samedi 28 juin 2014

28 juin 2014


" Des civilisations entières sont mortes, américaines et aussi de l’Ancien Continent. Absolument, entièrement et totalement mortes. Sans compter celles qui sont tellement mortes que nous ne savons pas même qu’elles sont mortes et que nul homme vivant de toute humanité ne saura jamais qu’elles sont mortes, puisque nous ne savons pas même qu’elles aient vécu, puisque nous ne savons pas qui elles étaient, ni leur nom, ni ce qu’elles furent. Et, en outre, de tant de civilisations mortes qui tout de même nous ont laissé quelques monuments, sans doute ces monuments ont une importance capitale aux regards des archéologues, parce que c’est leur métier, mais au regard du philosophe, au regard du réaliste, il est permis de compter que ces monuments que nous connaissons, parce qu’ils ont accidentellement survécu jusque dans le présent, comparés à toute la vivante vie, intérieure et extérieure, à toute l’ancienne réelle vie des cités anciennes, il est permis d’estimer que ces monuments fossiles ne sont qu’une ombre fugitive et de misérables et d’accidentelles fractions.
Des civilisations sont donc mortes. Parmi celles qui nous ont laissé quelques monuments, l’antique civilisation égyptienne, civilisation du Nil auteur et père, les civilisations du Tigre et de l’Euphrate, l’ancienne civilisation hébraïque, les anciennes civilisations phéniciennes, tyrienne et carthaginoise. L’ancienne civilisation hellénique, partiellement sauvée de la barbarie et réinstallée au cœur du monde moderne par l’opération de la Renaissance, l’antique civilisation hellénique, la plus belle culture du monde, aujourd’hui succombe, définitivement, sous les coups de nos radicaux modernistes. Ce que n’avaient pu faire les hordes barbares issus de la Thébaïde, ce que n’avaient point obtenu tant d’invasions et tant d’altérations, tant de persécutions et tant de corruptions barbares, la disparition du grec, la suppression définitive de la culture héllénique, la mort, la finale mort du génie grec, ce sont aujourd’hui nos modernes scientistes, et nos contemporains anticléricaux qui en achèvent aujourd’hui la consommation. Et par eux le mythe et l’histoire d’Hypathie reçoit enfin son plein accomplissement. Sous cette réserve que l’ancienne Hellénie était menacée de succomber sous une barbarie féconde, et que nos modernes ont trouvé le moyen de la faire succomber sous une barbarie stérile.
D’autres civilisations sont mortes. Cette civilisation moderne, le peu qu’il y a de cultures dans le monde moderne, est elle-même essentiellement mortelle. D’autant plus mortelle, d’autant plus exposée à la mort qu’elle est moins profonde, moins profondément enracinée au cœur de l’homme que ne le furent la plupart des anciennes civilisations, étant, à l’épreuve, beaucoup moins cultivée, beaucoup moins civilisée, beaucoup moins intérieure et beaucoup moins profonde.

Le sort de l’homme et de l’humanité est sans doute essentiellement précaire. Mais le sort de l’humanité n’a jamais été aussi précaire, aussi misérable, aussi menacé, que depuis le commencement de la corruption des temps modernes. Il est évident qu’au dix-huitième siècle par exemple, la barbarie était refoulée beaucoup plus loin des bords sacrés qu’elle ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui de partout, guerres et massacres, et imbécillité, même laïque, la barbarie remonte. De partout monte l’inondation de la barbarie. Et les quatre cultures qui, dans l’histoire du monde qui est enfin devenu le monde moderne, aient seules réussi à refouler jamais la barbarie, la culture hébraïque, la culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française, sont aujourd’hui également pourchassées. " (Charles Péguy)

Charles Péguy. "Par ce demi-clair matin". Tiré de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Publié dans la Nouvelle Revue Française en juillet 1939. 


jeudi 26 juin 2014

Forget me note


A peine arrivé en poste, Benoit Hamon se doit de marquer les esprits et de laisser au plus vite son empreinte au ministère de l'Education Nationale. Qui sait quelle prochaine tourmente électorale ou politique l'emportera bien vite dans les oubliettes du parlementarisme?
 
https://www.youtube.com/watch?v=Uc1V_1PcDYA

On pourrait donc penser que le bouillant finistérien a décidé de refonder le système du collège unique et faussement démocratique qui piétine depuis 1975 ou qu'il prend enfin à bras le corps la nécessaire revalorisation des filières professionnelles pour remédier enfin au problème des classes ghetto et de la prééminence étouffante des filières générales. On suppose que peut-être Benoit Hamon a enfin décidé de s'attaquer sérieusement à un corps d'inspection et de formation de plus en plus parasitaire et de moins en moins capable d'évaluer enseignants, enseignements et situations d'enseignements? Que nenni, Benoit Hamon a décidé de réformer le système de notation pour en finir avec la "note sanction" qui "paralyse les élèves"... On lui répondrait facilement que ce qui paralyse surtout les élèves ce sont les situations familiales et sociales catastrophiques, le naufrage complet du système éducatif dans des zones sinistrées de plus en plus nombreuses, la dévalorisation complète de toute notion de culture, même la plus sommaire, dont le corollaire est la mise à l'index de l'intello devenue un sport à la mode dans les cours de récré de France.

