Des civilisations sont donc mortes. Parmi celles qui nous ont
laissé quelques monuments, l’antique civilisation égyptienne, civilisation du
Nil auteur et père, les civilisations du Tigre et de l’Euphrate, l’ancienne
civilisation hébraïque, les anciennes civilisations phéniciennes, tyrienne et
carthaginoise. L’ancienne civilisation hellénique, partiellement sauvée de la barbarie et réinstallée au cœur du monde moderne par l’opération de la
Renaissance, l’antique civilisation hellénique, la plus belle culture du monde, aujourd’hui succombe, définitivement, sous les coups de nos radicaux
modernistes. Ce que n’avaient pu faire les hordes barbares issus de la
Thébaïde, ce que n’avaient point obtenu tant d’invasions et tant d’altérations,
tant de persécutions et tant de corruptions barbares, la disparition du grec,
la suppression définitive de la culture héllénique, la mort, la finale mort du
génie grec, ce sont aujourd’hui nos modernes scientistes, et nos contemporains
anticléricaux qui en achèvent aujourd’hui la consommation. Et par eux le mythe
et l’histoire d’Hypathie reçoit enfin son plein accomplissement. Sous cette
réserve que l’ancienne Hellénie était menacée de succomber sous une barbarie
féconde, et que nos modernes ont trouvé le moyen de la faire succomber sous une
barbarie stérile.
D’autres civilisations sont mortes. Cette civilisation moderne, le
peu qu’il y a de cultures dans le monde moderne, est elle-même essentiellement
mortelle. D’autant plus mortelle, d’autant plus exposée à la mort qu’elle est
moins profonde, moins profondément enracinée au cœur de l’homme que ne le
furent la plupart des anciennes civilisations, étant, à l’épreuve, beaucoup
moins cultivée, beaucoup moins civilisée, beaucoup moins intérieure et beaucoup
moins profonde.
Le sort de l’homme et de l’humanité est sans doute essentiellement
précaire. Mais le sort de l’humanité n’a jamais été aussi précaire, aussi
misérable, aussi menacé, que depuis le commencement de la corruption des temps
modernes. Il est évident qu’au dix-huitième siècle par exemple, la barbarie
était refoulée beaucoup plus loin des bords sacrés qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Aujourd’hui de partout, guerres et massacres, et imbécillité, même laïque, la
barbarie remonte. De partout monte l’inondation de la barbarie. Et les quatre
cultures qui, dans l’histoire du monde qui est enfin devenu le monde moderne,
aient seules réussi à refouler jamais la barbarie, la culture hébraïque, la
culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française, sont aujourd’hui
également pourchassées. " (Charles Péguy)
Charles Péguy. "Par ce demi-clair matin". Tiré de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Publié dans la Nouvelle Revue Française en juillet 1939.
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