Dès
1999, le philosophe Eric Werner s’inquiétait de la propension des Etats
contemporains à se jouer des multiples tensions internes afin d’apparaître
comme le grand arbitre pacificateur, distribuant ici et là des subventions, des
droits, des statuts, des places, etc. à tel ou tel segment de la population –
sachant que l’immigration de masse avait préalablement déchiré le tissu social.
Il parlait alors d’avant-guerre civile[1].
Ces derniers jours, à l’occasion du conflit israélo-palestinien, l’avant-guerre
civile progresse et la majorité des Français assistent en spectateurs médusés
aux explosions de violence auxquels les soubresauts du Proche-Orient servent de
déclencheurs. Transposé en France, le problème israélo-palestinien fait déborder
sur la place publique l'hystérie, la haine et la violence sur fond
d'antisémitisme et de crispation identitaire, faisant voler en éclat l'illusion
fragile de l'intégrationisme républicain.
Les
bombardements israéliens à Gaza ont fait plus de cinq cent morts jusqu'à
présent. L'Etat juif mène une politique qu'il justifie au nom de sa sécurité
mais que l'on peut trouver tout simplement suicidaire à long terme, en plus
d'être particulièrement coûteuse en vies humaines. On peut aussi pointer du
doigt, à l'inverse, les responsabilités du Hamas qui a refusé la proposition
égyptienne de cessez-le-feu et qui démontre de plus en plus clairement que ses
seules possibilités d'existence résident dans la guerre et la poursuite de la
guerre.
Mais
ce ne sont pas d'Israël et de Gaza dont parlent les manifestations
pro-palestiniennes en France, comme celle que les autorités ont vainement tenté
d'interdire à Paris ce week-end, mais du climat délétère engendré par un
communautarisme obsessionnel que tous les dénis de réel ne sauraient masquer.
Au nom de l'antisionisme, les manifestants pro-palestiniens se sont attaqués à
la synagogue de la rue de la Roquette la semaine dernière et ils ont transformé
Barbès en champ de bataille samedi dernier en dépit des mises en garde d'un
gouvernement dont on ne sait s'il pêche par impuissance, aveuglement ou calcul.
Un article du Monde relate pourtant encore les faits avec cet angélisme
qui est devenu la marque de fabrique de tous les amis du désastre :
Rémi, 26 ans, est venu en voisin.
Sensibilisé à la cause, il se dit un peu perturbé par ces slogans religieux
mais précise qu'ils restent minoritaires. A la manifestation de dimanche
dernier il dit n'avoir entendu aucune phrase
antisémite : « De toute façon la régulation se fait
automatiquement, les gens ne laisseraient pas faire ça. » La présence du NPA dans le cortège le
rassure : « Ca agit comme un parapluie politique. Il y a des associations
aussi. »[2]
On a vu de quelle manière le
« parapluie politique » a servi dimanche dernier. On voit encore
comment la « régulation automatique » a fonctionné ce samedi :
un quartier mis à sac et des scènes d'émeutes qui se sont poursuivis jusque
tard dans la soirée, l'article ne dit pas si tous les voisins du brave Rémi ont
été aussi « sensibilisés » que lui à l'occasion de cette
démonstration de force.
Plus
de cinq cent morts depuis le début du bras de fer entre Israël et le Hamas,
c'est une tragédie, pas un alibi. C'est pourtant ce à quoi se réduit en France
le conflit israëlo-palestinien, devenu prétexte, pour la collection d'excités
qui ont déferlé à Bastille ou à Barbès à faire étalage sur la place publique de
leur envie d'en découdre avec le pays dans lequel ils vivent au nom d'une
fraternité fantasmée avec un peuple dont ils ignorent tout. La colère des
imbéciles envahira le monde, prophétisait le visionnaire Bernanos. Elle a
envahi à nouveau les rues de Paris ce samedi. Cette colère-là n'a rien à voir
avec Gaza. Elle révèle simplement le malaise profond que le sociologue Paul
Yonnet évoquait il y a vingt ans déjà dans un ouvrage[3]
qui lui avait déjà valu à l'époque la vindicte de tous les prophètes
autoproclamés de la religion du multikulti. Et les imbéciles en colère
crachent aujourd'hui avec joie au visage de ceux qui ont institué la culture de
la repentance et la condescendance antiraciste en religion d'Etat. Si Stéphane
Hessel était encore de ce monde, contemplerait-il encore avec bienveillance ces
« indignés » qui basculent aujourd'hui avec ferveur dans le romantisme
djihadiste, au gré des crises et des tragédies du Proche-Orient qui ne sont que
des exutoires pour cette « jeunesse issue de la diversité », enfermée
dans un nihilisme parfaitement apatride ?