On nous répondra sans doute que quand l'instrument de mesure renvoie des mauvais résultats, il faut changer d'instrument. Après tout, c'est la politique suivie en matière d'éducation depuis Jospin et ses fameux 80%. Si l'on constate que l'école n'est plus capable de former correctement les futurs citoyens et les jeunes actifs, c'est sans doute que le système est trop sélectif. Si l'on constate que le taux d'échec universitaire s'est considérablement accru, c'est sans doute qu'il faut mettre en place plus de dispositifs de lutte contre l'échec universitaire et revoir les critères d'évaluation à la baisse. Si l'on constate que les écoliers savent moins bien compter et écrire, c'est sans doute qu'il faut les noter moins durement. La solution est toujours simple en termes ministériels: si vous constatez un problème, faites varier la note ou la statistique et le problème disparaîtra. De toute façon, les écoliers français sont en difficulté, c'est le classement PISA qui l'a dit. Le classement PISA, c'est un peu les dix commandements des responsables de l'éducation aujourd'hui. Peu importe qu'il compare à la hussarde des pays dont la population varie du simple au centuple ou qu'il laisse les premières places à la Chine qui ne comptabilise dans le classement que les résultats de Shanghai ou Pékin, PISA a dit cela et "ils virent que cela était bon".

Notre ministre a dû entendre le message de détresse des 40 000 lycéens qui condamnaient le "carnage" de l'épreuve de maths au bac scientifique sans considérer toutefois qu'on frôle désormais les 95% de réussite. Qu'à cela ne tienne! L'épreuve de maths sera donc notée sur 24 et l'on mettra en oeuvre un grand chantier de consultation pour proposer "d'autres formes d'évaluations". En la matière, ce ne sont pas les solutions qui manquent. Adoptera-t-on la notation par lettre du modèle anglo-saxon, histoire de se mettre à la page de la mondialisation puisqu'il s'agit du système désormais le plus répandu sur le globe? Ce procédé s'adapte cependant peu, comme le notent chaque année nombre d'étudiants étrangers venus plancher sur les bancs de l'université française, au "cartesian way of thinking" qui fait l'originalité – et toute la difficulté de notre système de notation.

La solution envisagée par le ministre serait quelque peu différente et tiendrait en un mot: la bienveillance. Fini les notes stigmatisantes, les 4 en maths, les 3 en allemand assortis d'un "das ist null !" traumatisant, il suffirait de fixer une note plancher pour ne pas enfoncer les élèves les plus mauvais. Le problème étant qu'à ce compte-là il y aurait toujours des élèves excellents à 18 et des cancres à 11/20 au lieu d'être à 4. La cosmétique de l'évaluation ne cacherait pas longtemps le ravage des lacunes et les écarts de niveau.



L'idée de réformer le système de notation ne vient pas à proprement parler de Benoit Hamon. Elle était déjà dans les cartons de Vincent Peillon, que la déroute embarrassante du PS aux municipales a poussé précocément vers la sortie. Nul doute sinon que Peillon, défenseur de l'égalitarisme et pourfendeur des prépas, se serait empressé d'imposer une mesure visant à faire disparaître sur le papier les disparités si gênantes entre élèves et établissements. L'idée de "classes sans notes" est même en cours d'application dans certains établissements-pilotes où les signes les plus visibles de l'échec sont pudiquement remplacés par des évaluations de compétences. Leur principe est emprunté aux méthodes managériales les plus en pointe, dont les pédagogues les plus avisés s'inspirent depuis bientôt trente ans pour réformer le système et bousculer les conventions. En lieu et place des habituelles et désolantes notes, on trouve une collection de compétences de niveau qui sont validées à la fois par l'élève et par le maître ou le professeur afin de parvenir à cerner de façon plus précise le niveau de "l'apprenant" (on ne dit plus élève depuis longtemps ma bonne dame, c'est totalement ringard). Plutôt que de coller un 5 ou un 6 en déplorant que le chérubin n'ait pas repassé son cours comme il le fallait, on coche des petites cases afin de déterminer si l'élève "sait repèrer/analyser/restituer une information" ou s'il "possède les acquis" et parvient "à structurer son argumentaire". C'est moins violent que la bulle et l'appréciation lapidaire certes mais, comme en témoignent certains enseignants en charge de ce type de classes expérimentales, la sanction intervient souvent beaucoup plus durement en fin d'année, quand les parents qu'on a maintenus avec tact et délicatesse dans une douce ouate pédagogiste, à l'abri des déplaisants constats du système d'évaluation traditionnel, sont brutalement mis devant le fait accompli: note ou pas note, le petit dernier n'a décidément pas le niveau et n'est toujours pas fichu d'écrire deux phrases correctement ou d'effectuer une soustraction. L'évidence tombe alors comme un couperet: vous aurez beau aménager tant que possible le système d'évaluation pour le rendre moins brutal, la sélection interviendra toujours à un moment ou à un autre et sera d'autant plus violente qu'elle aura été retardée. Avec ou sans notes, ce qui reste le plus stigmatisant, c'est notre système d'enseignement général atteint de diplomite aïgue qui a fait du baccalauréat pour tous un dogme et de la réorientation professionnelle une infamie. En bonne méritocratie tronquée, il convient que tous obtiennent des diplômes qui ne valent plus tripette plutôt que de "condamner certains élèves", pour reprendre les termes employés par l'un de ces hussards de l'égalitarisme "à intégrer les filières techniques qui orientent vers des métiers manuels."
L'obsession de la note telle que nous la cultivons en France, sacralisée ou abhorrée, ne traduit que le souverain mépris encore cultivé dans ce pays à l'encontre de tout ce qui ne constitue pas les filières nobles et intellectuelles. Au plus haut niveau cela nous donne une armée mexicaine de grands administrateurs et aux niveaux inférieurs l'engorgement des filières tertiaires qui ne sont plus capables depuis longtemps d'assimiler la masse grandissante des désorientés orientés là par défaut. Aux réprouvés sont laissées les filières techniques transformées de façon parfaitement suicidaire en filières ghetto alors qu'elles devraient logiquement contribuer en premier lieu au dynamisme économique du pays.

