L’homme surnuméraire de Patrice Jean
(publié au mois d’août 2017) est naturellement passé inaperçu dans le flot des
livres jetables qui font la « une » des grands journaux lors de la
rentrée littéraire. Il faut dire que son auteur se moque allègrement des sujets
en vogue, ceux qui assurent à nos têtes de gondole des brevets en humanisme
soucieux et des médailles en tolérance généreuse. Comme le titre l’annonce,
c’est l’histoire d’un homme en trop, un mâle blanc hétérosexuel que sa femme
rejette et que ses enfants méprisent, un travailleur honnête qui n’a rien
compris aux nouveaux dispositifs de management, un être sans relief qui trouve volontiers
refuge dans la nostalgie, bref, un has
been qui a raté toutes les dernières étapes du progrès.
Ce rebut du système nous rappelle très clairement
les personnages falots de Houellebecq qui sont sans doute trop couards pour
envisager de changer radicalement de perspective mais sûrement pas assez
imbéciles pour gober toutes les billevesées idéologiques de la démocratie
marchande. Il y a chez Serge Le Chenadec – un des principaux personnages de
Patrice Jean – une sorte de « nihilisme victimaire » qui a le mérite
de mettre en pleine lumière la farce tragique de toute construction sociale, et
ce, d’autant plus quand cette dernière s’édifie sur le plateau lourd et
pontifiant du politiquement correct. On sourit beaucoup en lisant L’homme surnuméraire avec ses formules
ciselées qui se situent à mi-chemin de L’extension
du domaine de la lutte et de Bouvard
et Pécuchet. L’ouvrage ne se résume d’ailleurs pas à cette critique bien
sentie du système même si la présence de sociologues de pacotille, d’éditeurs
cupides et d’universitaires vaniteux forme une galerie jouissive de
personnalités infatuées d’elles-mêmes.
L’homme
surnuméraire est également un
roman à la construction complexe qui imbrique plusieurs histoires entre elles,
avec une mise en abyme tout à fait astucieuse – et nullement prétentieuse. Il
faut également souligner que Patrice Jean excelle dans la description du
couple ; il est d’une redoutable précision psychologique pour mettre le
doigt sur les petits riens qui finissent par ronger toute l’armature
sentimentale sans compter les multiples injonctions sociales qui pénètrent
jusqu’à l’enceinte familiale pour en subvertir l’ordre. En passant, l’auteur en
profite pour régler son compte aux tartufes de l’époque. Son ironie mordante se
referme finalement sur un petit règlement de compte entre « amis »
qui laisse en suspens les questions vertigineuses qui parsèment le roman quant
à l’insignifiance de l’existence contemporaine.
Extrait de L’homme surnuméraire, p. 221.
« “Que n’existe-t-il un aspirateur pour la
poussière de l’âme, toutes les rancœurs accumulées depuis des lustres, toute la
nostalgie indécrottable, les petits riens dans les recoins du souvenir, les
petites tracasseries jamais nettoyées, les dépôts de l’ennui, les particules de
neurasthénie, toute la chienlit qu’on absorbe au cours des jours. Les jours
salissent nos espoirs, polluent nos sentiments et je n’aimerais pas renifler
une âme de trop près, les puanteurs du corps ne sont rien en comparaison de la
vie infecte qui germe à l’intérieur. Il faudrait des domestiques pour, tous les
vendredis, épousseter les salissures occasionnées par le bavardage et la
nullité de nos rencontres. Le faire vraiment,
laver, ne pas s’accommoder, à la façon d’une cure psychanalytique, prompte à ce
que chacun aime ses bobos comme on s’habitue à sa propre odeur”. Voilà ce que
je me disais, en regardant la femme de ménage astiquer le sol et frotter les
tables de la maison d’édition. »
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