontée à des revendications d’ordre religieux portées par un
communautarisme de plus en plus radical dans des zones où l’école et les
pouvoirs publics perdent pied, les fameux « territoires perdus » dont
les pouvoirs publics, experts et décideurs de l’institution scolaire semblent
toujours avoir autant de mal à accepter la réalité.
C’est
dans ces territoires que le constat dressé par Barbara Lefebvre devient le plus
effrayant car c’est là que l’Education Nationale échoue de la manière la plus
visible à accomplir l’une de ses missions premières, voire historique, c’est à
dire la vocation et la capacité à enlever chaque jour les élèves qu’accueillent
les différents établissements à leur milieu social quel qu’il soit et à les
soustraire aux pratiques religieuses ou culturelles qui y sont dominantes pour
les confronter à d’autres élèves, venus d’autres milieux, habitués à d’autres
pratiques religieuses ou culturelles, dans un espace où il est garanti que l’on
n’offre de visibilité à aucune d’entre elles en particulier. « Nous sommes
arrivés, écrit Barbara Lefebvre, au point où la catastrophe est une réalité
pour de nombreux parents d’élèves, de nombreux enfants, de nombreux
enseignants, de nombreux citoyens. » Cette catastrophe est celle de tous.
Ce sont à la fois les politiques, les théoriciens de l’école, les équipes de
direction, les parents et les professeurs qui en partagent collectivement la
responsabilité. Cependant, et en dépit du mépris affiché pour les
« péquenots du terrain », ce sont les professeurs qui restent en
première ligne pour en assumer et en limiter les conséquences au jour le jour,
« luttant, comme l’écrivait
Péguy, contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les puissances
constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre
le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l’opinion, contre les
parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l’Inspecteur
d’Académie, le recteur de l’Académie, l’Inspecteur général, le directeur de
l’enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la
hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur
carrière, contre leur (propre) avancement ; littéralement contre leur
pain. »[3] Jusqu’à
ce qu’il ne soit plus vraiment utile de lutter, bien sûr.
Article publié sur Causeur.fr
[2] André Chervel, Marie Duru-Bellat.
« Débat autour d'un livre - A propos d'une question controversée : le
niveau scolaire. Baudelot (Christian), Establet (Roger). — Le niveau monte :
réfutation d'une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles ».
In: Revue française de pédagogie, volume 89, 1989. pp. 93-99
[3] Charles Péguy. Notre jeunesse.
Gallimard. Collection [Idées nrf]. 1969