mardi 16 juin 2020

Entretien avec Baptiste Rappin (partie 1)



Dans le numéro Moins Un, nous avons réalisé un entretien-fleuve avec le philosophe Baptiste Rappin, spécialiste du management. La gestion du coronavirus a révélé toute l’étendue de la managérialisation du monde avec, entre autres, la mise sous tutelle du champ politique par l’imposition d’une multitude de règles techniques, juridiques, scientifiques, sanitaires, etc. Ainsi, la décision qui se trouve au fondement de l’exercice souverain a été dilué dans des dispositifs et des protocoles qui, sur la base d’une modélisation intégrale de la société, devaient en assurer l’efficacité maximale. Comme dans tous les secteurs où ce modèle a sévi, le résultat s’est avéré calamiteux : informations contradictoires, chaîne de décisions incompréhensible, responsables démissionnaires, infantilisation des citoyens, etc. Pour comprendre les ressorts de ce naufrage, il faut revenir au fondement de cette nouvelle gouvernance dont Baptiste Rappin a démonté les mécanismes avec brio. La mise en ligne de cet entretien est également l’occasion de rappeler les titres de ces principaux ouvrages : Au fondement du Management, Heidegger et la question du management, La rame à l’épaule, Au régal du management, De l’exception permanente, Tu es déjà mort ! 
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Dans la préface du premier volume de la Théologie de l’organisation, Jean-François Mattéi reprend votre formule qui assimile la révolution en cours à « la Nouvelle Trinité Infernale : Organisation-Information-Management ». Quelle est la nature de cette révolution ? Comment expliquer le relatif silence qui l’entoure ?

Cette formule met en exergue la grande parodie que constitue le management. Il ne s’agit pas d’une référence à la Trinité chrétienne de façon spécifique, mais d’une allusion plus générale à la nécessaire ternarité des structures anthropologiques par lesquelles les civilisations se maintiennent dans le temps. En effet, nul ensemble humain ne saurait se passer de cette dimension transcendante du tiers qui occupe la place de la légitimité fournissant l’ensemble des réponses aux questions existentielles et métaphysiques qui taraudent en même temps qu’elles constituent l’être humain. En d’autres termes, le management s’avère être un processus infernal non pas en ce qu’il serait l’envoyé satanique d’une puissance maléfique, mais dans la mesure où il opère quotidiennement en suivant des modes opératoires à proprement parler dia-boliques, c’est-à-dire en opposition à la logique sym-bolique que j’évoquais à l’instant. Ce qui me semble absolument inédit et propre à l’époque contemporaine, c’est qu’elle érige en référence une référence qui pose en absolu l’inanité de toute référence : geste proprement suicidaire qui conduit à l’anomie et à l’effondrement dans une apocalypse douce mais dont la pente est bien certaine.
Comment puis-je affirmer et fonder une telle thèse ? En conduisant un travail de généalogie puis d’analyse des formes managériales contemporaines : en bon platonicien, je considère que l’origine laisse son empreinte sur les phénomènes qui lui succèdent et que son identification devient dès lors un préalable à toute compréhension authentique. Cette méthode est bien entendu un pied de nez épistémologiques à la dilution des filiations historiques dans les séries foucaldiennes, dans les disséminations deleuziennes et derridiennes, ou alors à son verrouillage dans les structures pseudo-marxistes. Que suis-je alors en mesure d’énoncer ? Que le management contemporain s’est édifié à partir d’un archi-modèle, celui de la boucle de rétroaction qui repose sur les deux concepts d’information et d’organisation : toute organisation reflète en réalité la circulation maîtrisée et régulée de l’information en vue d’atteindre une finalité, maîtrise et régulation obtenues par des dispositifs de feedbacks, encore appelés d’évaluation, de contrôle ou d’asservissement (d’où la notion de « servomécanisme ») assurés par les managers qui remplissent les services de la technostructure des organisations (contrôleur de gestion, contrôleur qualité, gestionnaire de ressources humaines, etc.). Cet archi-modèle a vocation à s’appliquer à toute activité collective finalisée, ce qui ne le limite donc pas à la seule entreprise : telle est précisément la force plastique du management. Pour conclure, il paraît assez évident que la performance que vise toute organisation nécessite le seul fonctionnement de la boucle de rétroaction, sans aucun procès de symbolisation ou de recours à un tiers extérieur à ce plan d’immanence. Appliquer le management à l’ensemble des pans de la société, c’est donc élever au statut de référence une référence qui pense les sociétés humaines en dehors de toute référence.Voici pourquoi je qualifiai le triptyque « management-information-organisation » de « Trinité infernale » : il s’agit tout simplement d’un simulacre de structure ternaire.

