mardi 13 février 2024

Eric Sadin, la pensée spectrale

 


         Nous avions gardé un bon souvenir des premiers essais d’Eric Sadin consacrés à la révolution numérique et publiés à L’échappée, notamment La vie algorithmique et La silicolonisation du monde. Il y faisait preuve d’une connaissance précise du sujet et développait un esprit critique, plutôt rare dans ce domaine, en fouillant les strates historiques du mouvement et en rappelant son point d’ancrage capitaliste. En revanche, son ouvrage qui se voulait plus ambitieux, presque « militant », Faire sécession, alignait une série de poncifs déjà mille fois lus ailleurs, comme quoi il était plus facile de mettre en exergue les maux que de trouver des remèdes. Ses multiples interventions médiatiques, la mèche au vent et la chemise colorée comme un lanceur d’alerte à la mode, prêtaient à sourire mais avaient le mérite d’exister.

Toujours aussi peu au fait des nouveautés techno-numériques, nous nous sommes de nouveau tournés vers lui, et son dernier ouvrage La vie spectrale, pour en savoir un peu plus sur la fameuse intelligence artificielle (IA). Et là, patatras ! Malgré un beau titre et un sous-titre attrayant, Penser l’ère du métavers et des IA génératives, l’essai est d’une prétention sans bornes et d’un vide abyssal ! Loin des premières études minutieuses et informées, son contenu se limite à une présentation sommaire pour ne pas dire grossière de l’histoire des nouvelles technologies, laquelle débute à l’invention de la vapeur (!), passe par l’électricité et l’ère des organisateurs (James Burnham) avant que de parvenir péniblement à l’IA, évoquée seulement à la page 144 sur un livre qui en compte 264 ! C’est tout de même invraisemblable que les dossiers de n’importe quel magazine réalisés sur le sujet en disent davantage en quelques pages que tout un ouvrage.

 


Un vide en appelant à un autre vide : la pensée de Sadin dont les phrases importantes sont présentées en italique (au cas où le lecteur serait incapable de les identifier) accumule les pseudo-concepts et les réflexions faussement profondes dans un langage qui s’apparente à de lourdes paraphrases. Jugez par vous-même : « Ce que nous pourrions appeler, sous une forme oxymorique, le libre internement des corps représente la modalité industrielle la plus avantageuse, vu que la règle d’un ajustement automatisé indéfiniment approprié prévaut, évitant ainsi d’onéreuses inadéquations ou latences ». Et l’auteur ne fait qu’évoquer ici… le principe de la livraison à domicile ! L’autre grande trouvaille, écrit bien sûr en italique, évoque l’âge de la fixité des corps. L’IA nous cloue à notre siège, en effet. Le mieux dans ce type d’ouvrage se trouve encore dans les citations de penseurs qui n’avaient pas attendu l’IA pour tirer toutes les conséquences de la numérisation du monde, comme Jean Baudrillard :

« L’opération minutieuse de la technique sert de modèle à l’opération minutieuse du social. Rien ne sera plus laissé au hasard, c’est d’ailleurs cela la socialisation, qui a commencé depuis des siècles, mais qui est entré désormais dans sa phase accélérée, vers une limite qu’on croyait explosive (la révolution), mais qui pour l’instant se traduit par un processus inverse, implosif, irréversible : dissuasion généralisée de tout hasard, de tout accident, de toute transversalité, de toute finalité, de toute contradiction, rupture ou complexité dans une socialité irradiée par la norme, vouée à la transparence signalétique des mécanismes d’information » (Simulacres et simulation).  


La puissance des nouvelles technologies en appelle à la puissance de la pensée critique et non pas à la synthèse du déjà vu et du déjà dit. L’on s’interroge, évidemment, sur les raisons d’un tel naufrage, d’une analyse aussi spectrale pour reprendre les mots de l’auteur, en se doutant que la multiplication des livres sur un même sujet comporte un arrière-goût commercial. Il faut alors croire que Grasset est moins regardant que L’échappée – on s’en doutait un peu – et que les lecteurs du premier peuvent être pris pour des imbéciles, allègrement.  Au final, il n’y a pas besoin de ChatGPT pour générer de l’intelligence artificielle, un auteur peut très bien faire une compilation de ses précédents ouvrages, cela s’appelle un digest, et l’on aimerait être prévenu avant de débourser 19,90 euros et d’être pris pour un… 

 


 

 

 

 

 

 

1 commentaire:

  1. Vous confirmez une tendance chez l'auteur qui semble aimer la reconnaissance et faire le show en entretien vidéo mais creuse de moins en moins ses sujets... Dommage. On a encore, toutefois, de la matière chez Rappin et Vioulac pour compenser.

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