Ce constat ne désarme pas, pourtant, les experts qui planchent sur la manière d'annhiler le plus efficacement possible notre infernal et stigmatisant système de notation. Parmi les différentes solutions suggérées, on trouve l'adoption d'un code de couleurs pour traduire le niveau de l'élève de façon plus fun et plus festive sans doute, sans risquer de le traumatiser à vie. Pourquoi dans ce cas ne pas revenir à des méthodes salutaires employées à l'école primaire voire à la maternelle, comme par exemple la distribution de vignettes Panini ou d'images d'animaux aux élèves pour symboliser et récompenser leurs performances quelles qu'elles soient? Les collégiens seraient sans doute ravis de se voir récompenser de leurs efforts en mathématiques par une effigie de Zlatan Ibrahimovic à coller dans le cahier ou en haut à gauche de la copie et, au lycée, on pourrait noter les compositions en distribuant des images de bestioles. Un castor signalerait des efforts méritoires, un orignal permettrait à l'élève d'entonner le brame de la victoire et un petit dauphin autoriserait à frétiller dans les eaux argentées du succès. A Benoit Hamon, qui sort délibérément des sentiers battus pour s'attaquer aux vrais problèmes de l'école du XXIe siècle, on attribuerait également un petit animal qui récompenserait ses efforts et l'inciterait à poursuivre dans la bonne voie: le blaireau semblerait tout à fait indiqué.


 
Publié sur Causeur


mercredi 25 juin 2014

Il était une fois dans l'ouest de la Chine



Il y a une multitude de parcs et places « du peuple » dans les villes de Chine. C’est l’un des nombreux détails par lesquels le maoïsme signale encore sa présence au pays de l’économie socialiste de marché. Parmi les autres signes patents, on peut relever également l’autoritarisme du Parti Communiste Chinois, en particulier dans les régions situées les plus aux confins du pays. Le gouvernement central impose une poigne de fer aux « régions autonomes » qui bordent des frontières très sensibles avec l’Inde, l’Afghanistan, le Pakistan ou la Russie, et cela ne date pas d’hier. Depuis les lointains affrontements avec les Xiongnu Mongols, au temps de la conquête de l’ouest chinoise, les empereurs Hans ont toujours dû avoir recours à une présence militaire importante dans les provinces de l’ouest pour assurer l’unité de l’empire du Milieu.

Au début du XXe siècle, au moment où les Chinois réaffirmaient avec peine leur autorité lointaine sur le « Turkménistan oriental », livré aux seigneurs de la guerre et aux « diables blancs » qui s’accaparèrent une partie des richesses archéologiques de la région pour le compte du British Museum ou des collections du Louvres, la ville d’Urumqi n’était encore qu’une bourgade sans importance aux portes du désert ; un caravane-sérail poussiéreux autour duquel se serraient quelques grossières bâtisses de terre cuite, si l’on se fie à la description qu’en donnait l’archéologue anglais Sir Aurel Stein dans Ruins of desert Cathay en 1912. Rien à voir avec la métropole de trois millions d’habitants qui se dresse aujourd’hui dans les sables : la population de Paris aux portes du Taklamakan, l’un des déserts les plus arides au monde. En moins de vingt ans, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, Urumqi a vu couler à flot l’argent des investisseurs attirés par la formidable manne énergétique représentée par les sous-sols du Xinjiang. Pétrole, gaz et peut-être aussi gaz de schiste ; les entreprises d’Etat assurent aujourd’hui l’exploitation des ressources de la région, toujours plus prometteuses. Quelques entreprises étrangères, françaises notamment, ont-elles aussi élu domicile dans cet eldorado inhospitalier.




Urumqi offre au visiteur une vitrine pour le moins ambitieuse du développement économique du Xinjiang, l’une des cinq « provinces autonomes » chinoises, grande comme trois fois la France et peuplée de seulement vingt millions d’habitants, dont dix millions de Ouïgours. La cité reste bourdonnante d’activité, de jour comme de nuit, et ses gratte-ciels impressionnants et ses hôtels de luxe rivalisent avec ceux de Shanghai. En périphérie d’Urumqi s’étale une immense zone industrielle dans laquelle usines et centrales thermiques poussent comme des champignons. Une agréable promenade court le long de la rivière Ürumqi, la « rivière des Tanneurs », qui traverse la ville, bordée de surprenantes statues de style pseudo-antique et Renaissance devant lesquelles passent les joggeurs et les cadres en pause-déjeuner. A côté du plus grand souk de la ville, un Carrefour a ouvert ses portes, à deux pas de la mosquée d’où partirent les émeutes – les « incidents » dans le langage officiel – de 2009. Au centre de la ville , familles et écoliers viennent en fin d’après-midi s’adonner aux plaisirs du roller, du cerf-volant ou de la gymnastique rythmique en groupe, sur l’immense dalle bétonnée du « parc du peuple » encadrée par les silhouettes massives des gratte-ciels. Un écran géant diffuse les nouvelles du jour et, dans un coin du « parc », de petites tables et des sièges de jardin ombragés par des rangées de peupliers accueillent les clients d’une petite roulotte itinérante proposant boissons, œufs durs et pâtisseries de toutes sortes. Le public est surtout adolescent et se livre à de multiples concours de breakdance ou de skateboard. Les garçons roulent des épaules en marcel à imprimé, discrètement reluqués par les grappes de filles qui passent en ricanant, mp3 vissé sur les oreilles. La Chine de Mao paraît bien loin.

À quelques rues de là, on rentre déjà dans le quartier ouïgour. Les petites échoppes qui se succèdent vendent des épices, des fruits et légumes et des articles plus improbables : peaux de serpents, crânes de rongeurs et ossements aux vertus aphrodisiaques. On vend aussi de multiples bijoux en pierre de jade, l’autre richesse du Xinjiang et des provinces de l’est depuis plus de deux millénaires. Il y a même à deux pas un marché des pierres précieuses dans lequel des Ouigours ou des Hans à l’air suspicieux se tiennent à côté d’énormes blocs de jade vert, noir, jaune, blanc ou rouge étalés sur des tapis. Un peu partout, de restaurants ambulants qui ressemblent à de petites locomotives posées çà et là sur les trottoirs, proposent des grillades et de délicieuses brochettes de moutons.

