lundi 28 juillet 2014

Les perdants radicaux

Après "La possibilité d'une île", qui revenait sur le massacre perpétré en Norvège par Anders Breivik, puis quelques réflexions sur l'affaire Merah, les idiots se proposent à nouveau de faire un pas de côté dans un monde sans dessus dessous pour deviser de ces perdants radicaux dont on ne sait plus très bien s'ils sont victimes d'eux-mêmes, de la société dans laquelle ils vivent ou tout simplement du système qui les a poussé sur le devant de l'ob-scène. Bienvenue en idiocratie, plus que jamais.

En 2006, Gallimard proposait une traduction de l’essai de l’auteur allemand Hans Magnus Enzensberger, intitulé Le Perdant radical, essai sur les hommes de la terreur. L’auteur tentait d’y analyser la corrélation entre le succès du fondamentalisme religieux et du djihadisme dans les pays arabes et la situation difficile d’une bonne partie des pays du Moyen-Orient, capables de produire essentiellement des « perdants radicaux », soit le produit d’une logique de déclassement culturel ou social dépassant largement les frontières des nations - une version nouvelle et meurtrière du « citoyen du monde. » « Le raté, écrit Enzensberger, peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »[1] 

La publication de l’ouvrage d’Enzensberger entraîna de vives discussions en Allemagne où l’on accusa l’auteur de stigmatiser par ses thèses le monde arabo-musulman. Néanmoins, Enzensberger avait le mérite d’essayer de comprendre le phénomène du terrorisme fondamentaliste du point de vue des sociétés arabes sans l’enfermer seulement dans le paradigme religieux. De manière certes provocatrice, l’auteur allemand associe dans la même désespérance fanatique les forcenés meurtriers comme ceux qui sévirent à Colombine en 1999 et les candidats à la guerre sainte et au martyr. Pour lui, il n’y a pas de différence entre ces types de radicalisation violente, qu'elles proviennent du fanatisme religieux ou de l'aveuglement politique. Nous sommes en présence, dans tous les cas, d’une nouvelle figure moderne : celle du Perdant Radical, qui n’est pas sans lien avec ce que le philosophe Max Scheler appelait « l’homme du ressentiment. » 

Emile Durkheim diagnostiquait déjà, à la fin du XIXe siècle dans la société industrielle, un processus de dérèglement individuel qui pouvait se résoudre de façon tragique par ce que le sociologue appelait le « suicide anomique. » Cette forme de violence faite à soi-même se retournerait aujourd’hui contre la société toute entière en empruntant des formes aussi diverses que le massacre à grande échelle, la tuerie incontrôlée ou le djihadisme. Dans ce dernier cas, Enzensberger postule qu’il existe un insupportable décalage entre la promesse de la révélation coranique et la stagnation qui frappe une partie des sociétés musulmanes actuelles.




Il y a deux ans, Mohamed Merah avait représenté une sorte d’énigme pour les médias embarrassés par cette petite frappe métamorphosée en tueur sanguinaire, dont l’équipée sanglante révélait l’impuissance des services de renseignements français à prévenir les conséquences de l’islamisation des quartiers. Au moment du drame de Toulouse, la thèse encore largement admise était celle du profil « atypique », défendue par exemple par Gilles Kepel, celui d’un jeune djihadiste autoradicalisé ayant rencontré, sur le chemin d’un voyage initiatique en zone tribale au Pakistan, ses « frères d’armes » d’Al Qaida. Anders Breivik, lui, avait plutôt suscité  l’hypothèse contraire : celle de la mouvance néo-fondamentaliste chrétienne organisée dont il devait être un simple exécutant. Mais aucune organisation suprématiste européenne ne se cachait derrière Breivik. En revanche, la mouvance fondamentaliste existe bel et bien en Europe, engendrée par les islamistes radicaux et renforcée, aujourd'hui, par le conflit syrien. 

Ces observations ne doivent pas empêcher d'esquisser quelques pistes de comparaisons. En effet, l'engagement des djhadistes s’appuie souvent sur les mêmes ressorts qui ont poussé un Breivik à passer à l’acte : frustration, absence d’échelle de valeur morale et fantasme de puissance. De même, le djihadisme européen est majoritairement le fait d’individus jeunes dont le déclassement social, vécu ou fantasmé, est compensé par cette forme d’engagement et de radicalisation ultra-moderne, bien qu’elle se fasse soi-disant au nom du fondamentalisme religieux. Ce nouvel avatar du romantisme de l’action permet d’inscrire son échec dans une réécriture personnelle du roman collectif.   






Anders Breivik, Mohamed Merah et les jeunes candidats au djihad syrien appartiennent à une même armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles », pour reprendre les mots de Guy Debord.[2] La colère des imbéciles a bien rempli le monde, comme le prophétisait Georges Bernanos. Et si le communautarisme et le prosélytisme des « imams en baskets » contribuent à nourrir le phénomène djihadiste, il convient de ne pas perdre de vue que la plupart des guérilleros amateurs qui décident un beau jour de partir « faire le djihad », comme autrefois on faisait l’école buissonnière, sont des citoyens nés sur le sol français et dans de nombreux cas mineurs, ce qui rend d’autant plus difficile le fait de leur interdire tout retour sur le territoire au cas où ils auraient survécu à leur épopée guerrière. Ces individus sont, dans la plupart des cas, des fils d’immigrés, ce sont dans d’autre cas des convertis. Mais s’ils prétendent se mettre au service d’une cause religieuse, ils restent plus sûrement les représentants d’une double faillite : la leur et celle de la société qui n’est plus capable à leurs yeux de leur offrir un cadre à la fois moral et social satisfaisant. Ces perdants radicaux font payer dans le sang les promesses qu’ils estiment non tenues en devenant les bouchers intérimaires de l’EIIL en Syrie ou en abattant des adolescents sur une île scandinave ou des enfants dans une école française. 


Le ressentiment des jeunes djihadistes issus de l’immigration peut être l’illustration d’un double bind difficile à assumer : l’origine familiale les renvoyant à l’échec d’une partie des nations arabes dont leurs parents sont issus tandis que leur nationalité les confronte à celui du modèle français républicain qui a troqué, rappelle Paul Yonnet[3], l’assimilation contre l’intégration, et se retrouve prisonnier d’une impossible cohabitation entre centralisme institutionnel et communautarisme. Le déploiement de la violence et des artifices rhétoriques qui caractérise le perdant radical s’observe de façon similaire chez un Anders Breivik, qui s’est voulu le représentant « héroïque » d’une civilisation européenne menacée, et a cherché par tous les moyens à transformer son procès en une véritable mise en scène médiatique de lui-même. Ce phénomène trouve aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, une audience formidable, quelle que soit la cause défendue, et elle reste l’illustration meurtrière du désarroi de sociétés qui se sentent basculer hors de l’histoire. 

Une autre illustration de ce type de mise en scène désespérée de soi pourrait être celle de Richard Durn, qui tua huit personnes au cours d’une séance du conseil municipal de Nanterre le 27 mars 2002 et qui laissa pour toute explication cette lettre-testament dont les termes semblent pouvoir aujourd’hui être repris par cette inquiétante nouvelle génération de candidats au massacre ou au suicide : 

« Puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini élite locale qui était le symbole et ceux qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée. Je n’ai pas trouvé les antidotes pour me respecter moi-même et les autres. Je n’ai pas atteint un idéal d’humanisme et m’étant laissé aller au désœuvrement et à l’échec, j’ai voulu tuer pour prendre une futile et infantile revanche sur moi-même et sur ces symboles de puissance qu’ils constituent. J’ai voulu connaître la griserie et le sentiment d’être libre par la mort. » 
          
Semble donc advenu le temps où il paraît légitime pour l'individu, à la fois de moins en moins responsable et pourtant de plus en plus désireux de s'affirmer en tant que dépositaire du destin collectif, de constituer son identité sur des terrains sacrificiels, étant donné que la perspective d'un État comme représentant de la violence légitime n'est plus légitimée. Ce discrédit ouvre la voie aux plus grandes méprises individuelles et aux tragédies collectives. La colère des perdants envahira le monde.


Publié dans Causeur.fr 


[1] Hans Magnus Enzensberger. Le Perdant Radical, essai sur les hommes de la terreur. Gallimard. 2006
[2] Guy Debord. In Girum Nocte e Consumimur Igni. 1981 (film).
[3] Paul Yonnet. Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national. Gallimard. [Le Débat]. 1993

vendredi 25 juillet 2014

Under the skin (with Scarlett Johansson)



         Par-delà l'en-soi et le soi du dévoilé, voici la nudité humaine, plus extérieure que le dehors du monde – des paysages, des choses et des institutions – la nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, sa mort dissimulée dans son être – elle nie, dans l'apparaître, la honte de sa misère cachée, elle crie la mort dans l'âme, elle m'interpelle de sa faiblesse, sans protection et sans défense, de nudité, mais elle m'interpelle aussi d'étrange autorité, impérative et désarmée, parole de Dieu et Verbe dans le visage humain, déjà langage avant les mots, langage originel du visage humain dépouillé de la contenance qu'il se donne – ou qu'il supporte – sous les noms propres, les titres et les genres du monde. » (Emmanuel Lévinas. Totalité et Infini. Folio Poche. Avant-propos, II-III).

            Cette citation d'Emmanuel Lévinas pourrait servir de point de départ au film de Jonathan Glazer, Under the skin, sorti en 2014, dans lequel Scarlett Johansson, prédatrice extraterrestre, traque à bord d'une camionnette, les hommes solitaires dans les faubourgs et les banlieues grisâtres de l'Ecosse. A chaque fois qu'une nouvelle victime tombe dans ses filets, la séductrice impassible l'entraîne dans une maison de ville triste et décrépie où, dans une pièce entièrement plongée dans des ténèbres qui ne laissent voir que la pâleur des corps, elle se livre toujours au même rituel, se dévêtant lentement tout en marchant devant l'homme qu'elle a séduit. Prise au piège, fascinée par ce corps de femme épanoui, sa proie abandonne elle aussi ses vêtements et s'enfonce progressivement dans le sol devenu liquide, jusqu'à disparaître complètement dans le miroir opaque sans avoir pu seulement effleurer un centimètre de la chair convoitée. Le rituel accompli, la femme extraterrestre se rhabille tandis que sa victime dérive dans un néant qui la consume et la vide de sa substance pour ne plus laisser flotter sur les eaux noires qu'une enveloppe de chair grotesque dont on ne sait quel usage futur elle aura. 


L’effeuillage, le strip-tease, n’est jamais parfait, nous dit le philosophe Giorgio Agamben, et la nudité « ne finit jamais de survenir » car « elle n’est jamais que l’événement du défaut de la grâce »[1], une expression que l'on peut interpréter comme l'impossible dévoilement que cette inquiétante étrangeté que nous portons en nous-même et vers la compréhension de laquelle tend toute démarche mystique, qu'elle prenne pour objet ce que certains appellent inconscient ou intime et d'autres tout simplement Dieu. La contemplation de la nudité n’est jamais qu’une recherche toujours inassouvie, même quand l’effeuillage est complet et « que toutes les parties cachées ont été exhibées effrontément », écrit encore Agamben. 

Ce n'est pas la nudité d'une femme qu'exhibe pourtant Under the skin puisque Scarlett Johansson, qui repart en quête de nouvelles victimes, sitôt son rituel accompli, n'est pas humaine. Elle est une entité dont on ne connaît presque rien, revêtu simplement d'une enveloppe féminine dont elle use pour leurrer et perdre ses victimes. Elle est autre, d'un autre monde, un autre venu d'une autre planète, être différent ou création artificielle qu'un mystérieux motard vient examiner et scruter après chacun des rituels morbides, afin peut-être de vérifier qu'une conscience humaine ne vient pas se glisser sous cette enveloppe et contaminer la chose où la machinerie qu'elle dissimule. 

C'est pourtant ce qui semble advenir au tournant du film, à l'occasion d'un étrange incident qui voit Scarlett l'extraterrestre embarquer dans son camion et séduire un homme différent, un pauvre hère au visage déformé par la neurofibromatose, un pauvre hère dont le visage, qu'il découvre avec crainte et incrédulité face à cette femme désirable qui l'aborde sans raison, n'a plus rien d'humain. Un dialogue irréel commence alors entre l'extraterrestre simplement programmée pour séduire tout être humain de type mâle et le monstre humain que sa laideur a relégué au ban de sa propre société. Un fugace plan de caméra montre le pauvre défiguré se pincer fugacement la peau de la main quand cette femme inconnue et belle lui propose de coucher avec elle ; cette peau qui est la seule chose qu'elle convoite chez lui ; la source de son malheur à lui et la seule chose qui lui confère à elle une apparence d'humanité. 

