Petit retour, en ce 8 mai 2018, sur la séquence contestataire qui a animé la rue du 1er mai au 5 mai dernier.
Paris, vers 11h du matin, dans une rue à proximité de République, cinq cars de CRS sont alignés sur le bas côté de la chaussée. C'est l'heure du casse-croûte et les pandores circulent entre les camions et de larges casiers dans lesquels ils piochent sandwichs et boissons, tout en enfilant jambières et plastrons en vue des manifestations. Dans cette large artère déjà encombrée par la circulation parisienne, deux camions barrés de multiples autocollants du syndicat anarchiste CNT débouchent soudain à hauteur du campement improvisé. Sur la plate-forme de l'un des véhicules sont entassés une quinzaine de types, tous vêtus du même uniforme : crâne rasé, veste de cuir épaisse, et carrure à l'avenant, dénotant une fréquentation plus assidue des salles de sport que des conférences autogérées de Tolbiac. CRS d'un côté et gros bras de l'autre se toisent pendant quelques minutes avant que le feu ne repasse au vert. L'image renvoie plus à l'Italie des années de plomb ou des années vingt qu'à un 1er mai ensoleillé en France en 2018 et si cela ne trouble pas vraiment les vendeurs de muguet qui poursuivent, imperturbables, leur petit commerce à côté, quelques passants observent la scène avec un soupçon d'inquiétude. Le 1er mai au soir, le JT s'ouvre sur les images des 'Black blocs' mettant à sac un Mc Do à Austerlitz et s'acharnant sur le mobilier urbain au milieu des nuages des fumigènes et des jets de projectiles. Ambiance de guerre civile au journal de 20h. Les types des camions ont-ils pris part à cela ou se sont-ils contentés d'assurer un service d'ordre musclé ? Difficile à savoir mais ils n'avaient tout de même pas l'air d'être venus pour fabriquer des gâteaux dans une ambiance festive et conscientisée, comme les gentils rebelles occupant Sciences-Po Paris la semaine d'avant. À voir leur dégaine, on serait tenté de parier que leur 1er mai a été un peu plus sportif qu'un atelier de pâtisserie révolutionnaire à Sciences-Po.
Paris, vers 11h du matin, dans une rue à proximité de République, cinq cars de CRS sont alignés sur le bas côté de la chaussée. C'est l'heure du casse-croûte et les pandores circulent entre les camions et de larges casiers dans lesquels ils piochent sandwichs et boissons, tout en enfilant jambières et plastrons en vue des manifestations. Dans cette large artère déjà encombrée par la circulation parisienne, deux camions barrés de multiples autocollants du syndicat anarchiste CNT débouchent soudain à hauteur du campement improvisé. Sur la plate-forme de l'un des véhicules sont entassés une quinzaine de types, tous vêtus du même uniforme : crâne rasé, veste de cuir épaisse, et carrure à l'avenant, dénotant une fréquentation plus assidue des salles de sport que des conférences autogérées de Tolbiac. CRS d'un côté et gros bras de l'autre se toisent pendant quelques minutes avant que le feu ne repasse au vert. L'image renvoie plus à l'Italie des années de plomb ou des années vingt qu'à un 1er mai ensoleillé en France en 2018 et si cela ne trouble pas vraiment les vendeurs de muguet qui poursuivent, imperturbables, leur petit commerce à côté, quelques passants observent la scène avec un soupçon d'inquiétude. Le 1er mai au soir, le JT s'ouvre sur les images des 'Black blocs' mettant à sac un Mc Do à Austerlitz et s'acharnant sur le mobilier urbain au milieu des nuages des fumigènes et des jets de projectiles. Ambiance de guerre civile au journal de 20h. Les types des camions ont-ils pris part à cela ou se sont-ils contentés d'assurer un service d'ordre musclé ? Difficile à savoir mais ils n'avaient tout de même pas l'air d'être venus pour fabriquer des gâteaux dans une ambiance festive et conscientisée, comme les gentils rebelles occupant Sciences-Po Paris la semaine d'avant. À voir leur dégaine, on serait tenté de parier que leur 1er mai a été un peu plus sportif qu'un atelier de pâtisserie révolutionnaire à Sciences-Po.