Le quartier et ses marchés est beaucoup fréquentés par les Hans et c’est ici qu’a eu lieu le dernier attentat perpétré par les « terroristes » que le gouvernement de Pékin voit avec anxiété gagner en audace et en efficacité. Le 22 mai dernier, à six heures du matin, deux 4×4 non immatriculés ont fait irruption dans l’artère principale, percutant violemment des piétons et lançant des engins explosifs par les fenêtres des véhicules. L’un des deux véhicules a lui-même pris feu et une partie des assaillants ont été tués par la police, ainsi que trente et une personnes au moins dans la foule. Depuis les sanglantes émeutes de 2009, qui avait fait deux-cent morts, les actes de violence se multiplient et atteignent une ampleur nouvelle au Xinjiang et, ce qui est beaucoup plus inquiétant pour Pékin, hors du Xinjiang. En juin 2013, une série d’attaques autour de Khotan, Urumqi ou Kashgar, ont fait des dizaines de morts, aussi bien parmi les assaillants que la police ou les populations civiles et ont semblé sonner le réveil du terrorisme fondamentaliste dans la région. Puis, les attentats se sont succédés, jusqu’à l’attaque à la voiture piégée sur la place Tiananmen le 28 octobre 2013 et celle au couteau à la gare d’Urumqi le 30 avril de cette année, qui a causé la mort de trente personnes également.




La multiplication des attentats et l’intensification des violences montrent à l’évidence qu’il est très difficile pour Pékin de contrôler efficacement un territoire aussi vaste que le Xinjiang tout d’abord et l’activité de groupes terroristes de plus en plus mobiles ensuite. Elle montre aussi un changement de nature et d’objectifs au sein de ces groupes séparatistes avec lesquels Pékin semble avoir perdu désormais tout contact, au point d’être engagé dans une logique de confrontation de plus en plus meurtrière. Alors que les craintes du gouvernement central se focalisent sur le risque d’une résurgence de l’indépendantisme et du séparatisme ouigour, tout en minimisant systématiquement, dans le discours officiel, tout risque de ce type, il semble que les organisations à la fois fondamentalistes, dont les camps retranchés sont installés dans les zones tribales pakistano-afghanes, n’aient en réalité d’autre but que d’installer un véritable climat de défiance et de terreur au sein des populations ouïgoures et Hans en exportant dans cette région les méthodes du djihadisme qui sont désormais bien connues au Moyen-Orient et jusqu’en occident, mais relativement nouvelles pour cette partie de la Chine. Il n’est pas certain que les terroristes du 22 mai soient tous d’origine Ouïgoure, ou véritablement dévoués à cette cause. La vague de violence qui secoue à nouveau le Xinjiang pourrait moins viser à la reconnaissance de la culture ouïgoure qu’à l’instauration d’un véritable djihadisme qui aurait pour cible tout autant les Hans que l’islam soufi des Ouïgours, beaucoup trop ouvert et progressiste aux yeux des fondamentalistes d’inspiration talibane ou pakistanaise.

Ce qui est certain à l’heure actuelle, c’est que le gouvernement de Pékin et sa politique unilatéralement répressive à l’encontre des Ouïgours a fait, depuis 2009, le jeu du terrorisme radical au Xinjiang. En rompant le contact avec les autorités culturelles ouïgoures et en pratiquant, par le biais d’une omniprésence militaire et policière, une politique de répression féroce à l’encontre de cette communauté, les autorités chinoises ont pris le risque d’en rejeter une partie dans la radicalisation et le fondamentalisme religieux. C’est bien ce qu’il semble être en train de se passer en Chine où le risque vient désormais aujourd’hui aussi d’ « éléments importés », en provenance d’Afghanistan ou du Pakistan, susceptibles de traverser une frontière poreuse et de toute façon impossible à surveiller intégralement. A l’heure où cet article est publié, Urumqi est entièrement bouclée : on ne sort et on ne rentre que difficilement, à travers un dispositif de sécurité impressionnant. Des villes entières, comme Khotan ou Tourfan, grand centre touristique de la région en raison de la proximité des vestiges d’antiques cités de la route de la soie comme Jiaohe et Gaochang, sont complètement bouclées et les contrôles de police incessants. L’avenir est sombre pour le Xinjiang qui, peu à peu, s’intègre lui aussi au Dar-al-Harb, le « domaine de la guerre » du djihadisme international.



dimanche 22 juin 2014

Les idiots en folie



 Nous sommes là,
 près de toi...
 Dans ta maison.


                   







                 

                  Tous les anormaux
                  les voleurs et les idiots,
                  
                  Dans une main
                  Tiennent les dieux enfuis
                  Et, dans l’autre,
                  Les poussières du vide,

                  Comme les oiseaux chantent
                  Le soir et le matin,
               
                  Petite musique de la vie. 







mercredi 18 juin 2014

L'alchimie politique de Raymond Queneau



Au cours des six derniers mois de l’année 1937, Raymond Queneau rédige un « Anti-manifeste » bientôt doublée d’un « Traité » dont le style proverbial et intempestif renvoie aux Pensées de Pascal et aux maximes sapientales du Tao te King. En dépit de son caractère inachevé, cette réflexion tente de faire coïncider les opposés – politique et spiritualité, révolution et tradition, égalité et hiérarchie, etc. – dans un texte qui ne sera édité qu’en 1993 sous le titre curieux : Traité des Vertus Démocratiques[1]. 

         Le texte commence par une sorte de mise en garde : l’injonction faite au lecteur de s’éloigner des contingences matérielles et de ne jamais sombrer dans le combat politique. « Le but de ce livre, écrit Queneau, est effectivement au-delà de toute politique. C’est dans un autre monde, une autre civilisation que le vrai démocrate peut vivre, pourra vivre »[2]. À la grande question posée par Lénine « Que faire ? », il répond tout simplement : « Rien », et trouve dans l’expression taoïste du non-agir l’essence véritable du politique. C’est à chacun de se libérer lui-même et d’œuvrer, à partir de son royaume vide, à la destinée des mondes.