La révolution managériale prend sa source dans la cybernétique qui semble pourtant aujourd’hui une notion bien désuète. Comment l’expliquer ? Quel rôle, en particulier, ont joué les conférences Macy aux États-Unis ? Peut-on faire un lien avec le colloque Walter Lippmann qui a posé les fondements du néolibéralisme dès 1938 ?

Le management contemporain prend effectivement ses racines dans la cybernétique après avoir reçu ses impulsions initiales du côté des ingénieurs anglais, américains et français. Mais il doit sa mutation informationnelle à un ensemble de chercheurs américains, ou européens émigrés aux États-Unis, qui furent réunis entre 1946 et 1953 sous l’égide de la Fondation Macy. Dans quel objectif ? Trouver un fondement commun à l’ensemble des disciplines représentées, qui allaient des mathématiques (avec la figure emblématique de Norbert Wiener, mais aussi le jeune génie Walter Pitts, sans oublier John von Neumann) à l’anthropologie (Margaret Mead et Gregory Bateson) en passant par la neurobiologie (Warren McCulloch), la psychanalyse (Lawrence Kubie), la psychologie sociale (Kurt Lewin et son disciple Alex Bavelas), la sociologie (Paul Lazarsfeld), la physiologie (Arturo Rosenblueth), l’« informatique » (Julian Bigelow), etc. Le plus drôle, car cela relèverait presque d’une ruse de l’histoire, c’est que la forme se fit fond, ou le medium le message pour rependre une célèbre formule de Marshall McLuhan, car la communication, qui réunit donc ces chercheurs dans ce qu’il serait convenu d’appeler aujourd’hui « une démarche interdisciplinaire », devint précisément le concept unificateur recherché. C’est à partir de ce moment précis que l’information deviendra comme la brique élémentaire, que le bit se fera atome en quelque sorte, et qu’elle constituera le nouvel horizon des sciences dans la société de la connaissance : l’ADN se comprend alors comme un code (Watson et Crick), l’inconscient comme un langage (Lacan), la psychothérapie repose sur l’échange entre le thérapeute et son patient (Mental Research Institute plus connu sous le nom d’école de Palo Alto), l’information devient une dimension de la réalité à côté de la matière et de l’énergie (Léon Brillouin), etc. Le management s’inscrit dans cette dynamique générale qui fait « époque », au sens heideggérien du terme : le paradoxe est alors que le terme de « cybernétique » disparaît dès la fin des conférences Macy alors même que, par quelque bout qu’on le prenne, l’être se donne invariablement comme boucle de rétroaction.
Alors quels liens pouvons-nous établir avec le colloque Walter Lippmann, dont Pierre Dardot et Christian Laval retracent, avec force détails, l’histoire dans leur ouvrage très complet La nouvelle raison du monde (2009) ? Pour ces deux auteurs, le néo-libéralisme est une réponse à la crise du libéralisme classique qui reposait sur le libre-échange : au fond, le marché ne repose pas sur des lois naturelles, mais sur une construction, c’est-à-dire par son organisation que les gouvernements ont à prendre en charge. Ce virage est précisément conçu en 1938 lors du colloque Lippmann qui se tint pendant cinq jours à Paris et réunit des personnalités aussi diverses que Friedrich Hayek, Raymond Aron, Jacques Rueff, Louis Rougier, Wilhelm Röpke et Alexander von Rüstow (Michel Foucault propose une lecture de ces deux derniers auteurs dans ses analyses de l’ordolibéralisme allemand). On perçoit alors le pont qui pourra relier les deux rives du néolibéralisme et de la cybernétique : le constructivisme propre au concept d’organisation. Pontage pleinement réalisé avec la conceptualisation du marché comme auto-organisation par Hayek, et bien analysée par Maxime Ouellet dans son ouvrage de 2014 intitulé La révolution culturelle du capital et sous-titré « Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information ».


Pour Frederick Taylor, l’organisation scientifique du travail permet non seulement d’optimiser la production mais contribue aussi à faire de l’homme une variable d’ajustement comme n’importe quel produit. En quoi le management prend-il le relais de ce dispositif de domestication tout en l’intensifiant ?

Taylor est le premier à avoir systématisé un ensemble de pratiques de gouvernement des hommes dans les usines, issues bien sûr de la révolution industrielle, dans un livre publié en 1911 dont le titre ne peut qu’éveiller l’attention du philosophe : Principes du management scientifique. D’une part, le terme de « principe » incite à voir dans cet ouvrage non pas une juxtaposition ou un inventaire de modes opératoires, mais la présentation des fondements de ces techniques : cette prétention est éminemment philosophique, et mérite d’être prise au sérieux malgré les maladresses voire les limites de l’auteur. D’autre part, l’expression de « management scientifique » indique qu’il ne saurait y avoir de management que scientifique, et que le management n’est pas un art ou une tradition. De ce point de vue, il s’inscrit dans la révolution scientifique moderne qui, ayant effacé la distinction entre la Terre et le Ciel, postule que le monde sensible, celui dans lequel nous existons chaque jour, se trouve soumis aux mêmes nécessités que le monde des sphères : ici se trouve alors ouverte la possibilité inédite d’un gouvernement scientifique des êtres humains, ce que Michel Foucault a précisément étudié sous le terme de « biopouvoir » ou encore de « savoir-pouvoir ». Toute la part de la contingence, liée à l’exercice éthique et politique de ce qu’Aristote nommait la prudence, se trouve par conséquent avalée par la détermination des hommes par les sciences dites humaines.
Mais précisons encore : car il est de coutume d’avancer que le management scientifique a conçu le travail de l’homme en fonction des innovations mécaniques. Il faut hélas inverser le raisonnement : c’est parce que des ingénieurs, comme Charles-Auguste Coulomb par exemple, ont modélisé les gestes humains qu’ils ont conçu les premières machines. En somme, c’est en raison d’un renversement anthropologique qu’une forme de gouvernement comme le management scientifique fut rendue possible. S’il y a donc un combat à mener, il ne doit pas l’être pour une amélioration des conditions de travail, pour une autre organisation du travail ou pour un management qui serait dit « alternatif », mais au nom d’un autre rapport au monde qui échappe à l’emprise de la mise à disposition, du Gestell.
Cette révolution anthropologique, qui ne retient finalement de l’homme que les actes et les comportements qui le mènent vers l’efficacité, ou la performance comme l’on dit aujourd’hui, fut soutenue de façon rationnelle, pour la première fois me semble-t-il, par Claude-Henri de Saint-Simon, dont Auguste Comte fut le disciple le plus fameux. L’homme se définit alors par ses « capacités », c’est-à-dire par son aptitude à s’insérer dans le réseau productif ; raisonnement que l’on trouve aujourd’hui prolongé, systématisé et opérationnalisé par le « management des compétences », pierre angulaire de la Gestion des Ressources Humaines qui apparaît à partir des années 1980.  Dans un tel cadre, seuls les profils qui savent s’adapter en permanence, au péril de leur identité, restent dans le jeu, le marché du travail permettant de maintenir sous pression les travailleurs, qui ne veulent pas perdre leur « emploi », et les « demandeurs d’emploi », qui aspirent à en trouver un.

(à suivre)




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