Qui a fait François Mitterrand ? « Qui l'a voulu deux fois et revoulu tous les jours ? Une génération tout simplement. »1
La génération des gens de quarante ans, écrit Philippe Muray en 1995, celle qui a fait mai 68, treize ans avant que n'advienne Mitterrand ; celle que l'essayiste québécois François Ricard nomme en 1992 la « génération lyrique » , dont la conscience « prend la forme d'une vaste innocence caractérisée par un amour éperdu de soi-même, une confiance catégorique en ses propres désirs et ses propres actions, et le sentiment d'un pouvoir illimité sur le monde et sur les conditions de l'existence. »2
Voilà pour la génération qui a fait Mitterrand, mais qu'en est-il alors de celle qui fut construite par Mitterrand ? Celle qui n'aura connu que Mitterrand et qui verse, à l'imitation de ses aînés, des larmes sages à l'annonce de la mort de Tonton en 1995 ? « Il fallait voir les jeunes. Tous les jeunes. Le chagrin des jeunes. Les sanglots juvéniles de ces poupées de cire qui se prennent pour l'avenir alors qu'elles n'auront jamais de passé. »3
Relire
Muray pour tenter de comprendre ce que furent les années Mitterrand
donne le vertige. Tout est là, déjà. Le portrait du XXe
siècle finissant, exactement semblable à celui de notre XXIe
siècle à peine entamé, magistralement croqué par l'essayiste :
dictature de la Fête, religion de la bonne conscience, dogmatisme du
cœur, injonction de la jouissance, management du plaisir, techno
parade, écriture inclusive, politiquement correct. En vingt ans,
rien n'a changé ou presque, si ce n'est l'avènement des réseaux
sociaux qui ont contribué à installer le règne de l'Empire du Bien
dans toutes les consciences hyperconnectées. La relecture de Muray
définit de manière implacable ce qu'a représenté la génération
élevée sous le règne de Mitterrand : une faille temporelle.
Une génération, nous dit le penseur allemand Wilhelm Dilthey,
constitue « un cercle assez étroit d’individus qui, malgré
la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont
reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des
mêmes grands événements et changements survenus durant leur
période de réceptivité. »4
La génération lyrique a eu son événement fondateur, mai 68. Elle a obtenu ensuite son sacre moral et politique, la victoire de François Mitterrand, qui fut, remarque Philippe Muray, « le fourgon blindé dans lequel cette génération a pris elle-même le pouvoir avec ses armes terrorisantes et ses bagages de nuées : romantisme au miel, griserie poétique, collectivisme musical, pornographie de la bonne santé, tyrannie de la Fête, dictature cynique du consensus »5.
Son règne advenu à travers celui de François Mitterrand, elle a posé un doigt sur l'horloge, arrêtant la course de l'aiguille, décrétant l'avènement de l'ère nouvelle du temps figé, pris dans les glaces de la guerre froide agonisante, dilué dans la joie mortifère de la « fin de l'histoire ». Pour les « néo-français de tous les âges qui n'ont connu que Mitterrand »6, il n'y a pas eu d'événement fondateur, il n'y a plus eu de temps historique, obsolète notion abolie par leurs aînés. Génération X, génération Temps X. Vaguement inquiétés par l'ombre que Tchernobyl a jetée sur leur jeunesse mise sous cloche, puis spectateurs tranquilles de la chute du mur de Berlin, du grand cirque médiatique, unitaire et militaire de la guerre du Golfe en 1991, du renoncement béat de Maastricht, les enfants sages de la génération X n'ont décidé de rien et ont joué, avec une docilité mêlée de crainte, le rôle qui leur a été assigné dans un monde intégralement colonisé et façonné par les idéaux de leurs aînés. Tonton parti, la cohorte des rois fainéants a administré l'héritage : Chirac, Sarkozy, Hollande... Arrivée à l'âge adulte, la génération X a cru voir le moment venu de jouer un rôle historique lors des élections de 2002, croyant sauver la République en allant ânonner des slogans creux, alors qu'elle ne faisait que répéter la partition écrite pour elle par Tonton, un devoir dont elle s'est sagement acquittée, sous l’œil toujours railleur de ses aînés. Pour finir, elle a même eu l'amabilité de fournir à la mitterrandie jamais finissante un dernier gestionnaire, Emmanuel Macron, nouveau roi des limbes couronné par la pyramide du Louvre au cours d'une hallucinante cérémonie d'intronisation.
Mais le temps arrêté en France, perdu dans les tréfonds du purgatoire mitterrandien, a poursuivi sa course dans le reste du monde. Et, tandis que s'efface la génération lyrique, repue et sereine, la génération Temps X voit les événements bousculer le joli théâtre d'ombres dressé par ses aînés, qu'elle aura écouté, vénéré, imité et protégé jusqu'au bout. Elle sort une tête inquiète hors de sa caverne et prend sur le tard conscience que l'histoire s'est faite sans elle et que l'implacable balancier a fait voler en éclats le décor trompeur qu'elle n'a jamais eu la force d'abattre. Mais il est trop tard pour la génération des enfants de Mitterrand : déjà, elle doit passer le relais à d'autre avant d'avoir même pu songer à exister.
1Philippe Muray. « Mitterrand avant. » La Règle du Jeu n°15, 1995. Reproduit dans Essais. Les Belles Lettres. 2010. p. 759
2François Ricard. La génération lyrique. Québec. Boréal. 1992. p. 8
3Philippe Muray. « Enfin raide (Mitterrand après). » L'esprit libre. N°14. 1996. Essais. p. 761
4Wilhelm Dilthey. Le monde de l’esprit. T.1. Histoire des sciences humaines. Paris. Aubier-Montaigne. 1947. p. 42.
5Philippe Muray. « Mitterrand avant ». Essais. p. 759
6Philippe Muray. « « Enfin raide (Mitterrand après). » Essais. p. 761
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