« Donc, plus de société, plus de contraintes, mais l’association libre et toujours révocable qui, unissant un moment les égoïsmes, fortifiant par son écho en d’autres individus, également libres et passionnés, l’intensité du sentiment individuel, accroît en chaque homme la faculté de sentir, de vouloir, de créer. »[1] Tel est le projet formulé par Max Stirner, de son vrai nom Johann Kaspar Schmidt, philosophe allemand né à Bayreuth en 1806 et mort à Berlin en 1856, maître à penser de l’anarchisme individualiste.
Stirner n'a pas vraiment fait école et il est difficile de rattacher ce penseur hors-norme à une véritable tradition idéologique ou même de lui attribuer une filiation claire. Sa philosophie ne s’y prête pas. L’anarchisme individualiste n’a pas d’équivalent ou d’héritage réel. L'anarchisme stirnerien est bien loin de celui de Proudhon ou de Kropotkine avec lesquels il peut sembler partager quelques préoccupations mais qui s'ouvrent sur de véritables projets politiques là où Stirner ne professe qu'une libération radicale de l'individu. Il serait dès lors tentant de relier Stirner à une sorte de matérialisme ultra-individualiste et d'en faire un père spirituel du courant « libéral-libertaire » mais, là encore, la radicalité stirnerienne interdit toute récupération du philosophe allemand au nom d'un « jouissez sans entrave » et d'une injonction hédoniste qui apparaît bien bourgeoise face au caractère extrême et aux exigences hors-normes de l'individualisme stirnerien. L'égoïsme de Stirner ne semble pouvoir se concilier ou se réconcilier avec personne tant il exige de l'individu.
Stirner n’a d'ailleurs pas eu tellement de chance dans la vie et son œuvre semblait devoir être condamnée très tôt à l'oubli. Contrairement à la majeure partie des penseurs socialistes ou anarchistes de son temps, à l'exception de Proudhon, Max Stirner vient d'un milieu très modeste. Son père, un sculpteur de flûtes, meurt de la tuberculose six mois après sa naissance et le jeune Max sera sujet, durant toute sa scolarité à des brimades en raison de son large front, ce qui lui donnera son nom de plume. Stirner vient de stirn qui signifie « front » en allemand. Après un passage à l’université où il a suivi les cours de Hegel et où il poursuit durant huit ans des études laborieuses, il grapille une simple facultas docendi (c’est-à-dire une simple « capacité d’enseigner ») et donne des cours de langues anciennes, d’histoire, d’allemand et d’instruction religieuse dans un pensionnat de jeunes filles. Il en profite pour épouser la fille illégitime de la sage-femme qui le loge, Agnès Butz, d’origine encore plus modeste que lui. Elle meurt en couches un an plus tard. Il commence, dans le même temps, à fréquenter les Freien, les « hommes libres », un groupe de jeunes intellectuels allemands dont l’activité principale, comme tous les jeunes intellectuels, en particulier ceux du XIXe siècle, est de discuter longuement dans les cafés en fumant et buvant beaucoup. Stirner fume le cigare, mais parle peu, sauf quand il y est invité. Il rencontre sans doute parmi les « Freien » Friedrich Engels mais rate Marx, ce qui est encore le signe d’une certaine malchance. Au moins Engels laissera-t-il le seul portrait dessiné que nous ayons de Stirner.
En 1843, Stirner tombe amoureux d’une jeune féministe qui possède un bel héritage, Marie Dähnhardt, et il dédicace l’année suivante L’Unique et sa propriété à l’élue de son cœur. Le livre est immédiatement censuré, censure levée au bout de deux jours car l’ouvrage est considéré comme manifestement « trop absurde pour être dangereux ». Après avoir quitté son poste de professeur, Stirner traduit le Dictionnaire d’économie politique de Jean-Baptiste Say et la Richesse des nations d’Adam Smith. Puis il ouvre une crémerie, fait faillite et ruine sa femme qui le quitte. Il se retrouve couvert de dettes, exerce plusieurs métiers, dont celui de vendeur de saucisses, et ne participe même pas à la révolution de mars 1848. Il ne publie presque rien, hormis une compilation de textes intitulée Histoire de la réaction. Il va en prison et meurt finalement d’un anthrax à l’âge de cinquante ans. Deux personnes viennent à son enterrement. Il ne laisse derrière lui que cet étrange ouvrage L’Unique et la propriété qui refait surface de temps à autre dans l’histoire de la philosophie et de la pensée politique sans que, jusqu'à aujourd'hui, l'on sache trop quoi en faire.
Stirner attaque tout en effet dans L’Unique et sa propriété : la société bourgeoise, le socialisme, le communisme, Hegel, Proudhon et l’anarchisme proudhonien, le matérialisme de Feuerbach… On retient habituellement de ce livre un ensemble de propositions qui semblent plus ou moins contradictoires et surtout le concept de « Société des égoïstes » qui fait de Stirner pour la postérité le père de l’anarchisme individualiste. Il existe, comme le rappelle Victor Basch dans son ouvrage sur Stirner en 1904, plusieurs formes d’anarchisme, anarchisme proudhonien, bakouninien, anarchisme de Kropotkine, individualisme du droit ou anarchisme révolutionnaire. L’anarchisme individualiste de Stirner, et de l’un de ses principaux – et seul – disciples, John Henry Mackay, est une forme d’individualisme poussée à l’extrême qui paraît ne pouvoir s’accorder avec aucune forme de socialité. En cela, dans une époque comme la nôtre, vouée au règne de l’atomisation sociale et de l’anomie, on se demande ce que la pensée de Stirner pourrait apporter qui ne soit pas déjà réalisé alors que le matérialisme le plus égoïste semble régner pour de bon. Ainsi, pour Albert Camus, dans L’homme révolté, « l’insurrection stirnerienne, si singulière dans sa réduction à l’égoïsme pur et dur et dans son hostilité au socialisme et au communisme, est bien le prototype d’une révolte où l’individualisme parvient à son sommet […], est négation de tout ce qui nie l’individu et glorification de tout ce qui l’exalte et le sert. »
Mais si la pensée de Stirner peut se réduire à une forme poussée de nihilisme post-moderne, très prophétique dans ses excès, elle peut aussi se comprendre de manière plus profonde, comme une expression archaïque du vitalisme nietzschéen. Avec son Unique, Stirner offre une synthèse ultra-radicale et passionnante du processus d’individualisation et d’individuation qui traverse avant lui trois siècles de modernité jusqu'aux prémices de la révolution industrielle. Max Stirner se tient en 1845 avec son Unique, au seuil d’un monde marqué par des changements redoutables dont l'œuvre de Nietzsche tire, trente ans après Stirner, des conclusions plus redoutables encore. Pour autant, le père de Zarathoustra a-t-il abondamment pioché dans la boîte à outils stirnerienne pour élaborer sa propre conception du vitalisme et formuler le projet de dépassement de l’homme en élaborant une véritable déconstruction de la culture occidentale, bien avant que ce thème ne devienne à la mode dans les soirées germanopratines et les séminaires de philosophie ?
Il est difficile de déterminer si, en son temps, Nietzsche a lu Stirner mais on peut toutefois jeter quelques ponts entre les œuvres des deux auteurs. La critique radicale du sujet opérée par Nietzsche est à la base d’une sorte de « révolution culturelle, théorico-pratique, avancée par un esprit intempestif, et qui se donne pour objectif de libérer les forces de la vie que la morale régnante inhibe et de produire ainsi un ‘esprit libre’. »[2] Cette critique violente de la morale judéo-chrétienne va de pair avec le rejet du sujet classique cartésien ou kantien et produit chez Nietzsche la défense d’une « individualité multiple » fondée sur une forme de « perspectivisme » et de matérialisme supposant la prééminence de l’objet de la connaissance sur le sujet connaissant, par opposition à l’idéalisme kantien défendant l’adéquation du sujet connaissant avec l’objet de la représentation. Le Moi profond et non rationnel de Stirner, support d’une doctrine de l’égoïsme, d’un égoïsme érigé en système, déconnecté de tout collectif social possède des affinités avec la volonté nietzschéenne de dépassement du Soi. « Comment l’homme sera-t-il surmonté ? », demande Nietzsche dans son Zarathoustra semblant paraphraser les premières interrogations de L’Unique et sa propriété : quelle est la cause de Dieu ? Quelle est la cause de l’humanité ? Quelle est la cause de l’homme ? À cela, Stirner répond, dans L’Unique : « Je baserai donc ma cause sur Moi : aussi bien que Dieu, je suis la négation de tout le reste, je suis pour moi tout je suis l'Unique. » Comme en écho à Stirner, Nietzsche écrit dans Zarathoustra : « Le surhomme me tient à cœur, c’est lui qui est pour moi l’Unique, et non pas l’homme : non pas le prochain, non pas le misérable, non pas le plus affligé, non pas le meilleur. »
L’individualisme de Stirner n’est pas religieux, mais il est
athée, esthétique et destructeur : c’est le Moi qui détruit le monde, qui
démasque tous les mensonges du monde, au prix, éventuellement, du terrorisme ou
du crime, puisque rien ne saurait s’opposer à cette entreprise de révélation
destructrice. « Puisque chaque moi est, en lui-même, foncièrement criminel
envers l’Etat et le peuple, sachons reconnaître que vivre, c’est transgresser.
À moins d’accepter de mourir, il faut accepter de tuer, pour être
unique. » L’auteur de L’Unique et sa propriété campe, pour Albert
Camus, dans un désert brûlé par le triomphe exclusif et solaire du Moi
tout-puissant. « Le rire-désolé de l’individu-roi illustre la victoire
dernière de l’esprit de révolte. Mais, à cette extrémité, plus rien n’est
possible que la mort ou la résurrection. Stirner, et avec lui, tous les
révoltés nihilistes, courent aux confins, ivres de destruction. Après quoi, le
désert découvert, il faut apprendre à y subsister. »[3]
C’est dans le désert stirnerien que commence la quête de
Nietzsche. Si Stirner, comme il l'affirme lui-même, a construit sa
« cause sur rien ! », Nietzsche profite de cette entreprise de
néantisation pour bâtir, lui, sur ce rien et jeter les fondements d’un
individualisme profondément aristocratique exaltant la force du surhomme
capable de dépasser le Soi. Unis dans un refus radical des forces et des
puissances voulant s’imposer au Moi, que ce soit le vieux monde chrétien ou au
contraire les nouvelles religiosités séculières socialiste et communiste,
Stirner et Nietzsche partagent le rejet des vérités imposées et la célébration
du Moi destructeur et créateur. Cependant, si le « Moi égoïste » de
Stirner se dissout dans le néant, celui de Nietzsche se dépasse à travers la
figure du philosophe-artiste-créateur et la volonté du surhomme. Les affinités
entre Stirner et Nietzsche se découvrent plus encore dans la critique de
l’Etat, « le plus froid des monstres froids », écrit Nietzsche dans Zarathoustra,
une association qui ne poursuit qu’un seul but, pour Stirner :
« Limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une
généralité quelconque », ce qui implique forcément la mutilation du Moi et
sa mise en esclavage. Si Nietzsche ne va pas jusqu’à prôner le remplacement de
l’Etat par une « société des égoïstes » il décrit cependant de la
même manière l’Etat comme une machine inhumaine susceptible de dériver vers le
crime et l’oppression. Dans son appréciation de la société capitaliste et sa
critique de l'Etat moderne, Stirner se trouve cependant pris au piège de ses
contradictions, continuant à défendre la propriété privée contre les
socialistes et justifiant dans le même temps la « guerre des
classes ». Du côté des socialistes, comme des libéraux, il ne sera pas le
premier ni le dernier à être victime de certaines inconséquences de langage et
de doctrine.
Le projet stirnerien va plus loin néanmoins que la critique politique et sociale qui représente, comme chez Nietzsche, la portion congrue de son système philosophique. De même que Nietzsche entrevoit la société moderne comme un champ de rapports de force contraignants et oppressants, auxquels seul le surhomme peut échapper par le dépassement du soi, Stirner commence par protester violemment contre l’hégélianisme qui place l’intérêt de l’universel au-dessus de l’intérêt particulier et va jusqu’à faire de l’égoïsme individuel une quasi religion de Soi, une forme de jouissance illimitée de soi-même, principe et élément créateur de l’humanité. Au rêve chrétien du « renoncement à soi-même », Stirner oppose l’impératif de « Revenir à soi-même. » « Echappez aux ténèbres où des milliers d’années de civilisation vous ont plongés ! Devenez des Moi tout-puissants, des égoïstes dédaigneux de toute hypocrisie. Dès que vous avez pris connaissance de votre toute-puissance, vous n’avez qu’à vous approprier ce que vous convoitez par la persuasion, par la force, par l’hypocrisie. Vous êtes maîtres des moyens que vous voudrez employer. »
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Article non sans intérêt, m'enfin! Il me rappelle à l'occasion un passage du livre de Peter Sloterdijk , "Après nous le déluge" qui traite de la généalogie et de la filiation et fait référence à l'incontournable quoique bien oublié Stirner (p. 476). Pour Stirner "son premier moteur est de ne devoir rien à personne" ! "Ne pas être redevable" et surtout de l'existence, jusqu'à pousser ensuite la logique "de se retirer instinctivement de la production de descendants". Au moins pas d'origine pour d'improbables avatars. Rien avant, rien après. Sauf que. Il n'empêche que la lecture du livre de Sloterdijk ouvre, si j'ose dire, de vastes horizons sur la filiation, thème selon lui très peu exploré par nos immenses philosophes des temps présents et qui courent. Moi avant Moi ! Beau comme l'antique dirait JL David (pas le coiffeur). ce n'est pas sans m'évoquer le très profond (du coup) J2M à savoir "Jean-Marie Messier, moi-même, maître du Monde". Des génies, les Guignols de l'Info. Encore merci.
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