samedi 19 janvier 2019

Les Gilets jaunes au prisme de Christopher Lasch



La parution d’une synthèse consacrée à l’œuvre de Christopher Lasch, justement intitulée Un populisme vertueux, tombe à point nommé pour évoquer la révolte des Gilets jaunes. En effet, on ne peut être que surpris par l’étonnante actualité d’un auteur qui a toute de même écrit ses principaux ouvrages il y a près de trente années. Le relire aujourd’hui, c’est tout simplement comprendre les raisons pour lesquelles les gens de peu, ceux que l’on appelait autrefois les « gueux », se soulèvent contre l’arrogance du pouvoir au nom de la dignité et de la décence ordinaire.

         En 1994, dans l’un de ses derniers essais[1], Lasch démontrait comment les élites avaient fait sécession du reste de la société et avaient au passage confisqué la démocratie. Il s’agissait ni plus ni moins d’un crime de haute trahison au regard des principes les plus élémentaires de la démocratie pourtant célébrés partout et en toutes occasions par les mêmes élites. Le mot bien connu du milliardaire Warren Buffett en résumait le contenu : «  Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de la gagner ». On peut difficilement le contredire ; les chiffres parlent d’eux-mêmes : « La part de la richesse mondiale détenue par les 1% les plus riches n’a cessé d’augmenter depuis la crise, (…) battant record sur record chaque année »[2]. Pendant ce temps, il est demandé aux citoyens de se serrer toujours davantage la ceinture afin de colmater les brèches d’un système à bout de souffle.

         Une nouvelle conception du pouvoir accompagne cette évolution avec la radicalisation du système représentatif et l’entrée en scène des experts. Ainsi, l’idéal démocratique fondé sur la participation civique de citoyens indépendants a laissé la place à une démocratie procédurale qui se contente de produire et de redistribuer des biens publics. Dans ce cadre, le moment de la délibération qui devait aboutir à une décision politique s’est effacé derrière les programmes élaborés par les experts qui se déclinent sous la forme de normes juridiques et d’injonctions comportementales. La mesure purement technocratique de réduire la limitation de vitesse à 80 km/h en est une parfaite illustration.  


         Il s’ensuit un retournement complet de la révolte des masses puisque ce sont les élites qui, déracinées et déresponsabilisées, se comportent comme l’homme de masse : absence de devoir, trivialité, autosatisfaction, rejet de l’histoire, souci du bien-être, etc. Les manifestations des Gilets jaunes se présentent en partie comme une réaction à la déliquescence morale de ce pouvoir. Alain de Benoist a justement parlé de « populisme à l’état pur » pour qualifier un mouvement qui se cristallise sur le rejet des classes dirigeantes. « Nous sommes le peuple » scande volontiers cette France invisible rejetée dans les marges de l’espace public. C’est effectivement le « peuple des sans-part », la France des anonymes, la vie des quelconques qui s’est emparé des ronds-points, des péages et des centres commerciaux, autant de lieux vides de toute signification qui incarnent justement cette existence périphérique. La symbolique du gilet jaune reflète la même insignifiance : un objet du quotidien, impersonnel, moche et mal coupé, pour se faire voir et se faire entendre de la France d’en haut, celle des boutiques chics, de l’alimentation bio et des comptes bancaires bien garnis.

         L’autre grand ouvrage de Lasch, publié dès 1979, s’intitule La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances et sera complété par Le moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité (1984). Il ne faut pas les comprendre comme une dénonciation basique de l’égoïsme ordinaire mais plutôt comme une réaction naturelle d’individus plongés dans un monde hostile qui les soumet à des contraintes symboliques et sociales de plus en plus intenses. L’homme se protège de l’extérieur en se repliant sur lui-même. Par la suite, ce sont tous les corps intermédiaires, jusqu’à la cellule familiale, qui sont progressivement attaqués pour laisser la place à la toute puissance du marché, sous la férule « bienveillante » de l’Etat gestionnaire. La révolte des Gilets jaunes prend littéralement corps dans cet environnement déshumanisant où la pulsion d’achat a remplacé le lien social.




         Comme le souligne justement le sociologue François Dubet, il ne s’agit pas d’un mouvement social à part entière mais plutôt d’une agrégation de colères individuelles. D’où le rejet de toutes les instances médiatrices, le refus de désigner des représentants et l’élaboration de revendications très hétéroclites. Contre toute attente, c’est bien dans une société atomisée que ce mouvement pris forme grâce, notamment, à l’utilisation des réseaux sociaux. Laurent Gayard souligne à cet égard que « l’engagement facebook » a donné naissance à une « forme originale de communauté militante », laquelle porte principalement les déceptions d’une petite classe moyenne. Plus important encore, les Gilets jaunes peuvent apparaître comme un moyen de retisser du lien social voire du lien communautaire dans un environnement où la solitude et les rapports utilitaires prédominent. En cela, ils constitueraient une première forme de réponse à la culture du narcissisme : la machine désirante du sujet consommateur commencerait à s’étioler au profit de la prise de conscience du citoyen actif. Notons au passage que cette évolution reste paradoxale puisque les revendications les plus souvent rapportées ont trait au pouvoir d’achat !

         En tous les cas, ce désir d’être ensemble et de partager des moments de vie dans la réalité quotidienne – et non sa représentation médiatique – s’inscrit dans ce que Renaud Beauchard appelle un « populisme vertueux ». La décence ordinaire, qui « appartient à la sphère des sentiments les plus profonds et les plus essentiels de l’homme », est remontée à la surface du monde social comme une « colère généreuse » (Orwell). Ce serait cependant faire preuve de naïveté que de croire que ces vertus élémentaires suffisent à dessiner un nouvel horizon politique. Disons qu’elles ont au moins le mérite de révéler en creux l’indécence des gouvernants et l’incurie du système. 

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[1] La révolte des élites et la trahison de la démocratie
[2] Etude du Crédit Suisse publiée en 2017, voir https://www.consoglobe.com/1-pour-cent-les-plus-riches-cg

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