Sondant le futur dans son tipi Apache, le Professeur du dimanche revient chez les idiots pour nous entretenir de l'Apocalypse et des lucioles sur un air de fin des temps. Écoutons la parole venue du fond des âges...
« Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que
personne ne veut qu’il se passe quelque chose. En réalité on ne sait jamais ce
qui se passe on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe. C’est comme ça
que les choses arrivent. En 17, Lénine et ses camarades ne disaient pas nous
allons faire la révolution parce que nous voulons la révolution. Ils disaient 'toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est
inéluctable.' Ils ont fait la révolution qui n’aurait jamais eu lieu s’ils ne
l’avaient pas faite et qu’ils n’auraient pas faite s’ils n’avaient pas pensé
qu’elle était inéluctable uniquement parce qu’ils la voulaient. Chaque fois que
quelque chose a bougé dans ce monde ça a toujours été pour le pire. Voilà
pourquoi personne ne bouge, personne n’ose provoquer l’avenir. Faudrait être
fou pour provoquer l’avenir. Faudrait être fou pour risquer de provoquer un
nouveau 1919, un nouveau 1914, un nouveau 1937. – Il ne se passera donc jamais
plus rien ? – Si. Parce qu’il y aura toujours des fous, et des cons pour les
suivre. Et des sages pour ne rien faire. » (Jean-Pierre Léaud in La naissance
de l’amour, de Philippe Garrel)
Un spectre hante le contemporain : le futur. Objet d’invocations tout autant que de conjurations, sa dimension fantomatique a un effet radical : il nous échappe. Cette absence de prise sur le futur peut s’envisager via le double mouvement du progrès et de la catastrophe.
La catastrophe aurait supplanté l’idée de progrès, et par là même,
de révolution. En réalité le progrès marche avec la catastrophe : ce sont en
quelque sorte les deux faces de la modernité. Comme l’écrivait Hannah Arendt, «
Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille.» La
démocratie libérale comme fin de l’histoire a comme revers le choc des
civilisations, le progrès technologique a comme revers le risque (l’allongement
de la vie va de pair avec les manipulations génétiques), le productivisme
capitaliste va de pair avec la crise économique, la maîtrise de la nature va de
pair avec les catastrophes écologiques,…
Le progrès paraît désormais aussi inéluctable que la catastrophe
qui lui correspond, pour ne plus constituer qu’une confusion en clair-obscur
éclipsant les potentialités de la raison.
La catastrophe, une idéologie antipolitique?
Certes, la catastrophe semble avoir supplanté l’idée de progrès
(sans toutefois que cela touche l’idée de progressisme culturel) pour s’inscrire
dans la condition anxiogène de la fin de l’histoire entendue comme fin de
l’histoire politique : le politique n’a plus de raison d’être, n’a plus la
force d’être dans la mesure où la volonté des hommes s’est dissoute dans les
eaux qui bouillonnent à l’issu des cascades d’une certaine modernité. Autrement
dit, c’est bien le progressisme politique, entendu comme idéologie mobilisant
une volonté collective avec un horizon qui en a pris un coup. Dans une certaine
mesure, ce désenchantement critique est salutaire et prend acte de l’expérience
historique, marquée par des utopies qui se sont transformées en cauchemars. Cet
abandon du progressisme et son remplacement par ce que le philosophe Hans Jonas
prône sous le nom d’ « heuristique de la peur » constitue-t-il pour autant un
bienfait ? Cette heuristique, comme son nom l’indique, semble désormais
désigner l’étalon à l’aune duquel peut s’envisager toute action, ou plus
précisément toute réaction : c’est en imaginant le pire que l’humanité a une
chance de se préserver. La démarche n’est donc pas positive mais négative : la
peur permet d’engager une politique du moindre mal (que l’on retrouve incarnée
dans le principe de précaution).
Certes l’horizon de la catastrophe existe (réchauffement
climatique, génocides, etc.), mais l’ « heuristique de la peur » contribue à
forger un imaginaire de la catastrophe qui tient lieu de seul horizon politique
et de seul étalon normatif de l’action. La seule façon d’envisager la
catastrophe sainement consiste à ne la réduire ni au risque, qui induit une
forme de gouvernementalité économique et statistique évacuant le politique, ni
à l’apocalypse, dont les accents théologiques supposent une mise en abîme de la
raison publique.
Quelques lueurs dans la pénombre...
Sans soute y a t-il des raisons de désespérer. Pasolini, soutenant
qu’au fascisme de Mussolini avait succédé en Italie un fascisme pire encore,
dénué de toute valeur, insidieux et pervers, évoquait la fin des lucioles : «
Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la
campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides),
les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et
fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles.[1] » Selon
lui, le déclin était irréversible, et le communiste qu’il était rejoignait ici
dans une étrange unité la tradition des anti-modernes et des libéraux
conservateurs ne jurant plus que par une « heuristique de la peur », avec la
seule catastrophe pour horizon. Seulement, comme le soutient Georges Didi
Hubermann dans son beau livre La survivance des lucioles, il est trompeur de
prendre l'image pour l'horizon : si certes l'appauvrissement de l'expérience et
de l'histoire peut apparaître comme tel, rien ne garantit que cette image
contienne en elle les promesses d’un déclin irréversible. Et Hubermann de
reprendre le modèle salutaire de Lucrèce : « On se souvient du merveilleux
modèle cosmologique proposé par Lucrèce dans le De rerum natura: les
atomes "déclinent" perpétuellement, mais leur chute admet, dans ce
clinamen infini, des exceptions aux conséquences inouies. Il suffit qu'un atome
bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu'il entre en collision
avec les autres, d'où naitra un monde. Telle serait donc l'essentielle
ressource du déclin: la bifurcation, la collision, la "boule de feu"
qui traverse l'horizon, l'invention d'une forme nouvelle.[2]» Mais où et
comment trouver les forces nécessaires à cette invention?
Un peu d'imagination bordel!
Les zombies du contemporain, dont la démarche lente et mal assurée
témoigne de la perte de l’expérience historique, ne retrouveront l’humanité
sans le secours des spectres du passé et du futur. Encore faut-il qu’ils aient
le courage de les accueillir et l’habileté de les faire s’entendre, de manière
à ce que s’ouvrent de nouvelles brèches dans le temps. Problème : cette force
virtuelle des spectres peut-elle véritablement avoir un véritable impact sur le
réel ? Comme le rapporte Slavoj Zizek, « A la mi-avril 2011, les médias ont
rapporté que le gouvernement chinois avait interdit de montrer à la télévision
et dans les salles de cinéma tout film ayant trait au voyage temporel et à
l’uchronie, arguant que cela introduit de la frivolité dans le domaine ô combien
sérieux de l’histoire – même l’échappée fictionnelle dans la réalité
alternative est considérée comme trop dangereuse. Nous autres libéraux
occidentaux n’avons pas besoin d’interdictions aussi explicites : concernant
les spectacles acceptables ou inacceptables, notre idéologie dispose d’une
force de frappe suffisante pour empêcher que des protocoles narratifs soient
pris un tant soit peu au sérieux.[3] » Certes ; la fiction et l’imagination
sont acceptées dès lors qu’elles se cantonnent au support, au territoire qui
lui reviennent (comme la salle de cinéma). Mais dès lors que la fiction vient
s’inviter sur un territoire qui n’est pas balisé, afin de créer un espace qui
échappe au contrôle et à la gravité du système, c’est une toute autre histoire.
La multiplication des monnaies
virtuelles, accompagnée par l’inquiétude croissante des régulateurs
internationaux et régionaux, constitue un exemple parmi d’autres montrant
précisément qu’il peut surgir à tous moment des forces susceptibles si ce n’est
de briser, tout du moins de dévier la flèche du temps.
[1] Pasolini, « Le vide du pouvoir en Italie », Corriere della
sera, 1er février 1975, p. 1 et 2.
[2] Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, p.106-107
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