vendredi 2 février 2018

L'homme surnuméraire



         L’homme surnuméraire de Patrice Jean (publié au mois d’août 2017) est naturellement passé inaperçu dans le flot des livres jetables qui font la « une » des grands journaux lors de la rentrée littéraire. Il faut dire que son auteur se moque allègrement des sujets en vogue, ceux qui assurent à nos têtes de gondole des brevets en humanisme soucieux et des médailles en tolérance généreuse. Comme le titre l’annonce, c’est l’histoire d’un homme en trop, un mâle blanc hétérosexuel que sa femme rejette et que ses enfants méprisent, un travailleur honnête qui n’a rien compris aux nouveaux dispositifs de management, un être sans relief qui trouve volontiers refuge dans la nostalgie, bref, un has been qui a raté toutes les dernières étapes du progrès.

Ce rebut du système nous rappelle très clairement les personnages falots de Houellebecq qui sont sans doute trop couards pour envisager de changer radicalement de perspective mais sûrement pas assez imbéciles pour gober toutes les billevesées idéologiques de la démocratie marchande. Il y a chez Serge Le Chenadec – un des principaux personnages de Patrice Jean – une sorte de « nihilisme victimaire » qui a le mérite de mettre en pleine lumière la farce tragique de toute construction sociale, et ce, d’autant plus quand cette dernière s’édifie sur le plateau lourd et pontifiant du politiquement correct. On sourit beaucoup en lisant L’homme surnuméraire avec ses formules ciselées qui se situent à mi-chemin de L’extension du domaine de la lutte et de Bouvard et Pécuchet. L’ouvrage ne se résume d’ailleurs pas à cette critique bien sentie du système même si la présence de sociologues de pacotille, d’éditeurs cupides et d’universitaires vaniteux forme une galerie jouissive de personnalités infatuées d’elles-mêmes.

L’homme surnuméraire est également un roman à la construction complexe qui imbrique plusieurs histoires entre elles, avec une mise en abyme tout à fait astucieuse – et nullement prétentieuse. Il faut également souligner que Patrice Jean excelle dans la description du couple ; il est d’une redoutable précision psychologique pour mettre le doigt sur les petits riens qui finissent par ronger toute l’armature sentimentale sans compter les multiples injonctions sociales qui pénètrent jusqu’à l’enceinte familiale pour en subvertir l’ordre. En passant, l’auteur en profite pour régler son compte aux tartufes de l’époque. Son ironie mordante se referme finalement sur un petit règlement de compte entre « amis » qui laisse en suspens les questions vertigineuses qui parsèment le roman quant à l’insignifiance de l’existence contemporaine.



Extrait de L’homme surnuméraire, p. 221.
  
« “Que n’existe-t-il un aspirateur pour la poussière de l’âme, toutes les rancœurs accumulées depuis des lustres, toute la nostalgie indécrottable, les petits riens dans les recoins du souvenir, les petites tracasseries jamais nettoyées, les dépôts de l’ennui, les particules de neurasthénie, toute la chienlit qu’on absorbe au cours des jours. Les jours salissent nos espoirs, polluent nos sentiments et je n’aimerais pas renifler une âme de trop près, les puanteurs du corps ne sont rien en comparaison de la vie infecte qui germe à l’intérieur. Il faudrait des domestiques pour, tous les vendredis, épousseter les salissures occasionnées par le bavardage et la nullité de nos rencontres. Le faire vraiment, laver, ne pas s’accommoder, à la façon d’une cure psychanalytique, prompte à ce que chacun aime ses bobos comme on s’habitue à sa propre odeur”. Voilà ce que je me disais, en regardant la femme de ménage astiquer le sol et frotter les tables de la maison d’édition. »  




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