mercredi 17 juin 2020

Entretien avec Baptiste Rappin (partie 2)


 


Dans le numéro Moins Un, nous avons réalisé un entretien-fleuve avec le philosophe Baptiste Rappin, spécialiste du management. La gestion du coronavirus a révélé toute l’étendue de la managérialisation du monde avec, entre autres, la mise sous tutelle du champ politique par l’imposition d’une multitude de règles techniques, juridiques, scientifiques, sanitaires, etc. Ainsi, la décision qui se trouve au fondement de l’exercice souverain a été dilué dans des dispositifs et des protocoles qui, sur la base d’une modélisation intégrale de la société, devaient en assurer l’efficacité maximale. Comme dans tous les secteurs où ce modèle a sévi, le résultat s’est avéré calamiteux : informations contradictoires, chaîne de décisions incompréhensible, responsables aux abonnés absents, infantilisation des citoyens, etc. Pour comprendre les ressorts de ce naufrage, il faut revenir au fondement de cette nouvelle gouvernance dont Baptiste Rappin a démonté les mécanismes avec brio. La mise en ligne de cet entretien est également l’occasion de rappeler les titres de ces principaux ouvrages : Au fondement du Management, Heidegger et la question du management, La rame à l’épaule, Au régal du management, De l’exception permanente, Tu es déjà mort !  
Présentation : https://souslesoleildumanagement.wordpress.com/les-ouvrages/
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La modernité se fonde en grande partie sur l’émergence et la diffusion de la rationalité jusqu’à faire du monde une véritable « cage d’acier » (Weber). Là encore, le management s’inscrit dans cette dynamique tout en l’accélérant voire en la déplaçant de son axe premier, de quelle façon ?

La cage d’acier, qui a opéré sa mue en cage de silicium sous la houlette New Age, mais sans pitié, de la SiliconValley, désigne chez Max Weber le règne de la bureaucratie définie par le poids des procédures et des règles, le primat de la rationalité instrumentale et également l’importance grandissante des compétences en lieu et place de la sagesse et du charisme (se marque ici clairement le départ entre les trois grands idéaux-types de la domination). De ce point de vue, il est bien certain que le management, eu égard à l’anthropologie qui le fonde et que nous avons décrite précédemment, s’inscrit dans cette dynamique générale de « désenchantement du monde » pour reprendre une autre expression célèbre du sociologue allemand. En outre, ce dernier a mis en exergue le rôle du protestantisme, et plus particulièrement des « hérésies protestantes » si je puis m’exprimer ainsi, dans le développement du capitalisme. Or, Taylor est un Ami, de la tribu des Quakers, il est même né en Pennsylvanie, le fief de la Sainte Expérience, et son éducation religieuse n’est pas neutre sur la formulation des principes du management scientifique.
Et c’est précisément à ce point qu’arrive le divorce avec le corpus wébérien. En effet, je suis en accord avec Lewis Mumford pour dire que la bureaucratie n’est pas spécialement liée à la modernité : on peut au contraire y déceler une forme d’organisation propre aux cités qui ont conquis l’écriture, et c’est la raison pour laquelle l’historien se réfère aux bureaucraties de la Mésopotamie, de l’Égypte, de l’Empire du Milieu ou encore de la Chrétienté. Or, si l’écrit joue un rôle important dans la doctrine du management scientifique, il n’en constitue pas le fondement : ce qui compte, nous dit explicitement Taylor transposant les principes de l’Amitié quaker dans les ateliers de l’usine, c’est « le code non écrit de lois qui gouvernent l’atelier ». Il s’agit là d’une rupture avec la bureaucratie, elle s’effectue, me semble-t-il, au nom de l’adaptation : l’écriture fixe et fige, alors que l’oralité encourage des relations directes, c’est-à-dire des ajustements mutuels immédiats, Grand Rêve de toutes les organisations de la planète qui se plaignent de leur lenteur en laquelle elles voient leur principale source d’inefficacité.
Voilà qui m’amène à cette dernière remarque : si la modernité se caractérise par l’empire grandissant de la rationalité instrumentale, elle charrie également avec elle un nouveau rapport au temps fondé sur le modo, le « maintenant », la mode, ou sur le novum, le neuf, le nouveau. Le management scientifique prend tout son sens : s’il faut s’adapter en contournant l’écrit par l’oral, c’est pour se trouver à la pointe de l’innovation, et soit générer un avantage concurrentiel si l’on évolue dans un contexte économique de marché, soit répondre à la demande sociale qui exige une évolution permanente, ce que l’on nomme, dans le jargon du management de la qualité, « l’amélioration continue ». D’où les thèmes qui ont le vent en poupe : le management du changement, l’agilité, l’intelligence collective, l’apprentissage en double boucle, etc., qui se trouvent enseignés aussi bien à l’université que dans les écoles de commerces et les cabinets de conseil.