C'est alors que le rituel échoue, pour la première fois, sans que l'on sache exactement comment. Le pauvre difforme se dénude docilement, comme tous ceux qui l'on précédé, et s'enfonce progressivement dans le sol en suivant cette femme qui marche devant lui en abandonnant ses vêtements pour dévoiler l'objet du désir. Mais quelque chose se détraque peut-être dans la machinerie et la malheureuse et monstrueuse victime se retrouve nue, à l'extérieur de la maison avant de s'enfuir à travers champs. Avec surprise, l'extraterrestre Scarlett contemple pour la première fois son visage et sa propre étrangeté dans un miroir. Soudain le visage s'expose et donne à voir la profondeur du visible. "L'un s'expose à l'autre comme une peau s'expose à ce qui la blesse, comme une joue offerte à celui qui frappe", écrivait Emmanuel Lévinas.[2] La rencontre de l'autre permet soudain à l'être sans conscience de se découvrir Autre et le film de Glazer prend soudain une toute autre direction. Des froides banlieues et des décors de tours et de béton, on passe aux paysages tourmentés, aux forêts épaisses et aux landes à la Turner de l'Ecosse profonde alors que notre héroïne extraterrestre abandonne sa mission et s'enfuit, soudain désorientée et effrayée par la découverte qu'elle vient de faire. 



Cette enveloppe bouleversée, étrangère soudain à elle-même, se précipite dans une fuite ou une quête sans but, oubliant sa fonction première et tentant d'échapper à ces motards inquiétants dont on ne sait s'ils sont geôliers ou protecteurs. Loin des bimbo séries lisses et pyrotechniques du grand spectacle hollywoodien, Scarlett Johansson réussit à figurer avec une grâce inquiétante cette transformation d'une prédatrice robotique en une créature perdue en ce monde et terrifié par sa propre étrangeté. 

Dans un final superbe, l'effeuillage ultime dévoile à l'inhumain troublé par l'irruption soudaine de son humanité l'horreur de son En-Soi, l'existence de l'Autre radical, dissimulé et révélé, encore une fois, par la nudité, au cours d'une scène dont la violence crue et bestiale fait écho au rite de désincarnation glacial qui s'accomplissait dans la première partie du film. Avec une maîtrise de l'image impressionnante, Jonathan Glazer fait voyager le spectateur dans un cauchemar éveillé dont on pourrait dire qu'il tient de Lynch ou de Cronenberg s'il ne possédait pas sa propre identité cinématographique et esthétique, aussi forte et aussi marquante. Derrière l'apparent hermétisme d'une œuvre qui semble de prime abord déroutante, Glazer propose, à travers un fascinant jeu de miroir et de symboles, une réflexion sur le paradoxe de l'être, le mystère de l'incarnation et sur cet humain qui survit, peut-être indéfiniment, au-delà de l'inhumain. Renversant le point de vue d'un scénario très classique de science-fiction, la créature d'un autre monde prenant forme humaine, Glazer reprend au pied de la lettre l'étymologie du carnaval pour se livrer à un « enlèvement des chairs » qui aboutit à une expérience de cinéma baroque et belle. 







[1]             Giorgio Agamben. Nudités. Rivages Poche. 2012. http://idiocratie2012.blogspot.ca/2013/04/nudites-de-giorgio-agamben.html
[2]                             Emmanuel Lévinas. Autrement qu'être ou au delà de l'essence, Poche p. 83

mardi 22 juillet 2014

L'avant-guerre civile


         Dès 1999, le philosophe Eric Werner s’inquiétait de la propension des Etats contemporains à se jouer des multiples tensions internes afin d’apparaître comme le grand arbitre pacificateur, distribuant ici et là des subventions, des droits, des statuts, des places, etc. à tel ou tel segment de la population – sachant que l’immigration de masse avait préalablement déchiré le tissu social. Il parlait alors d’avant-guerre civile[1]. Ces derniers jours, à l’occasion du conflit israélo-palestinien, l’avant-guerre civile progresse et la majorité des Français assistent en spectateurs médusés aux explosions de violence auxquels les soubresauts du Proche-Orient servent de déclencheurs. Transposé en France, le problème israélo-palestinien fait déborder sur la place publique l'hystérie, la haine et la violence sur fond d'antisémitisme et de crispation identitaire, faisant voler en éclat l'illusion fragile de l'intégrationisme républicain.

        

         Les bombardements israéliens à Gaza ont fait plus de cinq cent morts jusqu'à présent. L'Etat juif mène une politique qu'il justifie au nom de sa sécurité mais que l'on peut trouver tout simplement suicidaire à long terme, en plus d'être particulièrement coûteuse en vies humaines. On peut aussi pointer du doigt, à l'inverse, les responsabilités du Hamas qui a refusé la proposition égyptienne de cessez-le-feu et qui démontre de plus en plus clairement que ses seules possibilités d'existence résident dans la guerre et la poursuite de la guerre.

         Mais ce ne sont pas d'Israël et de Gaza dont parlent les manifestations pro-palestiniennes en France, comme celle que les autorités ont vainement tenté d'interdire à Paris ce week-end, mais du climat délétère engendré par un communautarisme obsessionnel que tous les dénis de réel ne sauraient masquer. Au nom de l'antisionisme, les manifestants pro-palestiniens se sont attaqués à la synagogue de la rue de la Roquette la semaine dernière et ils ont transformé Barbès en champ de bataille samedi dernier en dépit des mises en garde d'un gouvernement dont on ne sait s'il pêche par impuissance, aveuglement ou calcul. Un article du Monde relate pourtant encore les faits avec cet angélisme qui est devenu la marque de fabrique de tous les amis du désastre :

Rémi, 26 ans, est venu en voisin. Sensibilisé à la cause, il se dit un peu perturbé par ces slogans religieux mais précise qu'ils restent minoritaires. A la manifestation de dimanche dernier il dit n'avoir entendu aucune phrase antisémite : «  De toute façon la régulation se fait automatiquement, les gens ne laisseraient pas faire ça. » La présence du NPA dans le cortège le rassure : « Ca agit comme un parapluie politique. Il y a des associations aussi. »[2]
        
On a vu de quelle manière le « parapluie politique » a servi dimanche dernier. On voit encore comment la « régulation automatique » a fonctionné ce samedi : un quartier mis à sac et des scènes d'émeutes qui se sont poursuivis jusque tard dans la soirée, l'article ne dit pas si tous les voisins du brave Rémi ont été aussi « sensibilisés » que lui à l'occasion de cette démonstration de force.