Le
plus triste peut-être est que le tiers-mondisme à la sauce 2014, qui se
réinvente avec l'obsession antisioniste, ignore toujours avec autant de ferveur
le monde qui l'entoure, de même d'ailleurs, faisons bonne mesure, que le
soutien aveugle à la politique israélienne. Il ne s'agit même pas tant de la
compassion sélective, qui fait oublier les 270 personnes exécutées en une
journée par l'EIIL en Syrie ou les Chrétiens d'Irak qui fuient les massacres et
les persécutions à Mossoul, que d'aveuglement géopolitique. Tandis que la
politique mondiale ne semble une fois de plus se lire en France qu'à travers le
prisme du conflit israélo-palestinien, un avion de ligne civil avec 298
passagers à son bord est abattu en Ukraine et l'Europe, prise en tenaille entre
les angoisses stratégiques américaines et le réveil russe, redécouvre avec un
peu d'incrédulité qu'elle possède des frontières que le balancier de l'histoire
pourrait bien bousculer à nouveau. Le violent conflit qui redémarre au
Proche-Orient, sans qu'il semble possible d'y trouver une issue, focalise une
nouvelle fois toutes les obsessions et rejettent les Français dans une guerre
civile par procuration, cette fois largement aggravée par les tensions
ethniques dont les responsables politiques et les grands médias sont forcés peu
à peu et avec beaucoup de répugnance de constater la réalité : celle d'une
partie de la jeunesse immigrée qui fait sécession et rejette de plus en plus
violemment les douces promesses du vivre-ensemble.
Le
paysage politique français est d’ailleurs entièrement retourné devant ce
spectacle affligeant. Comme à leur habitude, les partis de gouvernement (UMPS)
font l’autruche : les socialistes qui ont longtemps soutenu la cause
palestinienne (succédané de la cause antiraciste) clignent aujourd’hui des
yeux, la larme à l’œil, devant la montée de la judéophobie tandis que les les
notables de droite se terrent dans un silence étourdissant, osant à peine
critiquer un gouvernement, sauf pour la forme, dont ils partagent à peu près
toutes les options. Quant à l’extrême gauche elle se fait encore une fierté de
combattre aux côtés de ceux dont elle voudrait faire sa principale clientèle
idéologique : les minorités opprimées. On comprend difficilement cependant
comment les tenants de l’internationalisme d’hier, et du cosmopolitisme
aujourd’hui, peuvent défendre le nationalisme djihadiste des palestiniens du
Hamas et l'on se demande également comment le Front de Gauche ou le NPA vont
pouvoir assumer leurs contradictions de tiers-mondistes de salon. L’extrême
droite, elle, se trouve toujours prise dans ses propres contradictions, entre
les analyses parfois simplistes des tenants du choc des civilisations et ceux
qui opposent le peuple combattant de Palestine à l’axe
« américano-sioniste », toujours prêts à rejouer l’éternelle défaite
au nom d’une mystique du sang anachronique.
Bref,
les idiots utiles se trouvent à tous les étages de l’avant-guerre civile dont
Eric Werner avait également très bien décrit la finalité, soit la dislocation
de la démocratie. En tout état de cause, la France, éternellement empêtrée dans
ses élans universels, quelquefois pour le meilleur et aujourd'hui surtout pour
le pire, impuissante ou seulement peu désireuse de réaffirmer et de protéger sa
singularité culturelle, ne semble plus capable de se préserver elle-même de ces
indignations proliférantes et des rancœurs communautariste qui n'ont d'autre
issue que la guerre de tous contre tous.
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