Nous remercions le
site Philitt de permettre aux idiots de diffuser le très beau texte de Fares
Gillon consacré au poète René Daumal. Nous renvoyons également à la page René Daumal, perpétuel incandescent (1908-1944) supervisée par le
philosophe Basarab Nicolescu.
Nos oreilles
bourdonnent de mots effrayants : jihâd,
jihadisme, jihadistes. De toutes parts retentissent les exhortations à la
guerre sainte de la civilisation contre la guerre sainte de la barbarie. On ne
pouvait espérer un meilleur contexte pour faire entendre un appel aux armes
d’un autre type, s’adressant moins aux corps qu’aux âmes en quête de leur
patrie céleste. Cet appel, c’est celui que lance René Daumal en 1940.
Dans son œuvre maîtresse,
Le Livre de la Sagesse orientale, Sohravardî, évoqué ici il y a
quelques semaines, écrit qu’il refuse « d’enrouler le tapis de
l’effort », de « barrer la porte des
révélations-intérieures », d’« obstruer la voie
des contemplations », n’entendant pas se contenter d’une connaissance
tout extérieure de l’être, celle des aristotéliciens ou celle des juristes
musulmans, mais voulant ménager un accès direct et expérimental à la
connaissance contemplative, voire existentielle, c’est-à-dire à une
connaissance de soi qui fût une connaissance du Soi.
L’idée de l’effort
dans cette voie est une allusion à la doctrine islamique du jihâd, qui
distingue de ce dernier deux catégories : le jihâd extérieur, qui
consiste à mener effectivement une guerre matérielle, et le jihâd intérieur,
ou grand jihâd, qui est également un combat, mais dans la voie
spirituelle et contemplative : « Le Royaume des cieux appartient aux
violents, et les violents s’en emparent » (Mt 11:12). Rompu aux
pratiques ascétiques, celles-là même que le Christ louait chez Jean-Baptiste,
Sohravardî engagea le combat dans les mondes angéliques, ayant les visions dont
son œuvre fut le compte-rendu philosophique. Il fut un soldat du grand jihâd,
un jihadiste des cieux, si l’on ose dire. Il connut le martyr en ce
monde-ci : ses thèses et son amitié avec le prince d’Alep lui avaient valu
jalousies et cabales ; son ordre d’exécution parvint un jour à la cour,
prononcé par Saladin. Il fut alors surnommé al-Shaykh al-Maqtûl (le
Maître assassiné). Il avait 36 ans.
Feu aux artifices
C’est d’un autre
« jihadiste des cieux » mort à 36 ans dont nous parlerons : René
Daumal, qui succomba à la tuberculose en 1944. Daumal était un jeune homme
brillant, au talent de poète indéniable comme le démontrent ses textes de
jeunesse. Il y fait preuve d’une maîtrise virtuose du verbe et d’une ironie
mordante, tout en ayant ce soupçon de profondeur, cette aspiration à l’absolu
qui manquaient à un autre virtuose mort à 36 ans, Roger Nimier. « Ce grand
désir de sortir de la cage » le pousse dès l’adolescence à multiplier
les expériences (drogues, roulette russe, séances d’hypnose et, plus tard,
essais de vision « extra-rétinienne ») et à s’intéresser aux
spiritualités orientales, accompagné de certains des camarades avec lesquels il
créera la revue Le Grand Jeu. C’est au cours de ces recherches, véritables
tentatives d’évasion, et notamment en consommant du tétrachlorure de carbone,
qu’il parvient un jour à « déchirer la trame »
du monde qui l’entoure : « Souviens-toi du jour où tu
crevas la toile et fus pris vivant… » (Mémorables). Cette
vision décisive est fondatrice de son cheminement personnel. Ce qu’il voit ce
jour-là, il se persuade qu’il peut y accéder à nouveau par le développement de
ce qu’il nomme une « métaphysique expérimentale »,
à laquelle il consacrera désormais sa vie.
La poésie est d’abord
pour lui un instrument, une embarcation dans cette quête. Mais bientôt, il s’en
défie : il craint la virtuosité creuse, il craint son propre talent qu’il
soupçonne de le masquer à lui-même. Daumal ne veut pas, ne peut pas se
contenter de la carrière littéraire que lui ouvre son génie. À cet égard,
le texte adressé à André Breton, lors de la polémique qui opposa les membres du
Grand Jeu aux surréalistes, est éclairant : « Prenez garde,
André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire,
alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits
pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Être un homme de
lettres, René Daumal laisse cela à Breton ; il a une ambition plus élevée
: devenir un homme de l’être.