Après quelques considérations sur la liberté, le Traité accorde une place plus importante à l’égalité et à son paradoxe constitutif : comment concilier « la supériorité absolue de l’esprit » avec l’« impérieuse nécessité de l’égalité » ? Queneau tente alors une synthèse improbable et non moins ingénieuse. Le principe de l’égalité appartient au « Domaine de la Justice » ; il ne se discute pas. Dans le même temps, il revêt plusieurs significations qui en complexifient le sens : « l’inégalité en hauteur » de nature sociale et artificielle doit être détruite tandis que « l’inégalité en largeur » inhérente à la diversité humaine doit être intégrée à l’organisation sociale. C’est uniquement dans ce cadre que la hiérarchie trouve sa justification. Les différentes fonctions que remplissent les hommes participent à l’harmonie du Tout sans remettre en cause la nature individuée et, donc, égale de chacun. Dès lors, il existerait une « égalité par en bas » qui enferme les individus dans la « médiocrité universelle », puis une « égalité par le haut » qui réconcilie le monde avec l’Universel. De toute façon, « au regard de l’infini, tous les hommes sont égaux » conclut Queneau[3].

         Plus étonnant, cette partie fine consacrée à l’égalité débouche sur une défense vigoureuse du processus révolutionnaire, avec un lexique au bord de la transe prolétarienne. Aucune idéologie n’est parvenue à rompre les rouages de l’ancienne tyrannie : le réformisme bourgeois a confisqué le pouvoir du peuple, la révolution russe a mis le prolétaire au service d’une élite bureaucratique, le régime fasciste a embrigadé les masses dans un nationalisme rageur. Face à ce triple échec, Queneau en appelle à la « mission historique du prolétariat » : il faut reprendre la révolution là où elle s’est arrêtée. Cela suppose que les masses populaires reçoivent une éducation intensive des vertus démocratiques, seules à même d’accoucher de la « démocratie vraie ». Le programme reste flou, mais la description de ce régime renvoie de nouveau à l’idéal religieux. Cette « démocratie vraie » ressemblera à « une communauté spirituelle dont la fraternité s’établira sur un plan supérieur au plan physique »[4]. Et, enfin, le sens du triptyque révolutionnaire recouvrera sa profondeur parce que relié aux principes spirituels : 

   « Pas de liberté sans discipline,
      pas d’égalité sans hiérarchie,
      pas de fraternité sans rigueur »[5].

Il s’agit ni plus ni moins de « représenter Dieu sur terre ». L’horizon d’attente n’est d’ailleurs pas celui d’une société sans classes, mais celui de l’eschatologie chrétienne. Ainsi, les références aux valeurs et aux bienfaits de la civilisation médiévale surprennent sous la plume du chantre de la Révolution : la figure moderne du prolétaire rappelant en quelque sorte le prestige de l’antique chevalier. 



         Le Traité des Vertus Démocratiques vise finalement à concilier la petite histoire avec la grande histoire, d’où le respect des lois éternelles dont il faut suivre la ligne directrice et l’interprétation des événements historiques dont il faut épouser les courbes fragiles. Dans ce contexte, c’est la Révolution française qui devient le moment fondateur d’une restauration de type spirituel ! Et la figure de Robespierre d’incarner la prophétie en marche, celle qui va relier la démocratie à l’esprit, et inversement, par la grâce de la vertu – comme le présage le titre : Traité des Vertus Démocratiques.

Il existerait donc, si nous relions les discours de Robespierre aux écrits de Queneau, une démocratie idéale, voire mystique, qui prendrait la forme d’une République morale (pour le premier) ou d’une communauté spirituelle (pour le second). Deux ressorts font mouvoir cette cité en devenir. Sur le plan pratique, la Révolution reste le cœur dynamique de l’histoire qui jamais ne doit arrêter son mouvement au risque de sombrer à nouveau dans la tyrannie. C’est pourquoi l’action révolutionnaire peut revêtir, sans se souiller, les habits de la terreur puisqu’elle se donne à un objectif qui la dépasse : la fin de l’inégalité sociale et, plus encore, la fin de l’injustice morale. « Saint-Just sanglant m’a dit : Je suis libre et vivant » proclame Queneau[6]. Sur le plan théorique, la vraie démocratie doit se confondre avec la pratique des vertus. Mieux, la vertu apparaît comme l’esprit de la démocratie. Le contrat social ne donne plus seulement naissance au citoyen, mais forge aussi un nouvel homme animé du feu mystique de la vertu :

« Cet égoïsme des hommes non dégradés, qui trouve une volupté céleste dans le calme d’une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public, vous le sentez en ce moment qui brûle dans vos âmes ; je le sens dans la mienne »[7].

Dès lors, la fin poursuivie par la « démocratie vraie » déborde le cadre étroit des institutions, dépasse l’horizon limité de la société pour se donner à l’au-delà du politique : le salut public ou le bonheur commun. Les gouvernants et les gouvernés disparaissent dans l’unité retrouvée de l’humanité ; la vertu ouvre le chemin de la Réconciliation universelle. Les références de Queneau au millénarisme, à saint Irénée ou à Charles Fourier correspondent à cette version sécularisée de la Jérusalem céleste.

Le projet du Traité des Vertus Démocratiques, ébauché au cours de l’année 1937, sera finalement abandonné l’année suivante. La pression des événements extérieurs et le brusque changement opéré chez Queneau – une « déconversion métaphysique » selon ses propres mots – expliquent cet abandon. Une fois la raison retrouvée, il ne sera plus question chez lui d'esquisser les plans de cette « première République du monde », ce qui ne nous interdit pas de la rechercher dans les mots brûlants de ce petit Traité d’insoumission. 






