Dans
le numéro Moins Un, nous avons réalisé un entretien-fleuve avec le philosophe
Baptiste Rappin, spécialiste du management. La gestion du coronavirus a révélé
toute l’étendue de la managérialisation du monde avec, entre autres, la mise
sous tutelle du champ politique par l’imposition d’une multitude de règles
techniques, juridiques, scientifiques, sanitaires, etc. Ainsi, la décision qui
se trouve au fondement de l’exercice souverain a été dilué dans des dispositifs
et des protocoles qui, sur la base d’une modélisation intégrale de la société,
devaient en assurer l’efficacité maximale. Comme dans tous les secteurs où ce
modèle a sévi, le résultat s’est avéré calamiteux : informations
contradictoires, chaîne de décisions incompréhensible, responsables aux abonnés
absents, infantilisation des citoyens, etc. Pour comprendre les ressorts de ce
naufrage, il faut revenir au fondement de cette nouvelle gouvernance dont
Baptiste Rappin a démonté les mécanismes avec brio. La mise en ligne de cet
entretien est également l’occasion de rappeler les titres de ces principaux ouvrages :
Au fondement du Management, Heidegger et la question du management, La rame à l’épaule, Au régal du management, De
l’exception permanente, Tu es déjà
mort !
Présentation : https://souslesoleildumanagement.wordpress.com/les-ouvrages/
Vous pouvez d’ailleurs
prendre directement attache avec l’auteur si vous souhaitez acquérir les
ouvrages à un tarif préférentiel.
suite...
La
modernité se fonde en grande partie sur l’émergence et la diffusion de la
rationalité jusqu’à faire du monde une véritable « cage d’acier »
(Weber). Là encore, le management s’inscrit dans cette dynamique tout en
l’accélérant voire en la déplaçant de son axe premier, de quelle façon ?
La cage d’acier, qui a
opéré sa mue en cage de silicium sous la houlette New Age, mais sans pitié, de la SiliconValley,
désigne chez Max Weber le règne de la bureaucratie définie par le poids des
procédures et des règles, le primat de la rationalité instrumentale et également
l’importance grandissante des compétences en lieu et place de la sagesse et du
charisme (se marque ici clairement le départ entre les trois grands
idéaux-types de la domination). De ce point de vue, il est bien certain que le
management, eu égard à l’anthropologie qui le fonde et que nous avons décrite
précédemment, s’inscrit dans cette dynamique générale de « désenchantement
du monde » pour reprendre une autre expression célèbre du sociologue
allemand. En outre, ce dernier a mis en exergue le rôle du protestantisme, et
plus particulièrement des « hérésies protestantes » si je puis
m’exprimer ainsi, dans le développement du capitalisme. Or, Taylor est un
Ami, de la tribu des Quakers, il est même né en Pennsylvanie, le fief de
la Sainte Expérience, et son éducation religieuse n’est pas neutre sur la
formulation des principes du management scientifique.
Et c’est précisément à ce
point qu’arrive le divorce avec le corpus wébérien. En effet, je suis en accord
avec Lewis Mumford pour dire que la bureaucratie n’est pas spécialement liée à
la modernité : on peut au contraire y déceler une forme d’organisation
propre aux cités qui ont conquis l’écriture, et c’est la raison pour laquelle
l’historien se réfère aux bureaucraties de la Mésopotamie, de l’Égypte, de
l’Empire du Milieu ou encore de la Chrétienté. Or, si l’écrit joue un rôle
important dans la doctrine du management scientifique, il n’en constitue pas le
fondement : ce qui compte, nous dit explicitement Taylor transposant les
principes de l’Amitié quaker dans les ateliers de l’usine, c’est « le code
non écrit de lois qui gouvernent l’atelier ». Il s’agit là d’une rupture
avec la bureaucratie, elle s’effectue, me semble-t-il, au nom de
l’adaptation : l’écriture fixe et
fige, alors que l’oralité encourage des relations directes, c’est-à-dire des
ajustements mutuels immédiats, Grand Rêve de toutes les organisations de la
planète qui se plaignent de leur lenteur en laquelle elles voient leur
principale source d’inefficacité.
