Il
y a une multitude de parcs et places « du peuple » dans les villes de
Chine. C’est l’un des nombreux détails par lesquels le maoïsme signale encore
sa présence au pays de l’économie socialiste de marché. Parmi les autres signes
patents, on peut relever également l’autoritarisme du Parti Communiste Chinois,
en particulier dans les régions situées les plus aux confins du pays. Le
gouvernement central impose une poigne de fer aux « régions
autonomes » qui bordent des frontières très sensibles avec l’Inde,
l’Afghanistan, le Pakistan ou la Russie, et cela ne date pas d’hier. Depuis les
lointains affrontements avec les Xiongnu Mongols, au temps de la conquête de
l’ouest chinoise, les empereurs Hans ont toujours dû avoir recours à une
présence militaire importante dans les provinces de l’ouest pour assurer
l’unité de l’empire du Milieu.
Au
début du XXe siècle, au moment où les Chinois réaffirmaient avec peine leur
autorité lointaine sur le « Turkménistan oriental », livré aux
seigneurs de la guerre et aux « diables blancs » qui s’accaparèrent
une partie des richesses archéologiques de la région pour le compte du British
Museum ou des collections du Louvres, la ville d’Urumqi n’était encore qu’une
bourgade sans importance aux portes du désert ; un caravane-sérail
poussiéreux autour duquel se serraient quelques grossières bâtisses de terre
cuite, si l’on se fie à la description qu’en donnait l’archéologue anglais Sir
Aurel Stein dans Ruins of desert Cathay en 1912. Rien à voir avec la
métropole de trois millions d’habitants qui se dresse aujourd’hui dans les
sables : la population de Paris aux portes du Taklamakan, l’un des déserts
les plus arides au monde. En moins de vingt ans, depuis la fin des années
quatre-vingt-dix, Urumqi a vu couler à flot l’argent des investisseurs attirés
par la formidable manne énergétique représentée par les sous-sols du Xinjiang.
Pétrole, gaz et peut-être aussi gaz de schiste ; les entreprises d’Etat
assurent aujourd’hui l’exploitation des ressources de la région, toujours plus
prometteuses. Quelques entreprises étrangères, françaises notamment, ont-elles
aussi élu domicile dans cet eldorado inhospitalier.
Urumqi
offre au visiteur une vitrine pour le moins ambitieuse du développement
économique du Xinjiang, l’une des cinq « provinces autonomes »
chinoises, grande comme trois fois la France et peuplée de seulement vingt
millions d’habitants, dont dix millions de Ouïgours.
La cité reste bourdonnante d’activité, de jour comme de nuit, et ses
gratte-ciels impressionnants et ses hôtels de luxe rivalisent avec ceux de
Shanghai. En périphérie d’Urumqi s’étale une immense zone industrielle dans
laquelle usines et centrales thermiques poussent comme des champignons. Une
agréable promenade court le long de la rivière Ürumqi, la « rivière des
Tanneurs », qui traverse la ville, bordée de surprenantes statues de style
pseudo-antique et Renaissance devant lesquelles passent les joggeurs et les
cadres en pause-déjeuner. A côté du plus grand souk de la ville, un Carrefour a
ouvert ses portes, à deux pas de la mosquée d’où partirent les émeutes – les
« incidents » dans le langage officiel – de 2009. Au centre de la
ville , familles et écoliers viennent en fin d’après-midi s’adonner aux
plaisirs du roller, du cerf-volant ou de la gymnastique rythmique en groupe,
sur l’immense dalle bétonnée du « parc du peuple » encadrée par les
silhouettes massives des gratte-ciels. Un écran géant diffuse les nouvelles du
jour et, dans un coin du « parc », de petites tables et des sièges de
jardin ombragés par des rangées de peupliers accueillent les clients d’une
petite roulotte itinérante proposant boissons, œufs durs et pâtisseries de
toutes sortes. Le public est surtout adolescent et se livre à de multiples
concours de breakdance ou de skateboard. Les garçons roulent des épaules en
marcel à imprimé, discrètement reluqués par les grappes de filles qui passent
en ricanant, mp3 vissé sur les oreilles. La Chine de Mao paraît bien loin.
À
quelques rues de là, on rentre déjà dans le quartier ouïgour. Les petites
échoppes qui se succèdent vendent des épices, des fruits et légumes et des
articles plus improbables : peaux de serpents, crânes de rongeurs et ossements
aux vertus aphrodisiaques. On vend aussi de multiples bijoux en pierre de jade,
l’autre richesse du Xinjiang et des provinces de l’est depuis plus de deux
millénaires. Il y a même à deux pas un marché des pierres précieuses dans
lequel des Ouigours ou des Hans à l’air suspicieux se tiennent à côté d’énormes
blocs de jade vert, noir, jaune, blanc ou rouge étalés sur des tapis. Un peu
partout, de restaurants ambulants qui ressemblent à de petites locomotives
posées çà et là sur les trottoirs, proposent des grillades et de délicieuses
brochettes de moutons.
Le
quartier et ses marchés est beaucoup fréquentés par les Hans et c’est ici qu’a
eu lieu le dernier attentat perpétré par les « terroristes » que le
gouvernement de Pékin voit avec anxiété gagner en audace et en efficacité. Le
22 mai dernier, à six heures du matin, deux 4×4 non immatriculés ont fait
irruption dans l’artère principale, percutant violemment des piétons et lançant
des engins explosifs par les fenêtres des véhicules. L’un des deux véhicules a
lui-même pris feu et une partie des assaillants ont été tués par la police,
ainsi que trente et une personnes au moins dans la foule. Depuis les sanglantes
émeutes de 2009, qui avait fait deux-cent morts, les actes de violence se
multiplient et atteignent une ampleur nouvelle au Xinjiang et, ce qui est
beaucoup plus inquiétant pour Pékin, hors du Xinjiang. En juin 2013, une série
d’attaques autour de Khotan, Urumqi ou Kashgar, ont fait des dizaines de morts,
aussi bien parmi les assaillants que la police ou les populations civiles et
ont semblé sonner le réveil du terrorisme fondamentaliste dans la région. Puis,
les attentats se sont succédés, jusqu’à l’attaque à la voiture piégée sur la
place Tiananmen le 28 octobre 2013 et celle au couteau à la gare d’Urumqi le 30
avril de cette année, qui a causé la mort de trente personnes également.
La
multiplication des attentats et l’intensification des violences montrent à
l’évidence qu’il est très difficile pour Pékin de contrôler efficacement un
territoire aussi vaste que le Xinjiang tout d’abord et l’activité de groupes
terroristes de plus en plus mobiles ensuite. Elle montre aussi un changement de
nature et d’objectifs au sein de ces groupes séparatistes avec lesquels Pékin
semble avoir perdu désormais tout contact, au point d’être engagé dans une
logique de confrontation de plus en plus meurtrière. Alors que les craintes du
gouvernement central se focalisent sur le risque d’une résurgence de
l’indépendantisme et du séparatisme ouigour, tout en minimisant systématiquement,
dans le discours officiel, tout risque de ce type, il semble que les
organisations à la fois fondamentalistes, dont les camps retranchés sont
installés dans les zones tribales pakistano-afghanes, n’aient en réalité
d’autre but que d’installer un véritable climat de défiance et de terreur au
sein des populations ouïgoures et Hans en exportant dans cette région les
méthodes du djihadisme qui sont désormais bien connues au Moyen-Orient et
jusqu’en occident, mais relativement nouvelles pour cette partie de la Chine.
Il n’est pas certain que les terroristes du 22 mai soient tous d’origine
Ouïgoure, ou véritablement dévoués à cette cause. La vague de violence qui
secoue à nouveau le Xinjiang pourrait moins viser à la reconnaissance de la
culture ouïgoure qu’à l’instauration d’un véritable djihadisme qui aurait pour
cible tout autant les Hans que l’islam soufi des Ouïgours, beaucoup trop ouvert
et progressiste aux yeux des fondamentalistes d’inspiration talibane ou
pakistanaise.
Ce
qui est certain à l’heure actuelle, c’est que le gouvernement de Pékin et sa
politique unilatéralement répressive à l’encontre des Ouïgours a fait, depuis
2009, le jeu du terrorisme radical au Xinjiang. En rompant le contact avec les
autorités culturelles ouïgoures et en pratiquant, par le biais d’une
omniprésence militaire et policière, une politique de répression féroce à
l’encontre de cette communauté, les autorités chinoises ont pris le risque d’en
rejeter une partie dans la radicalisation et le fondamentalisme religieux.
C’est bien ce qu’il semble être en train de se passer en Chine où le risque
vient désormais aujourd’hui aussi d’ « éléments importés », en
provenance d’Afghanistan ou du Pakistan, susceptibles de traverser une
frontière poreuse et de toute façon impossible à surveiller intégralement. A
l’heure où cet article est publié, Urumqi est entièrement bouclée : on ne
sort et on ne rentre que difficilement, à travers un dispositif de sécurité
impressionnant. Des villes entières, comme Khotan ou Tourfan, grand centre
touristique de la région en raison de la proximité des vestiges d’antiques
cités de la route de la soie comme Jiaohe et Gaochang, sont complètement
bouclées et les contrôles de police incessants. L’avenir est sombre pour le
Xinjiang qui, peu à peu, s’intègre lui aussi au Dar-al-Harb, le
« domaine de la guerre » du djihadisme international.
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