[1] Les petits textes concis de Queneau, isolés les uns des autres et présentés sur des feuillets indépendants, ont fait l’objet d’un travail remarquable d’édition réalisé par Emmanuël Souchier. Cf. Raymond Queneau, Traité des Vertus Démocratiques (édition établie, présentée et annotée par Emmanuël Souchier), Paris, Gallimard, coll. « Les cahiers de la nrf », 1993.
[2] Raymond Queneau, Traité des Vertus Démocratiques, ibid., p. 59.
[3] Ibid., p. 69.
[4] Ibid., p. 133.
[5] Ibid., p. 71.
[6] Ibid., p. 103.
[7] Robespierre, « discours du 8 Thermidor an II (26 juillet 1794) reproduit dans Robespierre : entre vertu et terreur (Introduction et présentation de Slavoj Zizek), Paris, Stock, coll. « l’autre pensée », 2008, p. 253.

jeudi 12 juin 2014

Les bourreaux sont pleins d'idéalisme

Les éditions Folio ont réédité, sous le titre Je suis sincère avec moi-même, en janvier 2013, des extraits de l’ouvrage de Jacques Ellul (1912-1994), sorti en 1966 et intitulé Exégèse des nouveaux lieux communs. L’occasion pour le Professeur du dimanche de revenir sur un intellectuel en livrant quelques-unes des réflexions tirées d’un ouvrage qui s’inscrit dans la lignée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou L’exégèse des lieux communs de Bloy.



Jacques Ellul nous avertit que pour déceler les lieux communs en force, « il faut s’adresser à ces intellectuels bourgeois qui formulent les vérités de la société de demain, qui fabriquent la bonne conscience par l’appartenance au futur et la critique du présent (sachant bien d’ailleurs que ce futur c’est le présent, et que ce qu’ils critiquent n’est qu’une survivance actuelle d’un passé bien mort !), qui expriment l’assentiment commun au-delà des fractionnements superficiels de milieux et de professions, qui diffusent les bons sentiments sur quoi la société prétend s’édifier.[1] »

BIEN-PENSANCE: MODE D'EMPLOI

Jacques Ellul passe alors en revue toute une série de lieux communs souvent véhiculés par des idiots utiles d’un système qu’ils n’hésitent pourtant pas à critiquer. Au premier rang de sa critique nous retrouvons tous les clichés propres à la déferlante nauséabonde du développement personnel. « Il importe d’être sincère avec soi-même » : « Ce devoir de la sincérité m’oblige à dire à ma femme que je ne l’aime plus, sans me préoccuper de l’effet que cela lui fera. Continuer à vivre avec elle, en faisant semblant, ne serait-ce pas une affreuse hypocrisie ? Me contraindre à quoi que ce soit, hypocrisie ! Obéir à une valeur, hypocrisie ! Observer une morale qui en effet m’empêcherait de faire ou d’être ce que j’ai envie de faire ou d’être, hypocrisie ! Ne pas dire aussitôt son opinion pour la réfléchir, la contrôler, hypocrisie ! L’important c’est de ne jamais faire semblant, d’être soi-même.[2] » Hitler non moins que Marc Dutroux ont été sincères avec eux-mêmes, en cela ils sont en parfait accord avec la ligne préconisée par les manuels de développement personnel qui pullulent dans nos librairies. On voudrait faire croire que cette apologie de l’authenticité va de pair avec le souci de la singularité mais pourtant rien n’est moins faux : « (…) on a envie d’être ce que le courant social nous fait, et dans cet admirable élan de sincérité, on se conforme. Il n’est pas étonnant de constater que les groupes où règne ce mot d’ordre de sincérité avec soi-même sont les plus conformistes possibles.[3] »

Dans la même veine, nous retrouvons cet adage tout aussi creux : « On est ce qu’on est ». Si l’on suit ce précepte, « je n’ai pas à chercher à être mieux que je ne suis, car le mieux viendra nécessairement du progrès. Voici donc le fin mot de cette fière affirmation. Il s’agit d’une démission dans l’anonyme collectif dont j’attends d’être en quelque sorte débarrassé de moi-même. Peut-être faudrait-il alors légèrement rectifier la formule : Quand tu dis "On est ce qu’on est", tu veux dire en fait "Je suis le néant".[4] Et Jacques Ellul d’enfoncer le clou : « Impeccable logique, adorable harmonie, la logique du désert, l’harmonie du vide absolu.[5] »

SI LE PEUPLE VOTE MAL, CHANGE DE PEUPLE

Nous retrouvons aussi dans les écrits d’Ellul des lieux communs sur le peuple, dont on cherche encore la place qu’il peut avoir dans nos démocraties. Ainsi, « (…) un bon gouvernement, qui pense bien comme il faut, ne peut pas (…) laisser son peuple se tromper. Il a le devoir de le ramener dans la juste voie, comme un bon père de famille, etc. (…) Il serait absolument vain et dangereux de les laisser librement manifester leur volonté par des élections : ils seraient capables de se tromper sur le sens de l’histoire. Au contraire, correctement tenus en laisse par le gouvernement, (…) voici que ces peuples, sans le savoir et sans le vouloir, disposent en réalité d’eux-mêmes, car ils sont dirigés d’une main ferme vers le moment où, enfin, leur volonté bien formée se situera ipso-facto dans le sens de l’histoire; à ce moment ils seront tout à fait libres.[6] »  Le refus par le gouvernement de la prise en compte du référendum sur la Constitution européenne a le mérite d’illustrer parfaitement cette thèse. 