À terme, cette
recherche déterminera sa rupture d’avec les milieux littéraires, au point que,
sollicité par l’éditeur Jean Paulhan en 1934, notre poète métaphysicien répond
qu’il ne sait plus écrire de poèmes. Dans un texte écrit en 1941, Poésie
noire et poésie blanche, il distingue en ces termes les deux
approches : «Combineur ou inspiré, le poète noir se ment à lui-même et
se croit quelqu’un. Orgueil, mensonge, un troisième terme encore le
caractérise : paresse (…) Le poète noir goûte tous les plaisirs,
se pare de tous les ornements, exerce tous les pouvoirs, – en imagination. Le
poète blanc préfère aux riches mensonges le réel, même pauvre. Son œuvre, c’est
une lutte incessante contre l’orgueil, l’imagination et la paresse. »
Quelques lignes plus loin, il ajoute : « Si je fus jadis poète,
certainement je fus un poète noir, et si demain je dois être un poète, je veux
être un poète blanc. »
NON est mon nom
Le poète blanc est un
adepte de la voie apophatique, ou théologie négative. L’intérêt précoce que
porte Daumal aux textes spirituels de l’hindouisme (dont il a laissé plusieurs
traductions) guide de toute évidence son approche. On y trouve en effet cette
idée de « surimposition » (selon la traduction de Louis Renou) qui
consiste à recouvrir son être réel, cet atman (le soi) qui coïncide
avec l’Être suprême (Brahman), d’une série de voiles, dérobant ainsi
l’homme à ce qu’il est. C’est par le dépouillement, par le rejet du nom et de
la forme (nâma et rupa en sanskrit), que l’on peut accéder
enfin à la vérité de soi et s’identifier à l’Absolu : « C’est à
toi qui me lis à cet instant précis que je m’adresse, à toi tout
particulièrement, demande-toi sérieusement : « Qui
suis-je ? », tu apprendras à rire ou à pleurer de tout ce que tu
croyais être toi-même (ton aspect physique, ta cœnesthésie, ton humeur, ton
caractère, ton métier, ta position sociale, tes penchants, tes affections, tes
opinions, tes vertus, ton talent, ton génie…). » (Le Contre-Ciel).
« NON est mon
nom » : c’est ainsi que Daumal exprime le rejet de
son « nom », de ce qu’il est tenté de considérer comme son identité,
à l’instar de ces hommes « rentrés dans les choses ; ils s’étaient
vêtus des pierres de la ville » (Mugle). Comment ne pas
penser aux belles pages de Plotin sur l’âme oublieuse d’elle-même et de son
origine, perdue dans les illusions qu’elle a revêtues ? Le chemin vers la
Réalité est une remontée à rebours de soi-même : je ne suis pas celui que
je crois être. L’enfer, c’est le moi, l’ego : « Tu me faisais
croire que ton nom maudit / c’était le mien, l’imprononçable / que ta face,
c’était ma face, ma prison / que ma peau détestée vivait de ta vie / mais je
t’ai vu : tu es un autre » (Le Grand jour des Morts).
Mais ce constat, nourri
entre autres de la lecture des Upanishads, de la Bhagavad Gita et de René Guénon, demeure théorique, donc vain, s’il n’est accompagné d’une pratique
visant à transformer intimement et effectivement le chercheur de vérité. Car
cette dernière n’est pas d’ordre spéculatif ou mental. La négation des fausses
identités n’est pas un concept livresque, mais une « théologie
négative dans son application à l’ascèse individuelle » (Le Contre-Ciel).
