lundi 29 juin 2020

Baptiste Rappin - Tu es déjà mort ! Les leçons dogmatiques de Ken le survivant



Lisant le titre, on croit d’abord à une plaisanterie, puis on imagine le pire : l’épanchement d’un quadragénaire succombant – un de plus ! – à l’aura « vintage » (stade gâteux du fétichisme de la marchandise) sécrétée par la camelote télévisuelle de notre enfance. La lecture du quart de couverture et du sommaire nous rassurent : l’intérêt que porte au manga Baptiste Rappin, un des critiques contemporains les plus aigus de la société industrielle et de son mode d’emprise sur le monde et les âmes, le management, n’a rien que de très logique. De quoi parlent les mangas, et plus particulièrement Ken le survivant ? De l’après-catastrophe, d’un monde rendu au désert et dans lequel quelques humains luttent pour survivre. Or, la société industrielle est grosse, non pas seulement d’accidents, mais de LA catastrophe, celle qui anéantira toute civilisation. Elle n’est pas une de ses potentialités : elle lui est consubstantielle. D’abord cette question : pourquoi  le manga est-il né au Japon ? Parce que nous dit Baptiste Rappin, les Japonais, par Hiroshima et Nagasaki, ont fait l’expérience de la fin du monde, et cet évènement, à la fois indicible et inaugural, a été pour l’âme nippone l’équivalent d’une table-rase, rendant la population disponible à toutes les injonctions de la post-modernité et transformant l’archipel en un gigantesque laboratoire d’expérimentation. Si l’apocalypse est fin des temps et révélation d’une vérité longtemps restée en incubation, le monde post-apocalyptique est celui du temps de la fin, l’ultime délai avant la clôture finale. Depuis 1945, le Japon, inconsciemment, se vit comme le monde de la post-apocalypse.

Ken le survivant annonce donc un avenir possible, une forme de vie humaine future ; il est « une expérience de pensée anthropologique poussée à un point de radicalité rarement égalée ». Or, une des grandes qualités de cet ouvrage est de montrer que ce monde post-apocalyptique du manga est déjà en gestation, Ken étant « le récit imaginé et symbolique de la déconstruction généralisé ». Ce monde post-apocalyptique est au fond celui que prônent et préparent sans le savoir les sophistes déconstructeurs qui œuvrent dans les universités occidentales depuis un demi-siècle : il est celui du déracinement, du désert, de la meute deleuzienne, de l’instantanéité, du refus du sens et de toute généalogie ; c’est un monde neutre, a-causal et sans pourquoi ; un monde désolé, abîmé dans un présent perpétuel, et traversé par l’« incessant grouillement de singularités mobiles ». Monde inhabitable, si habiter signifie élever l’homme, l’édifier dans la cité, par l’écriture, l’inscription dans une généalogique et surtout, grâce à des institutions légitimes c’est-à-dire qui renvoient constamment à l’Origine (ou, selon le mot de Pierre Legendre à la « Référence »). Bref, le désert qu’arpente Ken est celui, présenté sous une forme dépouillée et radicalisée, de notre condition post-moderne. Muray exigeait de tout écrivain digne de ce nom qu’il sache « déconner plus haut que l’époque », les auteurs de Ken le survivant, dans leur ordre esthétique, y réussissent pleinement.



Toutefois, le manga n’est pas la simple représentation esthétisée du cauchemar survivaliste et du nihilisme cyberpunk. A sa manière, il est illustration du célèbre vers d’Holderlin : « Là où croît le péril croit aussi ce qui sauve » car le spectacle de la barbarie déchaînée rend plus aigu encore l’absence de la civilisation, dont, comme en négatif, il laisse deviner les contours. La lecture de Ken le survivant invite donc au dépassement du nihilisme car même dans ce monde désolé l’avenir est déjà en germe dans l’âme des derniers porteurs de mémoire que croisera le héros sur sa route. On songe à la fin de Fahrenheit 451, dans lequel le personnage principal conserve l’espoir d’un avenir humain en rencontrant d’autres errants dont chacun porte en lui un livre qu’il a appris par cœur.  


Tu es déjà mort ! met brillamment à jour le sens profond, en partie inconscient, secret, voire « ésotérique », du manga. C’est aussi un livre salubre : critique implacable de la déconstruction dont l’univers du manga est, sous une forme extrême, une illustration, son auteur sait aussi exhumer des ruines de ces mondes post-apocalyptiques - notamment en s’appuyant sur les travaux de Pierre Legendre - les fondations communes à toute civilisation.  Tu es déjà mort ! est sans doute également un ouvrage secrètement provocateur, un discret pied de nez adressé aux collapsologues qui croient faire œuvre originale en mobilisant gravement leur savoir scientifique en vue d’alerter les foules sur l’imminence de la catastrophe. Or, la catastrophe a déjà eu lieu, et l’après-catastrophe, ainsi que ce qui permettra la renaissance de la civilisation, travaillent en souterrain notre présent. C’est par une ironie de l’histoire que fut confiée au manga, longtemps perçu comme le comble du mauvais goût télévisuel, la mission d’en informer, à la fin du siècle dernier et à l’heure du goûter, des millions de morveux enthousiastes.

François GERFAULT


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