A l’époque où Ellul écrit, la décolonisation est encore dans toutes les têtes. Loin du manichéisme omniprésent, Ellul observe que le grand perdant reste toujours le peuple, pris dans des rapports de force indépendants de sa volonté. Une leçon toujours actuelle à la fois sur la trahison des élites et les dangers du populisme : « Le peuple n’a pas été favorable au FLN pendant des années, et il n’était pas hostile aux Français. Mais évidemment, à la longue, à force d’être exploités et razziés par le FLN, d’être regroupés et perquisitionnés par les Français, à force d’être égorgés par le FLN et torturés par les Français, le peuple a bien fini par en avoir marre, le peuple a bien fini par vouloir quelque chose…Il ne sait pas très bien quoi, sinon que cela s’arrête. Et alors, il vaut mieux jouer la carte de celui qui en définitive semble l’emporter, et c’est le FLN ; à ce moment celui-ci peut clamer : « Vous voyez bien, je représentais bien le peuple algérien !... » Pauvre peuple algérien. [7]»

TOUT LE MONDE IL EST BEAU

Autre lieu commun : « Si tous les gars du monde… » se tenaient la main, faisaient la ronde avec une fleur dans la bouche tous nus, eh bien ce serait chouette parce que se faire des bisous c’est quand même plus mignon que de se taper dessus. Est-ce bien si sûr ? Est-ce que derrière cette idéologie des bisounours ne se cache pas au contraire le pire cauchemar de l’humanité ? Ellul n’y va pas par quatre chemins : « Si tous les gars du monde sont de braves gars, prêts à s’entendre, s’il n’y a que quelques affreux, cause de tout le mal, ils doivent porter tout le mal : il suffit de les liquider le plus rapidement possible ; après ce minuscule lavage de vaisselle, il sera si bon de faire la ronde autour du monde, enfin purifiés ; laissez donc libre cours à vos sentiments ; ils nous porteront avec la nécessité de la pesanteur vers le crime et la justification de nous-mêmes ensuite. L’écœurante mollesse des bons sentiments fabrique les bourreaux à la chaîne, car ne vous y trompez pas, les bourreaux sont plein d’idéalisme et d’humanité.[8] »

Enfin nous ne résistons pas à terminer par quelques remarques de Jacques Ellul, dont le mélange d’agacement et de provocation limite quelque peu la force argumentative. Tout d’abord sur le fait que le travail (qui plus est celui des femmes) rend libre : « J’en veux à celles qui déclarent que l’image de la femme centre de la maison, éleveuse des futurs hommes et créatrice du foyer n’est qu’un mythe, expression d’une société et d’un temps localisé. Qu’est-ce qui est le plus important ? Former des enfants et leur créer une vie véritable ou percer des trous dans les tickets de métro ?[9] » Nous retrouvons ce même sens aiguisé des nuances dans ses propos contre le jeunisme, où Ellul gagne un beau point Godwin :  « Place aux jeunes » : « (…) seuls le fascisme et le nazisme ont mis la jeunesse au premier plan. Où a-t-on trouvé des ministres de vingt-cinq ans ? Chez les nazis. Où la jeunesse a-t-elle vécu son aventure à elle ? Sous le IIIème Reich.(…) Il faudrait quand même que ceux qui se gargarisent  aujourd’hui du Place aux jeunes ! réalisent que si on les prend au sérieux, cela veut dire : Vive le nazisme ![10] » Zemmour et Finkielkraut peuvent aller se rhabiller.



[1] Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, La table ronde, 1966, 1994, p.30.

[2] Ibid., p.55.

[3] Ibid., p.56.

[4] Ibid., p.263.

[5] Ibid., p. 54.

[6] Ibid., p.64-65.

[7] Ibid., p.67.

[8] Ibid., p.145-146.

[9] Ibid., p.161.


[10] Ibid., p.280.

Initialement publié sur Apache

dimanche 8 juin 2014

Radio Samovar - Entretien avec Alfred Eibel



Les entretiens de Radio Samovar continuent...

Cette fois c'est l'auteur, éditeur, critique et cinéphile Alfred Eibel qui a bien voulu se livrer aux jeux des questions et nous en apprendre plus sur un parcours personnel qui l'a mené de la Vienne de l'Anschluss au Paris des cinéphiles et Mac-Mahoniens jusqu'à la résidence de Fritz Lang à Hollywood. Alfred Eibel, aujourd'hui, n'a pas abandonné sa passion première pour la littérature, et se partage entre critique littéraire et la librairie L'Amour du noir où se retrouvent toujours amoureux des romans, des polars, du jazz et du cinéma. 