Les violences et les
dégradations qui ont marqué les manifestations du 1er mai ont fait
la une des médias et frappé l'opinion, et la communication gouvernementale
s'est emparée de l'affaire avec un certain opportunisme. De la lointaine
Australie où il était occupé à trouver Lucy Turnbull, l'épouse du Premier
ministre Malcom Turnbull, aussi délicieuse qu'un chou à la crème, Emmanuel
Macron a fait savoir qu'il tenait pour responsables des débordements les
« élus qui tiennent constamment des discours d'agitation », visant
évidemment les représentants de la France Insoumise et en premier lieu Jean-Luc
Mélenchon. Celui-ci est d'ailleurs totalement resté dans son rôle, puisque,
dans un tweet mémorable, le chef de FI a condamné les « insupportables
violences contre la manifestation du premier mai » en concluant : « Sans
doute des bandes d'extrême-droite. » Dans le langage du
marxisme-léninisme, on n'appelle pas cela mentir mais faire usage de la
dialectique.
Avec l'ancien socialiste à
leur tête, les Insoumis ont brisé le mur de verre qui cantonnait depuis vingt
ans les formations d'extrême-gauche à un score de moins de dix pour cent en
ordre dispersé aux élections présidentielles. Quant à la rue, elle est plus que
jamais occupée par une séquence « révolutionnaire » qui faiblit peu
depuis Nuit Debout l'an dernier. Pourtant, cette omniprésence médiatique de la
gauche radicale peut servir l'actuel gouvernement Macron de la même manière que
la menace du Front National a servi les gouvernements de gauche de Mitterrand à
Hollande. Force est de constater qu’il y a du Jean-Marie Le Pen chez un
Mélenchon qui a pris la relève à gauche de l'ex-président du Front National
dans le rôle du tribun au verbe haut. Le crash de Marine Le Pen au débat
présidentiel du 4 mai a placé le Front National dans une position
paradoxale : celle d'un parti qui a battu tous ses précédents records
pourtant mis en coupe réglée par une indéboulonnable présidente devenue
impopulaire jusque dans ses propres rangs. Tandis que le parti à la flamme est
prisonnier de cette insoluble équation, c'est Mélenchon qui a repris, à la
gauche de l'anticapitalisme, le flambeau du « populisme » énervé. Ce
qui n'est pas une si mauvaise nouvelle pour Emmanuel Macron.
Les Black Blocs auront
parfaitement joué leur rôle d'idiots utiles avec un romantisme révolutionnaire
qui tient lieu d'idéologie à ce type de mouvance. L'après 1er mai
donne lieu à une couverture médiatique taillée sur mesure à la fois pour le
Président, qui continue ses réformes à marche forcée, mais aussi pour son
opposition insoumise qui consolide sa niche électorale en jouant opportunément
avec le fantasme du Grand Soir en ce cinquantenaire de mai 68. D'un côté le
pouvoir jupitérien a besoin d'une opposition menaçante pour affirmer une
verticalité et une autorité dont la population, lassée par vingt ans
d'immobilisme chiraquien, de versatilité sarkozyste et d'indécision
hollandienne, est désormais avide. De l'autre, Jean-Luc Mélenchon a besoin
d'affirmer dans la radicalité et l'anathème depuis le début du quinquennat sa
légitimité à incarner la seule opposition à « l'autoritarisme »
macronien. Mais pour le gouvernement, il s'agit d'une opposition de confort.