Dans le second volume, vous insistez davantage sur les implications politiques de cette révolution managériale avec la mise en place du régime de l’exception permanente. Comment reliez-vous ce point au précédent ? Peut-on faire une généalogie de l’exception ? Vous évoquez notamment l'étape cruciale que fut la French theory et de philosophes comme Derrida, Deleuze, Foucault...

Revenons un instant en arrière. Comme je l’ai expliqué, le management contemporain, celui que l’on enseigne à travers des disciplines comme le « management stratégie », le « contrôle de gestion », la « gestion des ressources humaines », le « management de la qualité », le « marketing », etc., se greffe directement sur l’archi-modèle de la boucle de rétroaction. Or, remarquent les cybernéticiens, le mouvement général de l’univers est donné par la seconde loi de la thermodynamique qui affirme que tout finira bien par rentrer dans l’indistinction primordiale, dans l’indifférence originelle, que le monde se dirige tout doucement vers un équilibre stationnaire, celui du zéro absolu (on peine effectivement à le croire à l’heure du réchauffement climatique…). Telle est l’implacable loi de l’entropie. Dit autrement, l’organisation introduit une discontinuité dans la continuité, une différence dans l’indifférence, une hétérogénéité dans l’homogénéité : elle n’est ni plus ni moins qu’une exception provisoire, tant statistique qu’ontologique, et c’est la raison pour laquelle Wiener la qualifie d’« îlot », de « poche » ou encore d’« enclave ». Si bien que le rôle du management, à l’échelle de l’homme, est de préserver, par la régulation de l’information, ce déséquilibre, et que l’on peut définir le management comme le gouvernement de l’exception permanente.
Pour appuyer une telle thèse, il me fallait mettre en exergue alors deux ancrages incontournables : 1) montrer que le régime de l’exception n’est pas propre au management contemporain mais qu’il se trouve déjà dans le management scientifique taylorien ; 2) étendre ce raisonnement à l’échelle d’une généalogie générale de la modernité puisque le management procède de cette dernière. C’est bien le programme que j’ai suivi dans le volume 2 de la Théologie de l’Organisation intitulé De l’exception permanente. J’y déterre en premier lieu un principe passé sous silence dans les manuels de management, et pourtant central aux yeux Taylor : ce que ce dernier nomme dans Shop Management, je vous le donne dans le mille, « principe d’exception », et qu’il conseille d’étendre à l’ensemble de l’organisation. Selon l’ingénieur, les usines devraient prêter plus d’attention aux dysfonctionnements et les régler par le recours à ce « code non écrit de lois » dont je parlais plus haut, plutôt que de se focaliser sur les normes et les procédures. Parallèlement, j’ai tenté d’établir que la modernité scientifique s’est construite à partir du calcul différentiel (chez Newton et Leibniz), que ce soit en mathématique, en physique ou en biologie, et plus tard en linguistique et en économie, qui implique l’impossibilité de fixer un terme ou de donner un telos : les objets et les comportements étudiés échappent alors inlassablement à toute saisie intellectuelle, ils deviennent des exceptions au sens étymologique de ce terme (« sortir de la prise, échapper à l’emprise »).
Dernier mouvement, qui me permet de répondre à votre question : les déconstructeurs, que l’on regroupe effectivement sous le label de French Theory, accomplissent définitivement le programme moderne en offrant des systèmes de pensée entièrement et systématiquement (eux qui fuient l’esprit de système) fondés sur l’exception. Que ce soit pour Derrida, Deleuze, Foucault, Rancière, Latour, Nancy, Butler, et tous ceux que j’omets, la pensée doit désormais échapper à la philosophie dans la mesure où cette dernière est fondamentalement généalogique, c’est-à-dire assigne une origine. Promouvoir l’exception, c’est justement sortir de la prise d’une arché, d’un principe, d’un fondement. Leur haine ou leur phobie de la filiation provient de ce culte de l’exception, qui n’est d’ailleurs, soit dit en passant, qu’une actualisation de l’univocité scotiste et surtout du nominalisme d’Ockham, véritables sources théologiques de la modernité philosophique.

