samedi 28 juin 2014

28 juin 2014


" Des civilisations entières sont mortes, américaines et aussi de l’Ancien Continent. Absolument, entièrement et totalement mortes. Sans compter celles qui sont tellement mortes que nous ne savons pas même qu’elles sont mortes et que nul homme vivant de toute humanité ne saura jamais qu’elles sont mortes, puisque nous ne savons pas même qu’elles aient vécu, puisque nous ne savons pas qui elles étaient, ni leur nom, ni ce qu’elles furent. Et, en outre, de tant de civilisations mortes qui tout de même nous ont laissé quelques monuments, sans doute ces monuments ont une importance capitale aux regards des archéologues, parce que c’est leur métier, mais au regard du philosophe, au regard du réaliste, il est permis de compter que ces monuments que nous connaissons, parce qu’ils ont accidentellement survécu jusque dans le présent, comparés à toute la vivante vie, intérieure et extérieure, à toute l’ancienne réelle vie des cités anciennes, il est permis d’estimer que ces monuments fossiles ne sont qu’une ombre fugitive et de misérables et d’accidentelles fractions.
Des civilisations sont donc mortes. Parmi celles qui nous ont laissé quelques monuments, l’antique civilisation égyptienne, civilisation du Nil auteur et père, les civilisations du Tigre et de l’Euphrate, l’ancienne civilisation hébraïque, les anciennes civilisations phéniciennes, tyrienne et carthaginoise. L’ancienne civilisation hellénique, partiellement sauvée de la barbarie et réinstallée au cœur du monde moderne par l’opération de la Renaissance, l’antique civilisation hellénique, la plus belle culture du monde, aujourd’hui succombe, définitivement, sous les coups de nos radicaux modernistes. Ce que n’avaient pu faire les hordes barbares issus de la Thébaïde, ce que n’avaient point obtenu tant d’invasions et tant d’altérations, tant de persécutions et tant de corruptions barbares, la disparition du grec, la suppression définitive de la culture héllénique, la mort, la finale mort du génie grec, ce sont aujourd’hui nos modernes scientistes, et nos contemporains anticléricaux qui en achèvent aujourd’hui la consommation. Et par eux le mythe et l’histoire d’Hypathie reçoit enfin son plein accomplissement. Sous cette réserve que l’ancienne Hellénie était menacée de succomber sous une barbarie féconde, et que nos modernes ont trouvé le moyen de la faire succomber sous une barbarie stérile.
D’autres civilisations sont mortes. Cette civilisation moderne, le peu qu’il y a de cultures dans le monde moderne, est elle-même essentiellement mortelle. D’autant plus mortelle, d’autant plus exposée à la mort qu’elle est moins profonde, moins profondément enracinée au cœur de l’homme que ne le furent la plupart des anciennes civilisations, étant, à l’épreuve, beaucoup moins cultivée, beaucoup moins civilisée, beaucoup moins intérieure et beaucoup moins profonde.

Le sort de l’homme et de l’humanité est sans doute essentiellement précaire. Mais le sort de l’humanité n’a jamais été aussi précaire, aussi misérable, aussi menacé, que depuis le commencement de la corruption des temps modernes. Il est évident qu’au dix-huitième siècle par exemple, la barbarie était refoulée beaucoup plus loin des bords sacrés qu’elle ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui de partout, guerres et massacres, et imbécillité, même laïque, la barbarie remonte. De partout monte l’inondation de la barbarie. Et les quatre cultures qui, dans l’histoire du monde qui est enfin devenu le monde moderne, aient seules réussi à refouler jamais la barbarie, la culture hébraïque, la culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française, sont aujourd’hui également pourchassées. " (Charles Péguy)

Charles Péguy. "Par ce demi-clair matin". Tiré de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Publié dans la Nouvelle Revue Française en juillet 1939. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire