En 1827, le vieux Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un
des collaborateurs les plus énergiques de la revue Athenäum et du premier cercle
romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours
intitulé Philosophie des Lebens. La
Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les
traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage
nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.
Après
le décès de Novalis en 1801 et la dissolution du cercle de l’Athenäum, Schlegel suivit un itinéraire
passionnant. Celui qui avait dans sa jeunesse consacré maints efforts à l’étude
de l’Antiquité gréco-latine devint à l’aube du XIXème siècle un
pionnier de la recherche indianiste, dont il se détourna finalement. Converti
au catholicisme, il se rapprocha des courants politiques les plus conservateurs
et accompagna Metternich, au service duquel il était entré comme secrétaire, au
Congrès de Vienne de 1815. L’enseignement de la philosophie occupa dans la
dernière partie de sa vie, teintée de mysticisme, une place centrale. Avant de
mourir à Dresde en 1828, il donna à Vienne deux cycles de cours qui ont marqué
l’histoire intellectuelle de l’Allemagne : l’un de ces cours avait pour
sujet la « philosophie du langage et des mots » – Schlegel a été l’un
des philologues les plus importants de son temps – l’autre la
« philosophie de la vie ».
Rivages Poche ne met malheureuseument à
la disposition du lecteur francophone que la première leçon d’un cours qui en
compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste le temps pour le
penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour nous de goûter à
une philosophie dont la première qualité consiste à se donner l’éclat d’une
parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de Nicolas
Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à la fois
aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève
introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue
dans l’obligation – ou le choix – de faire court.
Cette première leçon, intitulée « De l’âme pensante comme centre de la
conscience. Des erreurs de la raison. » s’emploie à défricher le terrain et poser les fondements de la
« philosophie de la vie » défendue par Schlegel. Ce dernier s’efforce
tout d’abord d’identifier et de réfuter les erreurs qui empêchent habituellement
les philosophes de se donner le juste point de départ. Il s’agit en premier
lieu d’éviter l’écueil consistant à trop regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à
tomber dans l’abstraction excessive, péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard
dans la Terre en cherchant à « s’immiscer
de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve
son espace propre entre Ciel et Terre, dans la sphère où se déploie l’activité
de l’esprit humain.
La pensée doit ainsi éviter tout
engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer indépendante, car
c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des
spéculations qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant
l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux
de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé
par le passé.
Le vieux professeur viennois en profite
pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains enthousiasmes
juvéniles : « Complètement
subjuguées, transportées par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles]
peuvent alors éprouver la tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire,
une nouvelle religion qui leur soit propre, tandis que d’autres peuvent
ressentir le besoin de blâmer et de changer tout ce qui existe déjà pour
réformer le monde à la lumière des notions qu’elles viennent
d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies
des rédacteurs de l’Athenäum.
La sophia
ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche
philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement
dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible.
Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.
Tout aussi dangereux est l’écueil
consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des
mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des
démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction intime, sincère et
totale ». La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de
l’ensemble ; laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre,
dont une observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente
irrégularité, la perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son
unité autant que dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].
L’unité recherchée par la pensée est pour
Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la
logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours
profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les
convictions qu’elle suppose. » C’est en effet dans l’ordre des
sentiments que se manifeste la cohérence véritable d’un discours philosophique.
Le professeur poursuit en dénonçant avec
virulence ce qu’il considère comme les deux grandes erreurs de son temps. La
première a été commise par la philosophie française, partie du sensualisme et
revenue de cette impasse par une déification de la raison[2],
en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance.
Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui
doivent à ses yeux achever de la juger.
Il estime que la philosophie allemande,
bien que très différente, a en réalité suivi le même itinéraire de « retournement » : de
l’impuissance déclarée de la raison face à la transcendance, pour aboutir à la
souveraineté de cette même raison[3].
Un même péché est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un péché
caractérisé par « l’esprit
démoniaque de négation et de contradiction »[4]
qui prétend s’adjuger la place occupée par la réalité divine.
Une fois effectuées toutes ces mises en
garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une présentation des
fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la vie. Le juste point
de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au cœur de la conscience
humaine : « l’âme
pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de la
conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de s’expliquer
Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration. Comparant l’être
humain aux « intelligences
supérieures » dont la « tradition universelle »
rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5],
mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges),
Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme
pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en
quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers
de Schiller :
Tu
partages la science avec des esprits supérieurs,
Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes
il
répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse prérogative » de l’homme. L’autre différence
tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués les esprits
supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces esprits ne sont
capables ni d’imagination ni de déduction, il devient impossible de leur
attribuer une âme, « c’est-à-dire un
principe distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité
et de la mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »
La conclusion est la suivante :
l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps lumineux et éthéré » –
tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce triple principe constitue le
fondement de toute philosophie, et le système qui repose sur cette base n’est
autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le
philosophe comme une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie même » et
échappant à toute complication théorique – ce qui peut amuser.
Ce développement permet enfin à Schlegel
d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la vie pourra s’épanouir. Le
corps relevant selon lui exclusivement des sciences naturelles, la philosophie
est « science de la seule
conscience ; elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller
soigneusement à s’en tenir là. »
[1]
On voit avec cette image surgir, non sans un certain bonheur, l’imprégnation
romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple livré dans le paragraphe
suivant est celui de l’attraction magnétique, autre manière d’évoquer le type
d’unité recherché par la philosophie de la vie. On ignore souvent en France que
la fécondité du romantisme allemand ne concerna pas uniquement l’art mais
également la recherche scientifique : physique et magnétisme avec Johannes
Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus, philologie avec Friedrich
Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère aîné de Friedrich…
[2]
Le traducteur estime que les théories évoquées ici, toujours implicitement,
sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en
passant par Fichte et Schelling. Ici encore nous nous référons aux notes de
Nicolas Waquet, lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme
ses cibles de manière explicite.
[4] N’oublions pas que le
Diable, Diabolos en grec, est le
« Diviseur ».
[5] « car les Anciens croyaient communément que tout le monde avait un
génie, un esprit tutélaire. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire