Etendu sur le sable fin, un cocktail à
la main ou à l’ombre d’un vieux bunker, au milieu des broussailles, les idiots
vous conseillent une lecture revigorante pour l’été avec le roman d’Alberto
Garlini, Les noirs et les rouges – titre français peu inspiré au regard
de son énoncé original La legge dell’odio. Ce livre épais (675 p.) ne
vous lâchera pas une seconde si vous êtes amateur ou simplement curieux des
années de plomb italiennes. Certes, de nombreux essais historiques et récits
personnels ont déjà été écrits sur le sujet, mais jamais une plume aussi alerte
n’a envisagé cette période sombre à travers l’itinéraire d’un jeune
néofasciste, épris d’idéal et rempli de haine.
Le personnage principal, Stefano
Guerra, est un révolté absolu que la fidélité à la patrie et la haine de
la bourgeoisie ont conduit sur les rives du néofascisme italien, à la croisée
du Mouvement social italien et du terrorisme noir. Le goût du sang dans la
bouche et l’étincelle de feu dans le cœur, Stefano fait le coup de poings
contre les « rouges », se lie avec les vieux caciques du fascisme
mussolinien, devient tueur à gage puis terroriste pour le compte du
« nazimaoïste » Giorgio Freda, se retrouve pris dans les combinazione
des services de sécurité et finit par être un clandestin à sa propre cause, en
perdition dans les montagnes afghanes et la pampa argentine.
« Le
but de l’homme est de se hisser hors de sa propre peau afin d’effleurer celle
de Dieu. Chaque homme isolé de Dieu est une nuit noire » écrit Garlani. En
effet, le chemin erratique de Stefano peut se comprendre comme une course à la
haine, où la violence s’enchaîne à la violence, sans que jamais le « héros »
n’abandonne son idée de l’honneur et son idéal révolutionnaire, quitte à
plonger dans un abîme de folie. Le fascisme, à ce niveau, est une
religion, une croyance dans la revanche des siens, des anciens, de la
nature ancestrale, des mythes archaïques. Une religion qui a pour fin la
destruction du monde moderne, et pour moyen le sang dans les veines, celui des
« nôtres », et le sang sur le trottoir, celui des autres. Stefano
détient sa vérité, même si cela doit l’emporter jusqu’en enfer.
« Que
savent les autres, les gens, les bourgeois, de ce sang qui nous régénère ?
Que savent-ils de nos rêves, des fantasmes qui nous réveillent la nuit et ne
nous laissent pas en paix ? Nous pensons qu’il existe un monde meilleur.
Peut-être sommes-nous les seuls à le penser, mais qu’importe ? C’est comme
si on nous avait mis à l’épreuve. Jour après jour, notre vie s’est dépouillée
de toute illusion et de toute beauté. Seul un mot abscons, le devoir, nous
enchaîne à son appel. Savez-vous ce que sont les loups bleus ? Ce sont des
animaux mythiques, qui vivent à l’écart du monde et de la société, et même à
l’écart de leurs semblables. Ce sont des animaux libres et fiers, que le mépris
des autres rend féroces et nobles. Nous sommes les loups bleus. […] Même si le
reste du monde nous rejette. Nous sommes les loups bleus et nous nous battrons,
seuls contre tous, jusqu’au moment où nous croiserons la balle qui nous offrira
une belle mort. Lutter jusqu’à la mort. Lutter jusqu’à fixer le monstre droit
dans les yeux ? Etes-vous d’accord ? » (p. 519-520).
Ce « romantisme fasciste »,
pour reprendre l’expression de Paul Sérant, n’est pas qu’une mystique divagante
pour tête brûlée. Et comme le rappelle très bien le roman de Garlini, il a
donné lieu à une action concertée dans le contexte des années de plomb
italiennes. La force de l’ouvrage consiste à s’appuyer sur des faits
réels : les affrontements étudiants au campus universitaire de Rome,
l’attentat de la gare de Bologne, le rôle des services secrets italiens en lien
avec la CIA, etc. Et de mettre à jour tout un monde interlope dont Stefano va
progressivement devenir le jouet. Les victimes seront d’ailleurs les noirs et
les rouges, autrement dit les révolutionnaires de tous bords, qui ont cru
renverser l’Etat à coups de bombes lorsque celui-ci était le premier à allumer
la mèche. On ne sait que trop bien aujourd’hui ce qu’il en est des soi-disant
radicaux, toujours prêts à se laisser manipuler par le système qu’ils feignent
de combattre.
Evola, retenu par la nuit
Une dernière force du livre de Garlini
est de mettre en scène l’une des personnalités italiennes les plus sulfureuses
d’après guerre : le dadaïste fascisant Julius Evola. C’est effectivement
ce dernier qui lève une armée des ombres dans les ruines de la démocratie
chrétienne, et qui invite chacun de ces jeunes soldats à s’éprouver dans le feu
de la guerre révolutionnaire. Le vieux paraplégique, coincé dans son
appartement romain, continue à peindre des toiles surréalistes, mais dès qu’il
jette un œil dehors, son regard attise encore les braises de la guerre totale.
« J’ai
déjà exposé mon plan. La violence est l’unique voie possible et raisonnable.
Seule une guerre civile sauvera l’Italie. Une guerre civile longue et
meurtrière. Tous contre tous. La lumière contre les ténèbres. Nous contre eux.
Vous le savez : la guerre est déjà dans les rues. Elle est dans les
villes. Le cancer existe, mais les anticorps aussi. Il faut combattre et
mourir. Combattre et croire ».
Bien sûr, ces propos, Julius Evola ne
les a pas tenus, et ne pouvait pas les tenir au regard de son détachement
hautain. Mais c’est bien comme cela qu’il a été compris par les jeunes qui se
réclameront de lui. Et Stefano fait partie de ceux-là, dans toute sa
flamboyance désuète, dans toute son énergie du désespoir. Alberto Garlini en a
été l’exécuteur testamentaire. Merci à lui. Amor fati.
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