Conversion et confession, confession d’une
conversion, l’ouvrage de Romaric Sangars livre, en arrière-plan de la quête spirituelle qu'il dépeint, un autre récit, plus générationnel, à travers les deuils successifs et les expérience qui marquent le départ de Grenoble, ville natale de l'auteur, vers Paris, et la rencontre avec l'art, la musique et la littérature, la révélation amoureuse et la révélation du catholicisme. Peu d'ouvrages donnent encore, à l'heure actuelle, une voix à cette génération nommée avec mépris par les médias la « génération X », intercalée entre l'interminable génération de 68, une « génération Y » tout aussi anonyme et les Millenials devant lesquels se prosterne un Michel Serres toujours en pleine extase techno-jeuniste. Cette « génération X », entrée dans l'adolescence alors que le mur de Berlin s'effondrait et que le capitalisme triomphant proclamait bruyamment le triomphe de cette morale consumériste que les héritiers de mai 68 ont accueillie avec complaisance, n'a pas encore tout à fait trouvé sa voix. Peu nombreux sont ceux qui ont pour le moment tenté d'écrire son roman. On pourrait citer Mathieu Jung avec, récemment, Le triomphe de Thomas Zins, publié chez Anne Carrière en 2017. Conversion, ouvrage autobiographique publié chez Léo Scheer en janvier 2018, semble lui tracer en filigrane le portrait de cette génération apparue avant Internet et qui a grandi dans l'atmosphère stérile de la France des années SOS Racisme finissantes et de ce que l'on croyait être encore à l'époque la fin de l'histoire. C'est déjà devenu le monde d'avant et s'il reste à en écrire le roman, ce n'est pas la moindre des promesses de Conversion que d'en suggérer discrètement les premières lignes à travers le récit de ce ralliement spirituel, servi par une remarquable maîtrise stylistique.
« Je suis un catholique romain du IIIe millénaire et, peu avant
ma trentième année, j’ai rejoint l’assemblée fondée par le Nazaréen crucifié
sous Ponce Pilate et qui est figuré derrière moi, immense au pied de la coupole
du Sacré-Cœur », écrit Romaric Sangars dans Conversion. L’entreprise, bien
sûr, renvoie immédiatement à Huysmans, inspiration largement revendiquée par
l'auteur : « je veux parler de ce qu’avait défini Barbey
d’Aurevilly dans la conclusion de deux célèbres articles, le premier consacré à
défendre Les Fleurs du Mal, le second, au sujet d’A Rebours,
Barbey affirmant qu’après un tel livre, il ne restait plus à l’auteur qu’à
choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » L'ambition n'est évidemment pas ici de réécrire A Rebours, cependant le
dialogue spirituel et littéraire qui s'établit ainsi entre le catholique romain
du IIIe millénaire et le converti du XIXe tisse la trame
du récit de cette Conversion qui cherche à montrer de quelle manière il est
possible de saisir à nouveau, cent cinquante ans après Huysmans, la
« merveilleuse opportunité de clarification » qu’offre le choix
impossible entre le renoncement à soi par la mort volontaire et l’effacement de
soi par l’acceptation du divin. « Le ‘non’ enfin assumé ou le ‘oui’ osé à
la face même de l’absurde », question aussi essentielle à l’heure de
l’Intelligence artificielle et de la civilisation du post-humain qu'elle
l’était au temps du règne de la fée électricité et de la civilisation de
l’acier.
Comme le remarque le philosophe Jean Vioulac, qui vient pour sa part
de publier Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme et technologieaux PUF en janvier dernier : « le XXe siècle est en physique l’époque d’une véritable révolution
théorique, à savoir l’avènement de la mécanique quantique, et cette révolution
est une crise telle que la physique n’en avait jamais connu. » Ce constat
en amène un autre : la science moderne n’est plus circonscrite à la
quantification de phénomènes physiques, elle est désormais en mesure de
produire une véritable cosmogonie rationnelle, une rationalité métaphysique qui
fonde la possibilité d’une religiosité scientifique prenant la relève des
religiosités séculières qu’Aron avait décrites au XXe siècle pour qualifier les projets politiques totalitaires.
« La science n’est plus connaissance certaine d’objets, par ordre et
mesure, et dans le cadre de la causalité, et c’est donc le subjectivisme
moderne qui s’effondre. »
Disons ici d’emblée que le premier mérite de Conversion est
de poser les bases d’une entreprise littéraire capable d’appréhender les
caractères et les conséquences de cet effondrement du subjectivisme moderne.
