La parution
d’une synthèse consacrée à l’œuvre de Christopher Lasch, justement intitulée Un populisme vertueux, tombe à point
nommé pour évoquer la révolte des Gilets jaunes. En effet, on ne peut être que
surpris par l’étonnante actualité d’un auteur qui a toute de même écrit ses
principaux ouvrages il y a près de trente années. Le relire aujourd’hui, c’est
tout simplement comprendre les raisons pour lesquelles les gens de peu, ceux
que l’on appelait autrefois les « gueux », se soulèvent contre l’arrogance
du pouvoir au nom de la dignité et de la décence ordinaire.
En 1994, dans
l’un de ses derniers essais[1],
Lasch démontrait comment les élites avaient fait sécession du reste de la
société et avaient au passage confisqué la démocratie. Il s’agissait ni plus ni
moins d’un crime de haute trahison au regard des principes les plus élémentaires
de la démocratie pourtant célébrés partout et en toutes occasions par les mêmes
élites. Le mot bien connu du milliardaire Warren Buffett en résumait le contenu :
« Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la
classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de la
gagner ». On peut difficilement le contredire ; les chiffres parlent
d’eux-mêmes : « La part de la richesse mondiale détenue par les 1%
les plus riches n’a cessé d’augmenter depuis la crise, (…) battant record sur
record chaque année »[2].
Pendant ce temps, il est demandé aux citoyens de se serrer toujours davantage
la ceinture afin de colmater les brèches d’un système à bout de souffle.
Une nouvelle
conception du pouvoir accompagne cette évolution avec la radicalisation du
système représentatif et l’entrée en scène des experts. Ainsi, l’idéal
démocratique fondé sur la participation civique de citoyens indépendants a
laissé la place à une démocratie procédurale qui se contente de produire et de
redistribuer des biens publics. Dans ce cadre, le moment de la délibération qui
devait aboutir à une décision politique s’est effacé derrière les programmes
élaborés par les experts qui se déclinent sous la forme de normes juridiques et
d’injonctions comportementales. La mesure purement technocratique de réduire la
limitation de vitesse à 80 km/h en est une parfaite illustration.
Il s’ensuit
un retournement complet de la révolte des masses puisque ce sont les élites
qui, déracinées et déresponsabilisées, se comportent comme l’homme de
masse : absence de devoir, trivialité, autosatisfaction, rejet de
l’histoire, souci du bien-être, etc. Les manifestations des Gilets jaunes se
présentent en partie comme une réaction à la déliquescence morale de ce
pouvoir. Alain de Benoist a justement parlé de « populisme à l’état
pur » pour qualifier un mouvement qui se cristallise sur le rejet des
classes dirigeantes. « Nous sommes le peuple » scande volontiers
cette France invisible rejetée dans les marges de l’espace public. C’est
effectivement le « peuple des sans-part », la France des anonymes, la
vie des quelconques qui s’est emparé des ronds-points, des péages et des
centres commerciaux, autant de lieux vides de toute signification qui incarnent
justement cette existence périphérique. La symbolique du gilet jaune reflète la
même insignifiance : un objet du quotidien, impersonnel, moche et mal
coupé, pour se faire voir et se faire entendre de la France d’en haut, celle des
boutiques chics, de l’alimentation bio et des comptes bancaires bien garnis.
L’autre grand
ouvrage de Lasch, publié dès 1979, s’intitule La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des
espérances et sera complété par Le moi
assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité (1984). Il ne faut pas les
comprendre comme une dénonciation basique de l’égoïsme ordinaire mais plutôt
comme une réaction naturelle d’individus plongés dans un monde hostile qui les
soumet à des contraintes symboliques et sociales de plus en plus intenses.
L’homme se protège de l’extérieur en se repliant sur lui-même. Par la suite, ce
sont tous les corps intermédiaires, jusqu’à la cellule familiale, qui sont
progressivement attaqués pour laisser la place à la toute puissance du marché,
sous la férule « bienveillante » de l’Etat gestionnaire. La révolte
des Gilets jaunes prend littéralement corps dans cet environnement déshumanisant
où la pulsion d’achat a remplacé le lien social.
Comme le
souligne justement le sociologue François Dubet, il ne s’agit pas d’un
mouvement social à part entière mais plutôt d’une agrégation de colères
individuelles. D’où le rejet de toutes les instances médiatrices, le refus de
désigner des représentants et l’élaboration de revendications très hétéroclites.
Contre toute attente, c’est bien dans une société atomisée que ce mouvement
pris forme grâce, notamment, à l’utilisation des réseaux sociaux. Laurent
Gayard souligne à cet égard que « l’engagement facebook » a donné naissance à une « forme originale de communauté militante », laquelle
porte principalement les déceptions d’une petite classe moyenne. Plus important
encore, les Gilets jaunes peuvent apparaître comme un moyen de retisser du lien
social voire du lien communautaire dans un environnement où la solitude et les
rapports utilitaires prédominent. En cela, ils constitueraient une première
forme de réponse à la culture du narcissisme : la machine désirante du
sujet consommateur commencerait à s’étioler au profit de la prise de conscience
du citoyen actif. Notons au passage que cette évolution reste paradoxale
puisque les revendications les plus souvent rapportées ont trait au pouvoir
d’achat !
En tous les
cas, ce désir d’être ensemble et de partager des moments de vie dans la réalité
quotidienne – et non sa représentation médiatique – s’inscrit dans ce que
Renaud Beauchard appelle un « populisme vertueux ». La décence
ordinaire, qui « appartient à la sphère des sentiments les plus profonds
et les plus essentiels de l’homme », est remontée à la surface du monde
social comme une « colère généreuse » (Orwell). Ce serait cependant
faire preuve de naïveté que de croire que ces vertus élémentaires suffisent à dessiner
un nouvel horizon politique. Disons qu’elles ont au moins le mérite de révéler
en creux l’indécence des gouvernants et l’incurie du système.
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[1] La révolte des élites et
la trahison de la démocratie
[2] Etude du Crédit Suisse
publiée en 2017, voir https://www.consoglobe.com/1-pour-cent-les-plus-riches-cg
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