Voilà qui m’amène à cette
dernière remarque : si la modernité se caractérise par l’empire grandissant de
la rationalité instrumentale, elle charrie également avec elle un nouveau rapport
au temps fondé sur le modo, le
« maintenant », la mode, ou sur le novum, le neuf, le nouveau. Le management scientifique prend tout
son sens : s’il faut s’adapter en contournant l’écrit par l’oral, c’est
pour se trouver à la pointe de l’innovation, et soit générer un avantage
concurrentiel si l’on évolue dans un contexte économique de marché, soit
répondre à la demande sociale qui exige une évolution permanente, ce que l’on
nomme, dans le jargon du management de la qualité, « l’amélioration
continue ». D’où les thèmes qui ont le vent en poupe : le management
du changement, l’agilité, l’intelligence collective, l’apprentissage en double
boucle, etc., qui se trouvent enseignés aussi bien à l’université que dans les
écoles de commerces et les cabinets de conseil.
Dans
le second volume, vous insistez davantage sur les implications politiques de cette
révolution managériale avec la mise en place du régime de l’exception
permanente. Comment reliez-vous ce point au précédent ? Peut-on faire une
généalogie de l’exception ? Vous évoquez notamment l'étape cruciale que
fut la French theory et de
philosophes comme Derrida, Deleuze, Foucault...
Revenons un instant en
arrière. Comme je l’ai expliqué, le management contemporain, celui que l’on
enseigne à travers des disciplines comme le « management stratégie »,
le « contrôle de gestion », la « gestion des ressources
humaines », le « management de la qualité », le
« marketing », etc., se greffe directement sur l’archi-modèle de la
boucle de rétroaction. Or, remarquent les cybernéticiens, le mouvement général
de l’univers est donné par la seconde loi de la thermodynamique qui affirme que
tout finira bien par rentrer dans l’indistinction primordiale, dans
l’indifférence originelle, que le monde se dirige tout doucement vers un
équilibre stationnaire, celui du zéro absolu (on peine effectivement à le
croire à l’heure du réchauffement climatique…). Telle est l’implacable loi de l’entropie.
Dit autrement, l’organisation introduit une discontinuité dans la continuité,
une différence dans l’indifférence, une hétérogénéité dans l’homogénéité :
elle n’est ni plus ni moins qu’une exception
provisoire, tant statistique qu’ontologique, et c’est la raison pour
laquelle Wiener la qualifie d’« îlot », de « poche » ou
encore d’« enclave ». Si bien que le rôle du management, à l’échelle
de l’homme, est de préserver, par la régulation de l’information, ce
déséquilibre, et que l’on peut définir le
management comme le gouvernement de l’exception permanente.
Pour appuyer une telle thèse,
il me fallait mettre en exergue alors deux ancrages incontournables : 1) montrer
que le régime de l’exception n’est pas propre au management contemporain mais
qu’il se trouve déjà dans le management scientifique taylorien ; 2)
étendre ce raisonnement à l’échelle d’une généalogie générale de la modernité
puisque le management procède de cette dernière. C’est bien le programme que
j’ai suivi dans le volume 2 de la Théologie
de l’Organisation intitulé De
l’exception permanente. J’y déterre en premier lieu un principe passé sous
silence dans les manuels de management, et pourtant central aux yeux
Taylor : ce que ce dernier nomme dans Shop
Management, je vous le donne dans le mille, « principe d’exception », et qu’il conseille d’étendre à
l’ensemble de l’organisation. Selon l’ingénieur, les usines devraient prêter
plus d’attention aux dysfonctionnements et les régler par le recours à ce
« code non écrit de lois » dont je parlais plus haut, plutôt que de
se focaliser sur les normes et les procédures. Parallèlement, j’ai tenté
d’établir que la modernité scientifique s’est construite à partir du calcul différentiel (chez Newton et
Leibniz), que ce soit en mathématique, en physique ou en biologie, et plus tard
en linguistique et en économie, qui implique l’impossibilité de fixer un
terme ou de donner un telos :
les objets et les comportements étudiés échappent alors inlassablement à toute saisie
intellectuelle, ils deviennent des exceptions au sens étymologique de ce terme
(« sortir de la prise, échapper à l’emprise »).