Comme le remarquait déjà le politologue Marc Lazar en 2004 :
« L’importance de l’extrême-gauche est ailleurs. Elle dispose d’une
influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle
diffuse une vulgate, qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de
néo-gauchisme qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême-gauche stricto
sensu. »[1] L'influence
de cette vulgate était encore sensible sous le quinquennat de François Hollande
mais l'agitation qui a entouré le vote de la loi El Khomri et le passage de
Manuel Valls à Matignon ont entraîné la rupture avec ce socialisme de
gouvernement sur lequel l'extrême-gauche aime à peser grâce à la rue puisque
les urnes ne lui permettent généralement pas de le faire.
Comme le remarquait Philippe
Raynaud en 2006, dans son ouvrage L'extrême-gauche plurielle[2],
cette extrême-gauche puise sa légitimité, sinon son influence, dans sa
« capacité à présenter sous une forme incandescente et violemment
polémique des thèmes ou des thèses très largement répandus au-delà de ses
cercles militants ». De par son incapacité même à obtenir par les urnes
une influence suffisante, cette mouvance hétérogène s'est reconstituée à la
faveur de l'émergence du mouvement altermondialiste, après l'écroulement du
bloc soviétique, autour d'une thématique oppositionnelle qui consiste à
« changer le monde sans prendre le pouvoir » ce qui, note Philippe
Raynaud, « permet de réinvestir les énergies militantes dans de nouvelles
formes de lutte sans s'obliger à rompre avec la société et sans s'interdire
toute coopération avec la gauche modérée. » Si l'on peut dire cependant
que cette logique de fonctionnement a perduré au cours des années 2000-2010, la
fin du quinquennat Hollande et l'éclosion du mouvement Nuit Debout a renforcé
une culture de protestation de rue qui présente le paradoxe d'être ancrée dans
une forme de prophétisme autoréalisateur et de référence constante aux grands
épisodes de la geste contestataire française, en particulier mai 68. Les
médias, au cours de l'épisode Nuit Debout, se sont faits en cela le relais
efficace de cette forme de romantisme révolutionnaire avec en arrière-plan le
contexte politique du divorce entre hollandisme et « frondeurs ».
Cependant, l'élection
présidentielle d'avril-mai 2017 a donné à cette contestation une nouvelle
dimension en introduisant deux faits nouveaux : tout d'abord, la remise en
cause radicale du vieux schéma de l'alternance – installé dans la vie politique
depuis la victoire de François Mitterrand en 1981 – et ensuite l'émergence
d'une extrême-gauche qui s'installe au parlement sous les couleurs de la France
Insoumise et se trouve portée par le verbe de Jean-Luc Mélenchon. Le macronisme
au gouvernement, triomphant sur les ruines des anciens partis du gouvernement,
en particulier le PS, et sur les débris d'un Front National désespérément en
quête d'un second souffle, et la France Insoumise dans l'opposition, occupent
l'espace politique et celui de la contestation que ne peuvent assumer un PS en
déshérence et un FN déboussolé. Pour le moment, tout le monde y trouve son
compte, que cela soit Jean-Luc Mélenchon qui peut enfin jouer la partition
historique dont il rêvait, ou Emmanuel Macron qui, après avoir presque
« dissout les grèves, nettoyé les facs et débouché les ZAD » comme le
titrait il y a peu Charlie-Hebdo peut développer une posture très
gaullienne en reprenant à son compte la rhétorique du « moi ou le
chaos ». La séquence du 1er mai à la « Fête à Macron » du 5 mai
est ainsi riche d'enseignements : après que les violences des Black blocs
aient en partie discrédité le défilé syndical du 1er mai, c'est François Ruffin
et Jean-Luc Mélenchon qui se sont portés au secours d'un front social en berne.
Si cette logique profite aux leaders de la France Insoumise, bénéficiant le 5
mai d'une exposition médiatique très favorable, et au gouvernement, qui
opposant le 1er mai l'ordre républicain aux débordements violents des extrêmes,
elle dessert en revanche les syndicats, apparaissant incapables de contrôler
leurs manifestations et dont les revendications sont réduites au statut des
cheminots tandis que ce qui concerne plus largement le maintien du rail comme
service public est désormais largement ignoré. Tandis que le soutien de
l'opinion à la grève et la mobilisation des grévistes faiblissent de concert,
le gouvernement, comme la France Insoumise tirent les marrons du feu.
Ce jeu politique peut
cependant s'avérer dangereux. On aurait tort de se laisser tromper en effet par
l'image inoffensive renvoyée par les « autoconférences » de Tolbiac
ou le carnaval révolutionnaire, printanier et pimpant des étudiants de l'IEP de
Paris tweetant leurs images de gâteaux et buffets solidaires. En 1978, Raymond
Aron trouvait que, même dans l'ère relativement apaisée de la Giscardie
post-gaulliste, le peuple français pouvait encore « être dangereux ».
Au-delà de l'épopée sauvage des Black blocs qui, malgré les images de guerre
civile diffusées au 20h, se sont mis à un millier pour ravager un Mc Do,
quelques véhicules et un peu de mobilier urbain, ce qui menace vraiment le
pouvoir et la paix civile en France est bien plus l'extension des zones de
non-droit et « territoires perdus » aux périphéries des grands centres
urbains, et peut-être plus encore le clivage entre la France urbaine et la
France périphérique qui transcendait déjà le clivage gauche-droite avant que
celui-ci ne soit déclaré en état de mort clinique après le passage du rouleau
compresseur Macron. Le PS doit sa déroute au fait qu'il a été – et est encore –
incapable de saisir la réalité de cette fracture, au point de s’enfermer de
lui-même dans un réduit sociétal dont il ne risque pas de sortir avant
longtemps. Mélenchon a au contraire bien compris cette évolution et orienté son
discours électoral vers la France des marges lors de la campagne
présidentielle, ce qui lui a permis de faire bien mieux que les 11% de 2012.
L'extension de son socle électoral l'oblige cependant à pratiquer – avec
délectation il est vrai – une rhétorique suffisamment belliqueuse et
révolutionnaire pour donner aux uns et aux autres leur dose de frisson
subversif tout en leur faisant oublier leurs divergences sous-jacentes. D'où la
nécessité d'être de toutes les luttes, celle des Black blocs, comme celle des
cheminots, des Indigènes de la République, des ZAD ou des étudiants en lutte,
sans distinction aucune.
Quant à Macron, dont la
popularité souffre toujours du syndrome du « président des riches »,
si l'agitation des Black blocs le sert en décrédibilisant un front syndical
déjà bien fissuré, elle masque aussi le fait que la rationalisation des
dépenses publiques frappe d'abord cette France qui n'est ni des centre-villes,
ni des banlieues, ni de Centrale ou de Sciences-Po. Au-delà de la question du
statut des cheminots, on rappellera que le fameux rapport Spinetta prône la
suppression de 10 000 kms de lignes, essentiellement Intercités qui
desservaient des territoires qui seront plus enclavés encore demain. C'est un
peu plus préoccupant pour une partie des habitants du pays que la
« sélection » à l'entrée des universités. L'histoire de France a elle
bien montré, que même en mai 68, c'est à partir du moment où cette France-là se
réveille que les choses bougent contre ou en faveur du pouvoir. Et si la
politique de Macron, prince des communicants, ne devait se traduire que par
l'écran de fumée de la com' et un échec final, le réveil, brutal, emporterait
tout sur son passage : la Macronie, les Insoumis, les idiots utiles des
Black blocs, les autoconférenciers de Tolbiac et les apprentis pâtissiers
révolutionnaires de Sciences-Po.
Article également publié dans Causeur
1 « Quel
avenir pour le PCF et l'extrême-gauche ? » Rencontre
avec Marc Lazar. Politique Autrement. Octobre 2004
2 Philippe
Raynaud. L'extrême-gauche plurielle. Editions Perrin.
Collection Tempus. 2006
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