https://www.youtube.com/watch?v=x1PJhQQi-go

vendredi 6 juin 2014

Les morts des autres



Il y a un mois, la maison des syndicats d’Odessa était ravagée par un incendie, tuant officiellement 42 personnes. Bien vite, les rumeurs les plus sinistres ont commencé à courir, faisant état de plus de cent morts pour certaines, évoquant, pour d’autres, un véritable massacre camouflé en incendie.
La couverture médiatique de l’événement n’a pas vraiment été plus importante en France depuis lors. Un article de Daniel Schneidermann sur les « innommés » d’Odessa, Jérôme Leroy évoquant l’indignation sélective des médias occidentaux dans Causeur et Marianne dans lequel Jack Dion se demandait il y a déjà deux semaines pourquoi l’on parlait si peu du massacre d’Odessa. On en parle toujours aussi peu aujourd’hui, semble-t-il.
Pourtant, même si la crise ukrainienne donne lieu, depuis l’affaire de Crimée, à une propagande active de la part de toutes les parties en présence et que l’intoxication est la règle en la matière, l’accumulation des témoignages et des images ne laissent plus beaucoup de place au doute sur ce qu’il s’est réellement passé à Odessa ce 2 mai. Corps à demi-calcinés puis déplacés pour les besoins d’une mise en scène macabre, victimes abattues d’une balle dans la tête, tuées à coups de hache, étranglées ou achevées après qu’elles ont sauté par les fenêtres du bâtiment enflammé : à l’incendie criminel s’ajoutent progressivement de plus lourdes charges. Après avoir été visiblement provoqués par des éléments pro-russes à l’occasion d’une manifestation précédant un match de football, supporters et nationalistes ukrainiens ont attaqué les tentes et le camp de base des séparatistes qui se sont réfugiés dans la maison des syndicats. Le carnage aurait commencé à partir de là. Il a impliqué nombre de militants du tristement célèbre Pravy Sektor, le « Secteur Droit », groupe ultranationaliste ukrainien. Qui a dit que l’extrême-droite ukrainienne jouait un rôle très limité dans le conflit ? Elle est visiblement responsable de l’assassinat de sang-froid de dizaines de personnes, voire de plus d’une centaine si l’on s’en tient à des décomptes bien plus alarmistes. Quant à l’incendie, ce n’est qu’après coup qu’il aurait été déclenché, achevant de ravager le bâtiment, n’effaçant pas pour autant les preuves du carnage qui s’y est déroulé. Comme le remarque Jérôme Leroy, les morts n’ont peut-être pas la même valeur pour les médias de nos contrées suivant qu’ils soient pro-russes ou nationalistes ukrainiens.
Comme du temps des guerres d’ex-Yougoslavie, les « méchants » et les « gentils » ont été bien vite désignés par les médias occidentaux. Alors que l’on assiste avec l’Ukraine à un nouvel acte de la rivalité russo-occidentale, avec, comme en 1999 avec le Kosovo ou 2008 avec les Ossètes et les Abkhazes, l’instrumentalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, on peut encore être témoin du très large alignement des médias sur la ligne et la lecture officielle des événements. Certes, la Russie ne se prive pas de manipuler et déformer mais dans cet affrontement qui n’ose pas encore s’appeler une guerre civile, le massacre d’Odessa montre que nous sommes dépendants également, à travers les canaux principaux de l’information, d’une vision très orientée du conflit.
Il faut à raison souligner les responsabilités de Vladimir Poutine dans la déstabilisation de l’Ukraine. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur le possible rôle joué par les services russes dans une tragédie comme celle d’Odessa, fort opportune afin de gagner l’opinion publique à la cause pro-russe. Certes, on peut parler d’ « expansionnisme » russe dans ces régions qui sont les anciennes marches de l’empire, tsariste ou soviétique, mais l’on peut aussi se demander à quel point, après l’affaire rondement menée de Crimée, la Russie a mis le doigt dans un engrenage dangereux et dans un conflit qu’elle ne maîtrise plus vraiment avec la déstabilisation de l’est de l’Ukraine. Paradoxalement, la Russie est en position de force et de faiblesse dans le dossier ukrainien. D’une part, en dépit des démonstrations militaires et des roulements de tambours et de chenilles à la frontière ukrainienne, la Russie – dont le budget de la défense représente 5% des dépenses militaires dans le monde, environ huit fois moins que les Etats-Unis et deux fois moins que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne réunis, n’aurait pas vraiment les moyens d’assurer une présence militaire ou de s’offrir même le luxe d’une intervention dans l’est de l’Ukraine. Ce serait pour elle entrer dans un piège à la fois militaire et nationaliste qui pourrait lui coûter très cher. Alors, on peut s’interroger sur le degré de rationalité dont Vladimir Poutine fait preuve mais l’on peut se demander aussi quel est le sens réel de la « finlandisation » de l’Ukraine que suggérait Zbigniew Brzezinski il y a peu. La Finlande est un conflit qui avait coûté très cher à l’ours russe au cours du second conflit mondial. S’il prenait à la Russie la fantaisie de faire franchir la frontière à ses troupes, l’Ukraine serait susceptible de devenir un nouvel Afghanistan. La seule option militaire que pourrait envisager la Russie serait l’option géorgienne : l’intervention éclair. Encore cela risquerait-il d’avoir un prix beaucoup plus élevé cette fois sur le plan diplomatique.
La Russie est cependant loin d’être isolée diplomatiquement. C’est sa force dans le conflit ukrainien. Vladimir Poutine a su ménager ses soutiens en Asie, en Afrique et jusqu’en Amérique latine. Elle a réussi, surtout, à s’assurer de l’appui diplomatique de puissants voisins : l’Inde d’une part mais surtout la Chine qui, bien qu’adoptant en apparence une neutralité non-interventionniste, a besoin également de l’appui de la Russie dans les conflits territoriaux qui l’opposent, dans ce que l’empire du Milieu considère comme SA mer de Chine, au Japon, au Vietnam, aux Philippines, à Brunei… sans compter Taïwan.


Il est clair que la Russie comme la Chine sont en position de se soutenir mutuellement pour s’engager dans des politiques, sinon expansionnistes, du moins visant à restaurer ou étendre leur influence régionale. Le fait de bien voir cela et de ne pas oublier la nature profondément autoritaire des deux régimes, et les restrictions que chacun impose aux libertés, empêche-t-il pour autant de considérer que la politique américaine ces dix ou vingt dernières années a représenté un facteur de chaos et de déstabilisation pour nombre de régions du monde ? L’Europe n’a-t-elle vocation à rester qu’une « tête de pont démocratique » dans le grand échiquier américain ou peut-elle se donner les moyens de reprendre véritablement son rôle d’arbitre entre les ambitions eurasiatiques et américaines ? La finalisation du traité transatlantique semble démontrer le contraire. La couverture médiatique très modeste accordée également à cet événement majeur révèle aussi la propension des médias ou de l’intelligentsia française à s’en tenir à une lecture toujours très étroite des relations internationales. Dénoncer l’activisme et la responsabilité des Russes dans le chaos ukrainien ne doit pas pousser à ignorer les crimes passés sous silence, voire cautionnés, par la partie adverse. Se méfier des ambitions poutiniennes ne devrait pas laisser penser que la carte du monde suggérée par Brzezinski ou d’autres est quelque chose de souhaitable. Poutinolâtres et atlantistes exaltés devraient considérer que, pour un Français, la politique des empires, quels qu’ils soient, est toujours synonyme du pire.

Publié sur Causeur.fr