« Qui
réveille à la vie, à la vie individuelle, le monde perdu en lui ; qui se
sent comme un rayon du monde, et non pas comme étranger au monde :
celui-là vient, il ne sait pas d’où ; celui-là va, il ne sait pas
où ; son rapport au monde sera un rapport à soi, et il aimera le monde
comme lui-même. Ces hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se
sentiront faire partie d’un seul et même tout. Là sera l’anarchie. »[1] Telle est la vision portée
par Gustave Landauer qui précise par ailleurs que « l’anarchie de l’avenir
ne viendra que si les hommes du présent sont des anarchistes et non pas des partisans
de l’anarchisme ». On l’aura compris, chez lui, l’anarchie est un mode de
vie présent au plus profond de soi-même, lequel s’expérimente dans la chaîne
continue des êtres qui se sont reconnus comme des frères dans une sorte de
communauté d’esprit. Vision utopique ? Assurément non, si l’on parvient à
retrouver le bruissement foisonnant de la vie qui n’a cessé d’être écrasée,
étouffée, disciplinée et réglementée par tous les dispositifs mis en place par
le marché-Etat.
Dès les origines, Joseph Proudhon a rapporté l’anarchie (an-arkhê : sans principe, sans fondement) à la prévalence du chaos dans la trame fondamentale du monde. C’est pourquoi la société cherche l’ordre dans le flux continu de la vie et se donne pour perspective l’équilibre toujours instable de la liberté en actes. Ainsi compris, le chaos est bien le principe générateur du monde ; il est un « bloc de matière primordiale et brute, monstre unique et véritable, inerte et spontané »[2] qui se répercute dans la vie par la multiplicité infinie des possibles et la transformation incessante des êtres. Cela signifie concrètement que la nature profonde de l’être n’est pas sociale, politique, religieuse, etc. mais chaotique, c’est-à-dire impossible à fixer, à rationaliser, à comprendre. Bakounine ne dit pas autre chose lorsqu’il définit « l’être intime » comme « l’éternellement passager » tandis que Nietzsche rappelle qu’« il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».
Cette lecture du monde ne débouche pas pour autant sur une société chaotique, anarchique, violente car elle est compensée par une autre donnée, cette fois-ci anthropologique : la nature foncièrement altruiste de l’homme. Ce que Charles Fourier traduit par la belle formule : « Par le plus intime de soi, chacun est tendu vers l’extérieur et vers autrui ». En effet, l’homme est davantage qu’un animal social, il est un individu qui découvre au fond de lui-même les ressorts cachés qui le projettent vers les autres, dans un jeu de miroir où la singularité se reconnaît dans l’universalité et inversement. Ne nous méprenons pas, ce retour à soi ne doit pas contribuer à l’accroissement de l’ego et conduire à la souveraineté absolue de l’Unique si cher à Stirner. Au contraire, Landauer parle d’une « mutation spirituelle » pour décrire le processus qui permet à l’homme de surmonter la fausse conscience du moi égoïste pour s’ouvrir à l’autre en soi, prélude à l’intime solidarité qui se noue entre tous les êtres. « Ce que nous avons, écrit-il, de plus individuel est ce que nous avons de plus universel ».
Entre le monde chaotique et l’individu singulier, se joue finalement une lutte profonde, naturelle, qui débouche sur la formation de petites communautés. Proudhon insiste beaucoup sur la relation polémique voire guerrière que l’homme entretient avec son environnement et ses semblables : c’est de la contradiction des forces que doit surgir une forme d’anarchie positive, un ordre spontané. A partir de là, et par la grâce de l’entraide mutuelle, se forment des « êtres collectifs autonomes qui coopèrent, se mesurent les uns aux autres et se coordonnent dans des rapports de ”commutation“ »[3]. Si les penseurs anarchistes diffèrent dans leurs formulations, il n’est pas interdit de voir dans cette fibre communautaire, bien loin de la socialisation rigide, une forme d’union qui transcende, pour un moment donné, la multiplicité du monde. Hakim Bey écrit à ce sujet : « De “l’union des égoïsmes” chère à Stirner, passons au cercle des ”esprits libres“ de Nietzsche et, de là, aux “séries passionnelles” de Fourier, nous dédoublant à l’infini au fur et à mesure que l’Autre se multiplie dans l’eros du groupe »[4].