Une lettre de 1936 témoigne de cette soif de réalisation : « La
philosophie a la valeur d’une carte de géographie : préparation ou résumé
du voyage réel. J’ai cherché longtemps (époque du Grand Jeu, et avant)
cette méthode non verbale de connaissance active de soi : j’ai mis le nez
dans les mystiques, les ésotériques, etc. Des mots, des mots ; des
résultats (tout au plus) d’expériences faites par d’autres. »
Selon un adage soufi, « quand
le disciple est prêt, le maître se présente » : en 1930, Daumal
fait la rencontre d’Alexandre de Salzmann. Ce dernier était un disciple de
l’énigmatique Georges Gurdjieff. Fasciné par l’occultisme, Gurdjieff avait
longuement voyagé en Orient et y avait rencontré des spirituels de plusieurs
traditions, en Inde, au Tibet et en Afghanistan notamment. Il avait formé à partir
de là une sorte de doctrine ésotérique syncrétique comportant de nombreux
exercices (dont des danses et des exercices de respiration empruntés aux soufis
de la confrérie naqshbandiyya) et avait fondé, à Moscou et à Paris, des groupes
où l’on s’adonnait à ces pratiques. Avec son épouse, René Daumal fréquenta
régulièrement l’un de ces groupes animé par Alexandre de Salzmann, puis,
lorsque ce dernier mourut en 1934, par sa femme, Jeanne.
L’appel aux armes
Dans sa correspondance,
René Guénon juge très défavorablement Gurdjieff, lui reprochant notamment de ne
se rattacher à aucune filiation traditionnelle, et émet des doutes sur sa
pratique, « une sorte de méthode d’entraînement psychique assez
fantaisiste, qui semble même n’être pas sans danger ». Mais il paraît
difficile de considérer que Daumal en a été la dupe : sa connaissance
directe des textes sanskrits, sa critique féroce des faux spirituels et demi
intellectuels (dans La Grande Beuverie notamment), sa grande
indépendance d’esprit, tout cela ne le prédisposait guère à tomber sous la
coupe du premier charlatan venu. Quoiqu’il en soit de la valeur intrinsèque de
Gurdjieff et de ses disciples, ce qui importe c’est ce qu’y a trouvé Daumal :
une méthode, l’épée qui lui permet enfin de trancher dans le vif du « moi je ».
Peu après avoir rencontré Salzmann, il écrit : « Je vois que le
« savoir caché » dont j’avais rêvé existe dans le monde et qu’un jour
je pourrai, si je le mérite, y accéder. Je commence à réviser mes valeurs et à
remettre de l’ordre dans ma vie. »
En 1940, Daumal rédige un
texte sublime, intitulé La Guerre sainte, qui « ne sera
peut-être pas un vrai poème » mais qui « sera sur une vraie
guerre ». « Ce sera aussi un peu un appel aux armes. Un
appel que le jeu des échos pourra me renvoyer, et que peut-être d’autres
entendront. » Notre poète a parfaitement conscience du contexte
troublé : au dehors, une autre guerre fait rage, dans « le fuyant
mirage du temps ». Mais il y voit un moyen de donner plus de force,
plus d’urgence, plus de nécessité à son appel : « Et parce que
j’ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n’est plus aujourd’hui
un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c’est
maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement
et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma bouche. »
Il développe ainsi l’idée
paradoxale selon laquelle la guerre mineure du dehors, celle du cliquetis des
armes et des bruits de bottes, n’est qu’une ruse des « traîtres »
intérieurs, qu’un moyen de sauver son petit confort mental et de
s’embourgeoiser spirituellement. Se jeter dans la guerre de ce monde, c’est
être un pacifiste dans l’ordre de la guerre sainte : « Pour
sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son
semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la
paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. Paix de trahison ! »
Inversement, mener la guerre intérieure, la seule qui vaille, est l’unique
chemin vers la paix en ce monde, et en dernière instance, vers la paix
spirituelle : « Celui qui a déclaré cette guerre en lui, il est en paix
avec ses semblables, et, bien qu’il soit tout entier le champ de la plus
violente bataille, au-dedans du dedans de lui-même règne une paix plus active
que toutes les guerres. »
Il faut donc appeler à la
guerre, et s’y appeler soi-même en premier lieu, se battre contre soi sans
pitié, ni indulgence, sans se laisser amadouer par les paroles doucereuses que
nous inspire notre ego en danger. Il faut le pourchasser sans répit et chercher
l’humiliation : « Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes
actions. »
« Que je te sois,
Plus-grand-que-moi, mon Meurtrier ! / et qu’il puisse être maudit / celui qui
disait : je, qu’il ne soit que fumée ! »
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