Dernier mouvement, qui me
permet de répondre à votre question : les déconstructeurs, que l’on
regroupe effectivement sous le label de French
Theory, accomplissent définitivement le programme moderne en offrant des
systèmes de pensée entièrement et systématiquement (eux qui fuient l’esprit de
système) fondés sur l’exception. Que ce soit pour Derrida, Deleuze, Foucault,
Rancière, Latour, Nancy, Butler, et tous ceux que j’omets, la pensée doit
désormais échapper à la philosophie dans la mesure où cette dernière est
fondamentalement généalogique, c’est-à-dire assigne une origine. Promouvoir
l’exception, c’est justement sortir de la prise d’une arché, d’un principe, d’un fondement. Leur haine ou leur phobie de
la filiation provient de ce culte de l’exception, qui n’est d’ailleurs, soit
dit en passant, qu’une actualisation de
l’univocité scotiste et surtout du nominalisme d’Ockham, véritables sources
théologiques de la modernité philosophique.
Vous
citez fréquemment Pierre Legendre, notamment son excellent film « Dominum Mundi - L'empire du
management ». Quels sont vos points d'accords/de divergence avec cette œuvre
monumentale?
C’est vrai, l’œuvre de Pierre Legendre représente une importante source
d’inspiration pour moi, et j’éprouve pour cet érudit autant de respect que
d’admiration. Qu’y trouvé-je donc ? J’apprécie chez Legendre le double
prisme, structural et généalogique, de son travail. Le premier aspect tient à
l’élaboration d’une anthropologie générale, qu’il nomme délicieusement
« dogmatique » en raison de la signification étymologique du terme dogma, et qui consiste, à partir d’une
extension de la psychanalyse lacanienne, à aborder les civilisations comme des montages symboliques qui articulent le
plan bio-psycho-social à la Référence par le jeu des institutions et
permettent, grâce à ce savant collage, la perpétuation de ces ensembles
humains : c’est ce que Legendre nomme le « principe
généalogique », jamais assimilable à la simple reproduction chez les Dasein que nous sommes. Cela signifie
également que nous arrivons au monde en prenant place dans une certaine
structure au sein de laquelle les places sont réparties, et non
échangeables : il y a là un principe
d’intransitivité que nous avons tendance à refouler à l’heure de la
circulation généralisée et du tout-échange. De même que le verbe et le nom ne
peuvent se confondre, le féminin et le masculin ne sauraient être assimilées,
et encore moins le père et le fils : pourtant, toutes ces différenciations
tendent aujourd’hui à fusionner dans l’anthropologie réductrice de la
compétence. La seconde dimension du travail de Pierre Legendre relève d’une
généalogie des structures occidentales : à la suite du grand juriste
américain Harold Berman, il met en évidence la coupure décisive que constitua
la réforme grégorienne qui prit place
à la charnière des XIe et XIIe siècles, et instaura
l’autonomie des domaines spirituel et temporel, ouvrant ainsi la voie aux États
modernes fondés sur la souveraineté, mais aussi au management basé sur la
science. Or, cette révolution papale, qui fut selon Berman la première dans l’histoire
de l’Occident et servit de modèle aux révolutions américaine, française,
anglaise et russe, est liée à la constitution du droit canon, c’est-à-dire à la
réactivation du droit romain par l’Église (c’est la raison d’être de la
création de l’université de Bologne au sein de laquelle le moine Gratien, dont
l’histoire retient le Décret, officia). Le Nouveau Testament est en effet
dépourvu de système normatif. Or, le droit romain est de facture technicienne
et rationnelle, et on peut alors raisonnablement poser l’hypothèse, avec Pierre
Legendre, que la rationalité instrumentale moderne fut d’abord juridique et
ensuite scientifique. Enfin, cette déconnexion de la sphère spirituelle,
c’est-à-dire de la légitimité, et du domaine temporel, c’est-à-dire de la normativité,
laisse entrevoir la possibilité d’une normativité coupée de toute
légitimité : situation de nihilisme
que nous vivons présentement.
C’est dire que l’œuvre de Pierre Legendre est monumentale, à l’image de
ce monument romano-canonique qu’il étudie, et qu’il ne saurait être question
pour moi de lister des points d’accord d’un côté et des divergences de l’autre.
L’essentiel me semble ailleurs : il est de tenter de se mettre dans la
peau de l’auteur puis de l’intégrer, dans un geste de fertile appropriation et
non pas d’imitation stérile, dans son propre chemin de pensée. C’est en tout
cas ce que j’essaie de faire, mais il revient au lecteur de juger de la
réussite de cette entreprise.
Cliquez sur la photo ci-dessous ou ICI pour commander le numéro Moins Deux (numéros Zéro et Moins Un épuisés) !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire