lundi 9 janvier 2023

Grandeur et misère de l'intellectualisme

   


         L’intellectuel risque toujours de tomber dans le piège qu’il se tend à lui-même : tourner autour de son nombril et ratiociner sans fin, d’autant plus lorsqu’il professe à l’université et devise dans les cénacles d’opinions. Une pensée ne doit pas forcément être vécue – de grands intellectuels sont restés assis au bureau toute leur vie durant – mais, pour le moins, se frotter au monde dont elle provient. Or, beaucoup d’ouvrages dits « scientifiques » tombent littéralement des mains tant ils épousent les causes du moment et les manies en vogue. Aussi voudrions-nous compléter le tableau déjà riche des figures intellectuelles : l’intellectuel universel, l’intellectuel organique, l’intellectuel spécialiste, l’intellectuel militant, etc., par quelques nouveaux spécimens.

         L’intellectuel pantouflard. C’est l’expression qui nous est tombée dessus en lisant l’énième pensum de Marc Crépon dont le titre à lui seul est une invite au bâillement : Le désir de résister. Un esprit critique pour notre temps. Sujet rebattu se dit-on mais pour qu’un professeur de l’Ecole normale supérieure s’y colle, c’est qu’il doit être à bout, sur le pied de guerre. Or, on tourne les pages sans être le moins du monde bousculé, même pas titillé, tant la longue dissertation du professeur ronronne et enfile un à un tous les lieux communs de l’époque. C’est beau comme un manuel de philosophie sous la Troisième république ; en revanche, pour ce qui concerne la résistance, c’est un peu mollasson – une résistance en pantoufles. L’on se souviendra au passage que, décidément, les éditions Odile Jacob sont à éviter à tous prix.

 


 

         L’intellectuel bas-de-plafond. Cette fois-ci, le titre fait trembler les bonnes âmes, Ecofascismes, et attire les curieux tant le phénomène est peu étudié. Las, notre chercheur en géographie, Antoine Dubiau, ne prend même pas la peine de faire semblant de travailler son sujet ; non, il écrit et pense comme un commissaire politique, un militant bas-de-plafond qui, tenez-vous bien, interpelle ses amis écologistes pour qu’ils ne tombent pas dans le piège fasciste. Car l’écologie, voyez-vous, porte en elle depuis ses origines le poison fasciste et que, pour s’en prémunir, il faut l’énoncer, le dénoncer et le tour est joué : compris pas pris ! Les preuves : Hitler était végan et aimait les animaux, Alain de Benoist promeut la décroissance, la revue écologiste Limite est un repère de catholiques traditionalistes, etc. A ce niveau d’élucubrations, il n’y a pas grand-chose à sauver. En revanche, on souhaite bien du courage aux écologistes de gauche – à qui s’adresse l’ouvrage – de converser avec un militant si pointu. 

 



         L’intellectuel d’ensemble. Appréciant les ouvrages d’Olivier Roy, tout particulièrement La sainte ignorance, nous nous sommes procurés très rapidement son dernier opus, L’aplatissement du monde, après que l’un de ses confrères en ait fait une recension dithyrambique. Certes, la déception est proportionnelle à l’attente (en l’occurrence élevée) mais, tout de même, était-ce bien utile de proposer un énième diagnostic de l’état du monde ? L’auteur a la franchise de nous donner en introduction ses principales sources, au demeurant intéressantes :   Michéa, Guilluy, Graeber, Illouz, etc. Nous sommes donc en terrain connu et nous le resterons. Le livre n’est pas déplaisant mais se contente de proposer une synthèse en forme de lamento sympathique, antimoderne mais pas trop, de « la crise de la culture et de l’empire des normes » (sous-titre du livre). Au reste, le concept principal est lui-même paresseux : en effet, le monde s’aplatit avec l’uniformisation des mœurs, la révolution internet, la marchandisation néolibérale, l’empire des normes, etc. C’est entendu, mais encore ? 

 


L’intellectuel jargonneux. Nous avons souvent entendu parler d’Augustin Berque comme l’un des géographes les plus influents de son temps sans prendre le temps de le lire. La parution d’un livre-entretien, Entendre la terre. A l’écoute des milieux humains, qui retrace son itinéraire intellectuel vient à point nommé combler ce manque. L’ensemble se lit d’autant plus facilement que la ligne directrice de son œuvre est limpide : l’être se crée en créant son milieu. Dès lors, l’écoumène devient « un processus de création de l’espace par le biais de l’appropriation quotidienne des individus qui l’habitent ». Les nombreux séjours de l’auteur au Japon lui permettent de rompre avec le paradigme occidental – les dualités modernes – pour envisager les mondes à partir d’un tissu complexe de relations entre vivants (humains et non-humains). L’on regrettera seulement l’inflation des néologismes : médiance, trajection, déterrestration, etc. qui tendent à obscurcir un phénomène qui est loin d’être nouveau. En effet, le holisme méthodologique a constitué un courant puissant en sciences sociales avant d’être détrôné par l’individualisme. Or, aujourd’hui, l’effacement de la frontière entre nature et culture (Descola) permet de redécouvrir les cosmologies anciennes pour lesquelles, déjà, l’homme n’était qu’une palpitation d’un immense cœur battant. « Il y a à la fois cosmisation de notre corps animal par la technique et somatisation de notre milieu par le symbole » écrit Augustin Berque. A bon entendeur, salut ! 

 


 

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