         Plus de cinq cent morts depuis le début du bras de fer entre Israël et le Hamas, c'est une tragédie, pas un alibi. C'est pourtant ce à quoi se réduit en France le conflit israëlo-palestinien, devenu prétexte, pour la collection d'excités qui ont déferlé à Bastille ou à Barbès à faire étalage sur la place publique de leur envie d'en découdre avec le pays dans lequel ils vivent au nom d'une fraternité fantasmée avec un peuple dont ils ignorent tout. La colère des imbéciles envahira le monde, prophétisait le visionnaire Bernanos. Elle a envahi à nouveau les rues de Paris ce samedi. Cette colère-là n'a rien à voir avec Gaza. Elle révèle simplement le malaise profond que le sociologue Paul Yonnet évoquait il y a vingt ans déjà dans un ouvrage[3] qui lui avait déjà valu à l'époque la vindicte de tous les prophètes autoproclamés de la religion du multikulti. Et les imbéciles en colère crachent aujourd'hui avec joie au visage de ceux qui ont institué la culture de la repentance et la condescendance antiraciste en religion d'Etat. Si Stéphane Hessel était encore de ce monde, contemplerait-il encore avec bienveillance ces « indignés » qui basculent aujourd'hui avec ferveur dans le romantisme djihadiste, au gré des crises et des tragédies du Proche-Orient qui ne sont que des exutoires pour cette « jeunesse issue de la diversité », enfermée dans un nihilisme parfaitement apatride ? 



         Le plus triste peut-être est que le tiers-mondisme à la sauce 2014, qui se réinvente avec l'obsession antisioniste, ignore toujours avec autant de ferveur le monde qui l'entoure, de même d'ailleurs, faisons bonne mesure, que le soutien aveugle à la politique israélienne. Il ne s'agit même pas tant de la compassion sélective, qui fait oublier les 270 personnes exécutées en une journée par l'EIIL en Syrie ou les Chrétiens d'Irak qui fuient les massacres et les persécutions à Mossoul, que d'aveuglement géopolitique. Tandis que la politique mondiale ne semble une fois de plus se lire en France qu'à travers le prisme du conflit israélo-palestinien, un avion de ligne civil avec 298 passagers à son bord est abattu en Ukraine et l'Europe, prise en tenaille entre les angoisses stratégiques américaines et le réveil russe, redécouvre avec un peu d'incrédulité qu'elle possède des frontières que le balancier de l'histoire pourrait bien bousculer à nouveau. Le violent conflit qui redémarre au Proche-Orient, sans qu'il semble possible d'y trouver une issue, focalise une nouvelle fois toutes les obsessions et rejettent les Français dans une guerre civile par procuration, cette fois largement aggravée par les tensions ethniques dont les responsables politiques et les grands médias sont forcés peu à peu et avec beaucoup de répugnance de constater la réalité : celle d'une partie de la jeunesse immigrée qui fait sécession et rejette de plus en plus violemment les douces promesses du vivre-ensemble.

         Le paysage politique français est d’ailleurs entièrement retourné devant ce spectacle affligeant. Comme à leur habitude, les partis de gouvernement (UMPS) font l’autruche : les socialistes qui ont longtemps soutenu la cause palestinienne (succédané de la cause antiraciste) clignent aujourd’hui des yeux, la larme à l’œil, devant la montée de la judéophobie tandis que les les notables de droite se terrent dans un silence étourdissant, osant à peine critiquer un gouvernement, sauf pour la forme, dont ils partagent à peu près toutes les options. Quant à l’extrême gauche elle se fait encore une fierté de combattre aux côtés de ceux dont elle voudrait faire sa principale clientèle idéologique : les minorités opprimées. On comprend difficilement cependant comment les tenants de l’internationalisme d’hier, et du cosmopolitisme aujourd’hui, peuvent défendre le nationalisme djihadiste des palestiniens du Hamas et l'on se demande également comment le Front de Gauche ou le NPA vont pouvoir assumer leurs contradictions de tiers-mondistes de salon. L’extrême droite, elle, se trouve toujours prise dans ses propres contradictions, entre les analyses parfois simplistes des tenants du choc des civilisations et ceux qui opposent le peuple combattant de Palestine à l’axe « américano-sioniste », toujours prêts à rejouer l’éternelle défaite au nom d’une mystique du sang anachronique. 

         Bref, les idiots utiles se trouvent à tous les étages de l’avant-guerre civile dont Eric Werner avait également très bien décrit la finalité, soit la dislocation de la démocratie. En tout état de cause, la France, éternellement empêtrée dans ses élans universels, quelquefois pour le meilleur et aujourd'hui surtout pour le pire, impuissante ou seulement peu désireuse de réaffirmer et de protéger sa singularité culturelle, ne semble plus capable de se préserver elle-même de ces indignations proliférantes et des rancœurs communautariste qui n'ont d'autre issue que la guerre de tous contre tous.





[1]    Titre de son ouvrage publié en 1999 aux éditions de L’Age d’Homme.
[3]    Paul Yonnet. Voyage au centre du malaise français. Gallimard. 1990

vendredi 18 juillet 2014

Kshatriya !

  
Etendu sur le sable fin, un cocktail à la main ou à l’ombre d’un vieux bunker, au milieu des broussailles, les idiots vous conseillent une lecture revigorante pour l’été avec le roman d’Alberto Garlini, Les noirs et les rouges – titre français peu inspiré au regard de son énoncé original La legge dell’odio. Ce livre épais (675 p.) ne vous lâchera pas une seconde si vous êtes amateur ou simplement curieux des années de plomb italiennes. Certes, de nombreux essais historiques et récits personnels ont déjà été écrits sur le sujet, mais jamais une plume aussi alerte n’a envisagé cette période sombre à travers l’itinéraire d’un jeune néofasciste, épris d’idéal et rempli de haine.