Une scène, en apparence banale, du récit autobiographique de Romaric Sangars,
celle du portrait que l’écrivain trace de l’un de ses voisins lors d'un voyage
en train, témoigne à elle seule de cette tentative : « L’homme
d’affaire à ma droite, qui, depuis que son téléphone a cessé de le solliciter,
semble encore plus absorbé que moi par ses travaux, se trouve a priori dans
une disposition opposée. Cet homme, énergique et décuplé, il est à peu près
certain qu’il adhère à la Religion Nouvelle, même s’il l’ignore simplement
parce qu’elle règne et qu’il a toujours été pétri par ses mythes, ses émois,
ses concepts, si bien que sa vision de l’âme se réduit à quelque intestin
émotionnel, qu’il croit évoluer dans un univers organisé par inadvertance, où,
dénué d’une mission particulière, il ne peut espérer que jouir de bonheurs
fugaces avant l’inéluctable rien. Et pourtant il s’applique. Par conséquent, ou
bien cet homme est fou, ou bien il ne croit pas à ce qu’il professe, ou bien
encore il ne comprend pas ce qu’il croit, à moins, et c’est fort probable,
qu’il ait l’intuition d’un autre point de vue et qu’il vive en réalité en
fonction de cette intuition à la fois informulée et contraire, plutôt que selon
l’idée qu’il prétend se faire du monde. »
Cette intuition informulée apparaît en contradiction avec
la doxa rationaliste et utilitariste qui semble animer l’existence de la
plupart des contemporains de l’auteur : « Je comprenais qu’on se
drogue ou qu’on se tue, pas qu’on se résigne à pareille simagrée. »
Etrange schizophrénie qui est le symptôme premier de cet effondrement du
subjectivisme moderne analysé par
Vioulac. Durant toute la séquence moderne qui a vu l’accomplissement du
projet cartésien et la victoire du rationalisme européen, les certitudes
scientifiques ont poussé l’Eglise dans ses retranchements et réduit toujours
plus la place laissée au dogme. Pourtant, à mesure que les découvertes
scientifiques font progresser la connaissance de l’infiniment grand et de
l’infiniment petit, elles font paradoxalement vaciller toutes les certitudes
que le cartésianisme et le rationalisme semblaient avoir conquises de haute
lutte et arrachées à la métaphysique religieuse. A l’heure des méga-données et
de la physique quantique, la science s’est élancée dans l’univers des
abstractions cosmiques au point que la méthode expérimentale bascule elle aussi
dans le gouffre mystique que la religion a nommé Dieu. L’homme moderne qui se
trouve aujourd’hui dépouillé de la foi et de l’assurance scientifique est un
laissé pour compte qui se raccroche à la bouée de l’hédonisme matérialiste pour
ne pas sombrer dans l’infini du vide qui s’ouvre sous ses pieds aussi bien que
dans le ciel. Face à la perspective du néant, l’idéal humaniste et le grand
espoir des Lumières se sont changés en une religion du management et un
ritualisme progressiste qui ânonnent des mantras vides de sens et ne promettent
rien qui ne soit voué à basculer dans le néant. Comment, en effet, ne pas
devenir fou quand l’on découvre que la « Religion Nouvelle […] ne
cultivait pas tant chez l’homme, comme elle prétendait, la jouissance, la
licence et la consommation, que la faiblesse, en vérité, la faiblesse d’hommes
enchaînés à leurs propres instincts, et ainsi malléables en dépit de
l’importance et de l’excitation de leur masse. » Voilà, au cœur de la Conversion
de Romaric Sangars, la réalisation de cette merveilleuse opportunité de
clarification. « En somme, écrit Romaric Sangars, ma tête était à Dieu et
mon cœur, au néant. » Mais pour parvenir à cette prise de conscience, il
faut un cheminement personnel dont le récit forme la chair de Conversion,
si l’ombre de la croix en est la structure. Car on se déplace dans Conversion
en suivant le parcours que la structure d’une église impose à celui qui y
pénètre. Au seuil de la foi, c’est le déchirement amoureux et la révélation de
l’art qui mènent le converti à travers la pénombre jusqu’à l’autel et à la
lumière.