Vous citez fréquemment Pierre Legendre, notamment son excellent film « Dominum Mundi - L'empire du management ». Quels sont vos points d'accords/de divergence avec cette œuvre monumentale?

C’est vrai, l’œuvre de Pierre Legendre représente une importante source d’inspiration pour moi, et j’éprouve pour cet érudit autant de respect que d’admiration. Qu’y trouvé-je donc ? J’apprécie chez Legendre le double prisme, structural et généalogique, de son travail. Le premier aspect tient à l’élaboration d’une anthropologie générale, qu’il nomme délicieusement « dogmatique » en raison de la signification étymologique du terme dogma, et qui consiste, à partir d’une extension de la psychanalyse lacanienne, à aborder les civilisations comme des montages symboliques qui articulent le plan bio-psycho-social à la Référence par le jeu des institutions et permettent, grâce à ce savant collage, la perpétuation de ces ensembles humains : c’est ce que Legendre nomme le « principe généalogique », jamais assimilable à la simple reproduction chez les Dasein que nous sommes. Cela signifie également que nous arrivons au monde en prenant place dans une certaine structure au sein de laquelle les places sont réparties, et non échangeables : il y a là un principe d’intransitivité que nous avons tendance à refouler à l’heure de la circulation généralisée et du tout-échange. De même que le verbe et le nom ne peuvent se confondre, le féminin et le masculin ne sauraient être assimilées, et encore moins le père et le fils : pourtant, toutes ces différenciations tendent aujourd’hui à fusionner dans l’anthropologie réductrice de la compétence. La seconde dimension du travail de Pierre Legendre relève d’une généalogie des structures occidentales : à la suite du grand juriste américain Harold Berman, il met en évidence la coupure décisive que constitua la réforme grégorienne qui prit place à la charnière des XIe et XIIe siècles, et instaura l’autonomie des domaines spirituel et temporel, ouvrant ainsi la voie aux États modernes fondés sur la souveraineté, mais aussi au management basé sur la science. Or, cette révolution papale, qui fut selon Berman la première dans l’histoire de l’Occident et servit de modèle aux révolutions américaine, française, anglaise et russe, est liée à la constitution du droit canon, c’est-à-dire à la réactivation du droit romain par l’Église (c’est la raison d’être de la création de l’université de Bologne au sein de laquelle le moine Gratien, dont l’histoire retient le Décret, officia). Le Nouveau Testament est en effet dépourvu de système normatif. Or, le droit romain est de facture technicienne et rationnelle, et on peut alors raisonnablement poser l’hypothèse, avec Pierre Legendre, que la rationalité instrumentale moderne fut d’abord juridique et ensuite scientifique. Enfin, cette déconnexion de la sphère spirituelle, c’est-à-dire de la légitimité, et du domaine temporel, c’est-à-dire de la normativité, laisse entrevoir la possibilité d’une normativité coupée de toute légitimité : situation de nihilisme que nous vivons présentement.
C’est dire que l’œuvre de Pierre Legendre est monumentale, à l’image de ce monument romano-canonique qu’il étudie, et qu’il ne saurait être question pour moi de lister des points d’accord d’un côté et des divergences de l’autre. L’essentiel me semble ailleurs : il est de tenter de se mettre dans la peau de l’auteur puis de l’intégrer, dans un geste de fertile appropriation et non pas d’imitation stérile, dans son propre chemin de pensée. C’est en tout cas ce que j’essaie de faire, mais il revient au lecteur de juger de la réussite de cette entreprise.


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