         Le personnage principal, Stefano Guerra, est un révolté absolu que la fidélité à la patrie et la haine de la bourgeoisie ont conduit sur les rives du néofascisme italien, à la croisée du Mouvement social italien et du terrorisme noir. Le goût du sang dans la bouche et l’étincelle de feu dans le cœur, Stefano fait le coup de poings contre les « rouges », se lie avec les vieux caciques du fascisme mussolinien, devient tueur à gage puis terroriste pour le compte du « nazimaoïste » Giorgio Freda, se retrouve pris dans les combinazione des services de sécurité et finit par être un clandestin à sa propre cause, en perdition dans les montagnes afghanes et la pampa argentine. 




« Le but de l’homme est de se hisser hors de sa propre peau afin d’effleurer celle de Dieu. Chaque homme isolé de Dieu est une nuit noire » écrit Garlani. En effet, le chemin erratique de Stefano peut se comprendre comme une course à la haine, où la violence s’enchaîne à la violence, sans que jamais le « héros » n’abandonne son idée de l’honneur et son idéal révolutionnaire, quitte à plonger dans un abîme de folie. Le fascisme, à ce niveau, est une religion, une croyance dans la revanche des siens, des anciens, de la nature ancestrale, des mythes archaïques. Une religion qui a pour fin la destruction du monde moderne, et pour moyen le sang dans les veines, celui des « nôtres », et le sang sur le trottoir, celui des autres. Stefano détient sa vérité, même si cela doit l’emporter jusqu’en enfer.


« Que savent les autres, les gens, les bourgeois, de ce sang qui nous régénère ? Que savent-ils de nos rêves, des fantasmes qui nous réveillent la nuit et ne nous laissent pas en paix ? Nous pensons qu’il existe un monde meilleur. Peut-être sommes-nous les seuls à le penser, mais qu’importe ? C’est comme si on nous avait mis à l’épreuve. Jour après jour, notre vie s’est dépouillée de toute illusion et de toute beauté. Seul un mot abscons, le devoir, nous enchaîne à son appel. Savez-vous ce que sont les loups bleus ? Ce sont des animaux mythiques, qui vivent à l’écart du monde et de la société, et même à l’écart de leurs semblables. Ce sont des animaux libres et fiers, que le mépris des autres rend féroces et nobles. Nous sommes les loups bleus. […] Même si le reste du monde nous rejette. Nous sommes les loups bleus et nous nous battrons, seuls contre tous, jusqu’au moment où nous croiserons la balle qui nous offrira une belle mort. Lutter jusqu’à la mort. Lutter jusqu’à fixer le monstre droit dans les yeux ? Etes-vous d’accord ? » (p. 519-520).


         Ce « romantisme fasciste », pour reprendre l’expression de Paul Sérant, n’est pas qu’une mystique divagante pour tête brûlée. Et comme le rappelle très bien le roman de Garlini, il a donné lieu à une action concertée dans le contexte des années de plomb italiennes. La force de l’ouvrage consiste à s’appuyer sur des faits réels : les affrontements étudiants au campus universitaire de Rome, l’attentat de la gare de Bologne, le rôle des services secrets italiens en lien avec la CIA, etc. Et de mettre à jour tout un monde interlope dont Stefano va progressivement devenir le jouet. Les victimes seront d’ailleurs les noirs et les rouges, autrement dit les révolutionnaires de tous bords, qui ont cru renverser l’Etat à coups de bombes lorsque celui-ci était le premier à allumer la mèche. On ne sait que trop bien aujourd’hui ce qu’il en est des soi-disant radicaux, toujours prêts à se laisser manipuler par le système qu’ils feignent de combattre. 


                                                      Evola, retenu par la nuit

         Une dernière force du livre de Garlini est de mettre en scène l’une des personnalités italiennes les plus sulfureuses d’après guerre : le dadaïste fascisant Julius Evola. C’est effectivement ce dernier qui lève une armée des ombres dans les ruines de la démocratie chrétienne, et qui invite chacun de ces jeunes soldats à s’éprouver dans le feu de la guerre révolutionnaire. Le vieux paraplégique, coincé dans son appartement romain, continue à peindre des toiles surréalistes, mais dès qu’il jette un œil dehors, son regard attise encore les braises de la guerre totale.


« J’ai déjà exposé mon plan. La violence est l’unique voie possible et raisonnable. Seule une guerre civile sauvera l’Italie. Une guerre civile longue et meurtrière. Tous contre tous. La lumière contre les ténèbres. Nous contre eux. Vous le savez : la guerre est déjà dans les rues. Elle est dans les villes. Le cancer existe, mais les anticorps aussi. Il faut combattre et mourir. Combattre et croire ».


         Bien sûr, ces propos, Julius Evola ne les a pas tenus, et ne pouvait pas les tenir au regard de son détachement hautain. Mais c’est bien comme cela qu’il a été compris par les jeunes qui se réclameront de lui. Et Stefano fait partie de ceux-là, dans toute sa flamboyance désuète, dans toute son énergie du désespoir. Alberto Garlini en a été l’exécuteur testamentaire. Merci à lui. Amor fati






vendredi 11 juillet 2014

Un anniversaire

Le dix juillet 1870, Marcel Proust voyait le jour, au 96 de la rue Fontaine, chez son grand-père maternel Louis Weil. La recherche commençait. 

"Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Mis à part le fait que sa taille avait diminué — ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle « un pied dans la tombe » — on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement, comme ses yeux admirables et ronds, comme sa figure fardée et comme sa robe mauve, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable. Comme elle passait devant moi en se sauvant « à l’anglaise », je la saluai. Elle me reconnut, elle me serra la main et fixa sur moi ses rondes prunelles mauves de l’air qui voulait dire : « Comme il y a longtemps que nous nous sommes vus, nous parlerons de cela une autre fois. » Elle me serrait la main avec force, ne se rappelant pas au juste si en voiture, un soir qu’elle me ramenait de chez la duchesse de Guermantes, il y avait eu ou non une passade entre nous. A tout hasard, elle sembla faire allusion à ce qui n'avait pas été, chose qui ne lui était pas difficile puisqu'elle prenait un air de tendresse pour une tarte aux fraises et revêtait, si elle était obligée de partir avant la fin de la musique, l'attitude désespérée d'un abandon qui toutefois ne serait pas définitif. Incertaine, d'ailleurs, sur la passade avec moi, son serrement furtif ne s'attarda pas et elle ne dit pas un mot. Elle me regarda seulement comme j'ai dit, d'une façon qui signifiait "qu'il y a longtemps!" et où repassait ses maris, les hommes qui l'avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles d'un passé si lointain, qu'elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis m'ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte pour qu'on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que, si elle n'avait pas causé avec moi, c'est qu'elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d'être exacte chez la reine d'Espagne qui devait goûter avec elle. Même, près de la porte, je crus qu'elle allait prendre le pas de course. Elle courait, en effet, à son tombeau."

Marcel Proust. Le temps retrouvé.


 Edgar Degas. Chez la modiste


lundi 7 juillet 2014

Retour vers le futur


        Sondant le futur dans son tipi Apache, le Professeur du dimanche revient chez les idiots pour nous entretenir de l'Apocalypse et des lucioles sur un air de fin des temps. Écoutons la parole venue du fond des âges...


« Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose. En réalité on ne sait jamais ce qui se passe on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe. C’est comme ça que les choses arrivent. En 17, Lénine et ses camarades ne disaient pas nous allons faire la révolution parce que nous voulons la révolution. Ils disaient 'toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est inéluctable.' Ils ont fait la révolution qui n’aurait jamais eu lieu s’ils ne l’avaient pas faite et qu’ils n’auraient pas faite s’ils n’avaient pas pensé qu’elle était inéluctable uniquement parce qu’ils la voulaient. Chaque fois que quelque chose a bougé dans ce monde ça a toujours été pour le pire. Voilà pourquoi personne ne bouge, personne n’ose provoquer l’avenir. Faudrait être fou pour provoquer l’avenir. Faudrait être fou pour risquer de provoquer un nouveau 1919, un nouveau 1914, un nouveau 1937. – Il ne se passera donc jamais plus rien ? – Si. Parce qu’il y aura toujours des fous, et des cons pour les suivre. Et des sages pour ne rien faire. » (Jean-Pierre Léaud in La naissance de l’amour, de Philippe Garrel)

Un spectre hante le contemporain : le futur. Objet d’invocations tout autant que de conjurations, sa dimension fantomatique a un effet radical : il nous échappe. Cette absence de prise sur le futur peut s’envisager via le double mouvement du progrès et de la catastrophe.
La catastrophe aurait supplanté l’idée de progrès, et par là même, de révolution. En réalité le progrès marche avec la catastrophe : ce sont en quelque sorte les deux faces de la modernité. Comme l’écrivait Hannah Arendt, « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille.» La démocratie libérale comme fin de l’histoire a comme revers le choc des civilisations, le progrès technologique a comme revers le risque (l’allongement de la vie va de pair avec les manipulations génétiques), le productivisme capitaliste va de pair avec la crise économique, la maîtrise de la nature va de pair avec les catastrophes écologiques,…
Le progrès paraît désormais aussi inéluctable que la catastrophe qui lui correspond, pour ne plus constituer qu’une confusion en clair-obscur éclipsant les potentialités de la raison.

La catastrophe, une idéologie antipolitique?

Certes, la catastrophe semble avoir supplanté l’idée de progrès (sans toutefois que cela touche l’idée de progressisme culturel) pour s’inscrire dans la condition anxiogène de la fin de l’histoire entendue comme fin de l’histoire politique : le politique n’a plus de raison d’être, n’a plus la force d’être dans la mesure où la volonté des hommes s’est dissoute dans les eaux qui bouillonnent à l’issu des cascades d’une certaine modernité. Autrement dit, c’est bien le progressisme politique, entendu comme idéologie mobilisant une volonté collective avec un horizon qui en a pris un coup. Dans une certaine mesure, ce désenchantement critique est salutaire et prend acte de l’expérience historique, marquée par des utopies qui se sont transformées en cauchemars. Cet abandon du progressisme et son remplacement par ce que le philosophe Hans Jonas prône sous le nom d’ « heuristique de la peur » constitue-t-il pour autant un bienfait ? Cette heuristique, comme son nom l’indique, semble désormais désigner l’étalon à l’aune duquel peut s’envisager toute action, ou plus précisément toute réaction : c’est en imaginant le pire que l’humanité a une chance de se préserver. La démarche n’est donc pas positive mais négative : la peur permet d’engager une politique du moindre mal (que l’on retrouve incarnée dans le principe de précaution). 
Certes l’horizon de la catastrophe existe (réchauffement climatique, génocides, etc.), mais l’ « heuristique de la peur » contribue à forger un imaginaire de la catastrophe qui tient lieu de seul horizon politique et de seul étalon normatif de l’action. La seule façon d’envisager la catastrophe sainement consiste à ne la réduire ni au risque, qui induit une forme de gouvernementalité économique et statistique évacuant le politique, ni à l’apocalypse, dont les accents théologiques supposent une mise en abîme de la raison publique.


Quelques lueurs dans la pénombre...

Sans soute y a t-il des raisons de désespérer. Pasolini, soutenant qu’au fascisme de Mussolini avait succédé en Italie un fascisme pire encore, dénué de toute valeur, insidieux et pervers, évoquait la fin des lucioles : « Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles.[1] » Selon lui, le déclin était irréversible, et le communiste qu’il était rejoignait ici dans une étrange unité la tradition des anti-modernes et des libéraux conservateurs ne jurant plus que par une « heuristique de la peur », avec la seule catastrophe pour horizon. Seulement, comme le soutient Georges Didi Hubermann dans son beau livre La survivance des lucioles, il est trompeur de prendre l'image pour l'horizon : si certes l'appauvrissement de l'expérience et de l'histoire peut apparaître comme tel, rien ne garantit que cette image contienne en elle les promesses d’un déclin irréversible. Et Hubermann de reprendre le modèle salutaire de Lucrèce : « On se souvient du merveilleux modèle cosmologique proposé par Lucrèce dans le De rerum natura: les atomes "déclinent" perpétuellement, mais leur chute admet, dans ce clinamen infini, des exceptions aux conséquences inouies. Il suffit qu'un atome bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu'il entre en collision avec les autres, d'où naitra un monde. Telle serait donc l'essentielle ressource du déclin: la bifurcation, la collision, la "boule de feu" qui traverse l'horizon, l'invention d'une forme nouvelle.[2]» Mais où et comment trouver les forces nécessaires à cette invention?