« Conversion » est formé à partir de converto qui,
en latin, désigne l’action de se retourner, d’opérer un changement de
direction radical. Le retournement au sens religieux s’accomplit à travers la
révélation, revelatio, « découvrir ou laisser voir ». Le
retournement suit et précède la révélation. Il la suit tout d’abord parce qu’il
marque un deuil, ici le deuil amoureux, qui abandonne l’auteur dans une nuit
qui ne sera dissipée que par la révélation du Divin. Le transport amoureux est
un premier transport mystique qui tient tête au nihilisme de l’époque, « j’avais
grandi à l’ère de toutes les fins : des idéaux politiques, de l’art, de
l’homme, du paradis consumériste, des illusions romantiques, de l’Europe
régnante. Il ne restait plus qu’à en finir avec la fin elle-même. » Le
premier coup de tonnerre qui fait vaciller les ruines de ce vieux monde fatigué
de lui-même est le choc amoureux, la rencontre avec Estelle, celle à qui est
dédiée Conversion : « La jeune femme qui accompagnait Estelle pour
acheter un paquet de Camel souple, tout comme Arnault, à mes côtés, s’étaient
atténués au point de devenir des ombres ; quant au profil d’Estelle, au
dessin clair et parfait, qui occupait le centre de cet éclatement, il rayonnait
d’éclats fugitifs. Une innocence un rien sauvage, une indolence gracieuse, une
sensibilité animale, plusieurs douleurs mal dégluties mais une fraîcheur
intacte : j’étais tétanisé, la pupille saturée par cette radioscopie
éclair, ignorant que ma vie venait de prendre l’un de ses premiers
virages. » La grande qualité de Conversion se trouve dans cette description
de la géométrie des êtres et de l'algèbre des existences. De départs en
errances et de deuils en résurrections, le narrateur se libère des égarements
sinusoïdaux pour retrouver la verticalité de l’aspiration au sublime grâce à la
rencontre d'Estelle.
Cette rencontre, scène centrale et pivot du récit, n'est
pas celle de Bérénice et d'Aurélien, qui ouvre le roman d'Aragon. C'est plutôt
chez Stendhal qu'il faudrait chercher le modèle et la théorisation littéraire
de « l'étonnement (…) qui est déjà la moitié du mouvement cérébral
nécessaire pour la cristallisation. » Stendhal se plaît à répéter, dans
son De l'Amour, que « l'amour triomphe, dans le romanesque, à la
première vue ». Aragon n'a qu'en apparence pris le contre-pied de l'axiome
stendhalien en mettant en scène la rencontre amoureuse qui ouvre Aurélien :
« La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement
laide. » La rencontre avec Estelle, dans Conversion, renoue
quant à elle pleinement et sans ironie avec l'esthétique stendhalienne du
saisissement et de la révélation, prélude à la cristallisation amoureuse et à
la passion : « Quant à la validité de cette révélation qui avait duré
une fraction de seconde, cinq années de passion amoureuse viendraient bientôt
en accumuler les preuves », écrit Romaric Sangars au moment de décrire
cette première rencontre et ce premier étonnement qui frappe comme la foudre et
illumine la première partie de Conversion.
A l'illumination de la passion succède néanmoins le retour
à l'obscurité, à la solitude et à l'égarement. Le monde perd, avec la rupture,
la signification dont la rencontre avec Estelle l'avait habillé. C'est pourtant
sur cet achèvement que débute Conversion, suivi d'une errance incertaine
qui se transforme en quête d'une transcendance perdue. Dans cette entreprise,
l'itinéraire suivi par le protagoniste principal de Conversion se
redresse peu à peu. Aux tours, détours et errements se substitue la ligne
droite. Le récit se termine par un pèlerinage commencé le long d'une autoroute
et poursuivi au gré des chemins mais toujours en ligne droite vers un point de
chute qui doit être un nouveau point de départ. C'est décidément aux mânes du
romantisme que Romaric Sangars voue son entreprise de conversion. La dernière
partie du livre pourrait d'ailleurs faire penser à l'entrée en matière
des Misérables, quand Valjean, errant sur les routes, marche sans le
savoir à la rencontre de Monseigneur Myriel qui lui apportera sa
révélation par ces mots : « Jean
Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre
âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de
perdition, et je la donne à Dieu. » C'est à la noirceur dont la déchirure
amoureuse a recouvert l'existence que cherche à s'arracher le protagoniste de Conversion ;
ainsi qu'au règne du néant dont l'époque elle-même a fait un Dieu. Il faut, à
ce Dieu de l'arasement, opposer la verticalité du Dieu qui relève toujours ceux
qui sont tombés et à la rencontre duquel vont sans le savoir ceux qui marchent
dans l'obscurité, puis avec assurance ceux qui cheminent au grand air.
Romaric Sangars. Conversion. Editions
Léo Scheer. 176 p. 17 €