Ce
monde de sympathies organisées butte cependant sur la question inéluctable du
pouvoir et incidemment sur celle de la domination. La belle formule de
Proudhon, « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir », se rapporte
en dernier ressort à la notion très large de « Justice » conçue comme
la grande ordonnatrice des mondes. De même, les phalanstères, les communes
autogérées, les coopératives, les TAZ (« zones d’autonomies
temporaires »), etc. constituent des expériences de vie intenses sans
parvenir à offrir une véritable alternative à la construction froide et
rationnelle de la société. Face à l’Etat, ce « gros animal » qui gouverne
désormais les moindres parcelles de l’existence individuelle, il reste à
inventer de nouvelles formes d’associations qui desserrent les coutures d’une
réalité entièrement corsetée par la raison calculatrice. Le fédéralisme, le
mutualisme ou encore le communalisme tentent de disséminer le pouvoir pour le
redonner à la base, en partant de cette « matrice d’amitié » qui a
toujours fait les groupements humains. Mais il faut reconnaître que la
complexité économique, la désintégration sociale et les avancées technologiques
ont fini par créer un monde hors-sol qui ne nécessite plus d’être politiquement
organisé mais seulement rationnellement administré.
Sur
ce dernier point, les anarchistes individualistes et autres socialistes
conservateurs ont souvent été plus visionnaires que leurs contemporains. En
effet, cette réalité chaotique dans laquelle l’homme trouve à s’affirmer par le
moyen de la liberté est de plus en plus étouffée par une modernité qui ne cesse
de créer des intermondes, des interfaces, des simulacres. Au XVIIIè
siècle, la fièvre révolutionnaire qui débouche sur la mise en place des
institutions démocratiques les laisse le plus souvent perplexes sans compter
que la croyance dans le progrès relève davantage pour eux de l’affabulation
théorique que de la réalité historique. En définitive, le suffrage universel
est au mieux une illusion au pire une mascarade ; il permet de légitimer
le pouvoir des représentants par un supplément d’âme, celui procuré par
l’onction du peuple. Proudhon observe qu’« après avoir aboli le
gouvernement par la grâce de Dieu,
nous avons prétendu, à l’aide d’une autre fiction, constituer le gouvernement par la grâce du peuple ; […] au
lieu d’être les éducateurs de la multitude, nous nous sommes faits ses
esclaves »[5].
De la même façon, la sacrosainte opinion commune s’apparente aujourd’hui à une
logorrhée publique qui finit par vider le langage de tout contenu objectif. En
outre, cette « bulle inflationniste de bavardage » s’accompagne d’un
déferlement d’images et d’interprétations qui duplique le réel en une série
indéfinie de simulacres. Dans ce contexte, l’ontologie anarchiste n’a jamais
été aussi actuelle : il faut parler de la vie depuis la vie, depuis le
conflit qui l’anime, pour se rendre présent à soi-même, au monde, par
l’exercice concret de la liberté.
Les programmes politiques, les slogans révolutionnaires ou encore les espoirs constituants participent de la même fausseté, celle de partir d’un sol mythique, idéologique pour construire une autre réalité. Proudhon forge le néologisme « idéomanie » pour dénoncer cette fuite dans l’utopie que l’espérance révolutionnaire ne fait que renforcer. De son côté, Landauer devient rapidement une sorte de paria de la communauté anarchiste par son refus d’utiliser la violence et son dédain constant des entreprises révolutionnaires. Il se présente d’ailleurs comme un penseur « anti-politique » qui s’intéresse moins au renversement des structures du pouvoir qu’à la transformation intérieure de l’homme, préalable essentiel à la création de nouveaux liens communautaires. La lutte n’en est pas moins âpre puisqu’il s’agit de poser des nouveaux commencements, des nouvelles formes de vie. Là est l’anarchie, là où les « hommes régénérés vivront entre eux, parce qu’ils se sentiront faire partie d’un seul et même tout ».
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[1] Collectif, Gustave Landauer, un anarchiste de l’envers, Paris, éditions de l’éclat, 2018, p. 163.
[2] Hakim Bey, L’art du chaos. Stratégie du plaisir subversif, Paris, Nautilus, 2000, p. 13.
[3] Edouard Jourdain, Proudhon contemporain, Paris, CNRS Editions, 2018, p. 25.
[4] Hakim Bey, op. cit., p. 3.
[5] Proudhon cité par Edouard Jourdain, op. cit., p. 68.
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