Un peu d'imagination bordel!

Les zombies du contemporain, dont la démarche lente et mal assurée témoigne de la perte de l’expérience historique, ne retrouveront l’humanité sans le secours des spectres du passé et du futur. Encore faut-il qu’ils aient le courage de les accueillir et l’habileté de les faire s’entendre, de manière à ce que s’ouvrent de nouvelles brèches dans le temps. Problème : cette force virtuelle des spectres peut-elle véritablement avoir un véritable impact sur le réel ? Comme le rapporte Slavoj Zizek, « A la mi-avril 2011, les médias ont rapporté que le gouvernement chinois avait interdit de montrer à la télévision et dans les salles de cinéma tout film ayant trait au voyage temporel et à l’uchronie, arguant que cela introduit de la frivolité dans le domaine ô combien sérieux de l’histoire – même l’échappée fictionnelle dans la réalité alternative est considérée comme trop dangereuse. Nous autres libéraux occidentaux n’avons pas besoin d’interdictions aussi explicites : concernant les spectacles acceptables ou inacceptables, notre idéologie dispose d’une force de frappe suffisante pour empêcher que des protocoles narratifs soient pris un tant soit peu au sérieux.[3] » Certes ; la fiction et l’imagination sont acceptées dès lors qu’elles se cantonnent au support, au territoire qui lui reviennent (comme la salle de cinéma). Mais dès lors que la fiction vient s’inviter sur un territoire qui n’est pas balisé, afin de créer un espace qui échappe au contrôle et à la gravité du système, c’est une toute autre histoire. La multiplication des monnaies  virtuelles, accompagnée par l’inquiétude croissante des régulateurs internationaux et régionaux, constitue un exemple parmi d’autres montrant précisément qu’il peut surgir à tous moment des forces susceptibles si ce n’est de briser, tout du moins de dévier la flèche du temps.



[1] Pasolini, « Le vide du pouvoir en Italie », Corriere della sera, 1er février 1975, p. 1 et 2.
[2] Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, p.106-107
[3] Slavoj Zizek, Pour défendre les causes perdues, p.132.







dimanche 6 juillet 2014

Rhétorique du succès et ethos de la modestie

        Il faut qu'en Afrique du sud, il y a quatre ans, la France soit vraiment descendue bien bas pour que les Bleus soient entrés à ce point sur la pointe des pieds dans la coupe du monde 2014. Il en ressorte malheureusement par la porte du quart de finale mais en faisant oublier malgré tout le spectacle pathétique de 2010. Le cauchemar de Knysna a certainement eu un retentissement aussi important dans l'histoire du football français que la victoire de 1998 et il fallait donc mettre en place une stratégie qui permette de faire oublier rapidement que le rêve de l'équipe "Black-blanc-beur" championne du monde s'était douze ans plus tard transformé en vaudeville sordide pour enfant gâtés du ballon rond, à tel point que tout le monde a poussé un grand soupir de soulagement quand les petits cadors boudeurs se sont faits sortir par l'Afrique du sud à l'issue du premier tour en 2010. Le supplice avait beau avoir pris fin, il a laissé des traces, difficiles à effacer. Le coup de boule de Zidane en finale de la coupe du monde 2006 avait été le point de départ d'une lente descente aux enfers qui semblait ne plus devoir prendre fin. Il aura donc fallu que deux anciens médaillés de 1998 viennent au chevet du grand corps malade de l'équipe de France pour lui redonner vie.



Qu'elle a été longue la convalescence de cette équipe de France avec laquelle il fallait repartir de moins que zéro! Laurent Blanc, qui a hérité de la difficile succession de Raymond Domenech, s'y est cassé les dents mais a eu le mérite de sortir la sélection nationale de l'ornière en l'emmenant jusqu'aux quarts de finale de l'euro 2012 avec un groupe partiellement renouvelé. Il restait néanmoins beaucoup à faire pour Didier Deschamps qui prenait sa relève avec en point de mire la coupe du monde 2014. Et puis, comme écrivait Péguy, il y eut des prodromes, des signes annonciateurs d'une thérapie réussie et d'une réssurection. Ce fut tout d'abord la qualification inespérée et ce 3-0 contre l'Ukraine que plus personne n'attendait en novembre 2013. Puis, un par un, tous ceux qui symbolisaient le désastre de 2010 sont rentrés en coulisse, laissant la place à une équipe plus jeune, plus inexpérimentée mais aussi plus prometteuse. Le principal responsable du psychodrame sud-africain, Nicolas Anelka, avait bien peu de chances de réintégrer l'équipe de France après l'épisode de Knysna. Il a pris finalement la décision de démarrer une seconde carrière de maître-quenellier sur les pelouses anglaises en décembre 2013, alors même que ses anciens coéquipiers relevaient la tête et qualifiaient in extremis la France face à l'Ukraine. Anelka définitivement écarté et Ribéry victime d'une providentielle blessure, c'était donc le spectre funeste de 2010 qui cessait quelque peu de planer sur la nouvelle équipe de France. Il ne restait plus à Didier Deschamps qu'à redonner à cette équipe une personnalité un peu plus en accord avec ce que pouvaient en attendre ses supporters. On a pu voir clairement que l'éviction de l'ordurier Samir Nasri obéissait à cette logique: valoriser l'esprit de groupe et la retenue, fût-ce au détriment de la performance individuelle. Nasri pouvait toujours se consoler en organisant des concours d'injures avec sa rombière qui semblait aussi bien se débrouiller que lui dans ce registre. Restait à Didier Deschamps à peaufiner la communication des Bleus, cru 2014, et, en la matière, il a su se montrer aussi efficace que ses joueurs sur le terrain, employant quelques artifices rhétoriques éprouvés.



Les Antiques et les Humanistes de la Renaissance ont développé et précisé un certain nombre de figures de style que le football s'est fait fort de réemployer avec parfois plus ou moins de bonheur. Les commentateurs ont ainsi fréquemment recours à l'hypotypose rhétorique, dont l'efficacité repose sur "un artifice de représentation de l'idée"[1], une invention visuelle propre à mettre les faits sous les yeux du spectateur en employant le pathos plutôt que l'argumentation[2]. Passé maître dans ce type de rhétorique, Thierry Roland a imposé des figures de style devenues des classiques que les écoliers de France sont appelés à apprendre par cœur durant encore quelques générations. Ainsi :

Il a été fauché,
Comme un lapin
En plein vol,[3]
Ou encore le merveilleux :

Le ballon est allé
dans le zig
Et lui est allé
dans le zag,[4]

Seul rescapé de la coupe du monde de 2010, Patrice Evra n'est, semble-t-il, pas resté traumatisé par l'événement et cultive, quant à lui, un style rhétorique plus épidictique, c'est-à-dire usant avec force de l'éloge ou du blâme pour frapper l'esprit de l'auditoire. Interrogé lors d'une conférence de presse du Mondial 2014 sur sa responsabilité dans le fiasco de 2010, l'ancien capitaine des Bleus a coupé court à toute critique en employant un fort bel artifice, répondant à ses détracteurs :

Je m'aime tout le temps
Le Pat de 2010 et de 2014
Je les kiffe tous les deux,[5]

Laissant Patrice Evra à son éloge et abandonnant Samir Nasri à Juvénal, Didier Deschamps s'est employé lui aussi à travailler la rhétorique épidictique, allant plutôt, cependant, dans le sens du blâme que celui de l'éloge, comme quelques joueurs trop turbulents ont pu rapidement en faire l'expérience. Il faut dire que les entraîneurs de football sont sans doute les plus rodés en la matière, habitués qu'ils sont à être portés au pinacle un jour et voués aux gémonies le lendemain, souvent avec quelques raisons, comme ce fut le cas avec l'étrange Raymond Domenech.
On a donc vu Didier Deschamps s'acharner à faire renaître, par la magie de la rhétorique, des vertus depuis bien longtemps oubliées en équipe de France, telles que l'humilité et l'esprit d'équipe, en sanctionnant avec douceur les poussées d'infantilisme, en coupant court aux caprices de starlettes et surtout en n'hésitant pas à en rajouter systématiquement et en toute occasion une couche dans la célébration du collectif. En aucun cas il ne s'agissait de sortir du Mondial 2014 comme de celui de 2010, accompagné des mots de Quintilien : « Il me semblait voir les uns entrer, les autres sortir, certains que les beuveries de la veille faisaient bâiller. Le sol était sale, gluant de vin, jonché de couronnes à demi fanées et d’arrêtes de poissons »[6] A force d'accolade démonstratives, d'embrassades répétées et de sages déclarations, il a fini par advenir ce à quoi l'on ne croyait plus : la France s'est vue dotée d'une véritable équipe. Pas seulement un agrégat improbable de grands gamins infatués et caractériels, non ! Une véritable équipe de football avec des vrais morceaux de joueurs dedans qui se passent la balle intelligemment et disputent de véritables matchs !



Si Deschamps a encore de nombreux progrès à faire dans le domaine rhétorique de la dispositio, la structure et l'organisation du discours, ou de l'actio, la manière de se tenir et de s'exprimer, il a révélé toute sa maîtrise de la retorica enargaia, la rhétorique de l'énergie, qui consiste, en usant de tous les procédés – trouvaille, lieux communs, épidictique – à rendre consistants, plausibles voire réels les faits que l'on énonce par le biais du discours. La rhétorique de l'énergie de Didier Deschamps a fait naître une réalité qui s'est confirmée sur les pelouses du mondial. L'affaire ne semblait pas gagnée pourtant, il y a encore huit mois, même pour le principal intéressé, qui faisait mine de ne pas se voir lui-même au Brésil en 2014 en répondant à des journaliste en octobre 2013: « Oula, c’est le bout du monde ! Moi, c’est 2014. Vous serez certainement là, moi sans doute pas." Un mélange d'humilité étudiée et d'entêtement bien renseigné : c'est ça la rhétorique à la Deschamps: une excusatio propter infirmitatem ou figure de la "modestie affectée" qui vise à contruire un èthos[7] empreint d'une modestie de bon aloi. La rhétorique a été efficace et certains politiques ont même tenté d'arrimer in extremis leur popularité déclinante à celle de l'équipe de France ressuscitée, à l'instar de Najat Vallhaud-Belkacem, au petit maillot de foot si seyant. Mais le sélectionneur de l'équipe de France, s'il reste en place, devra redoubler d'attention pour faire de son groupe autre chose qu'une sélection nationale à peine sortie de convalescence. La petite sortie de la douce compagne de Samir Nasri après la défaite face à l'Allemagne a montré que la rhétorique de la caillera n'était pas épuisée. En attendant d'être bien certains que son Samir préféré ne reviendra pas, lui ou un autre, jouer les starlettes sous le maillot bleu, on peut toujours dédier à sa douce mégère les vers du grand Catulle:

Puisses-tu, les pieds liés, 
être exposé[e] au supplice atroce 
que le raifort et les mulets 
font souffrir aux adultères [8]





[1]    Bernard Dupriez. Gradus, les procédés littéraires. Editions 10/18. 2003. p. 240
[2]    Ainsi que dans le sac de Troie décrit par Virgile dans L'Enéide, livre II.
[3]    Thierry Roland. Goal volant et austres creastures estraordinaires. Editions Fabula. Paris, Saint-Germain. 1982
[4]    Thiery Roland. J'ai ! J'ai ! Editions Maillot. 1978
[5]    Patrice Evra. Le panégéryque du Moi. Editions du Narcisse. 2014
[6]    (Quintilien, Institution oratoire. Les Belles Lettres, 1978, tome V, livre VIII, 3 : 66
[7]    Èthos: image que l'on veut donner de soi-même dans le discours.
[8]   Catulle - Les Noces de Thétis et de Pélée, suivies de Poésies - Traduit par Héguin de Guerle, illustré par A.F. Cosÿns. Au pot cassé (1928). Les vers font référence à un supplice supposément administré aux hommes et femmes adultères dans la Rome antique : l’introduction d’un raifort ou d'un poisson, tel que le mulet, dans l’anus du ou de la coupable.