Revoir Le Trésor de la Sierra
Madre[1],
à cette heure où le Capital comme un oiseau blessé se traîne sur la terre,
empêché de voler, cerné de trop
d’ennemis, comme une nuée d’enfants assiégeant un gringo au fin fond du
Tiers-Monde – Soudain l’été dernier –, est une fête pour l’esprit.
« À quoi bon partager ? »,
demande Dobbs, l’anti-héros incarné, une fois n’est pas coutume, par le grand
Humphrey Bogart, « pour rien, juste pour ne pas hâter la mort ».
Revoir, porté à l’écran par John
Huston, un roman de « Traven » à l’âge de BHL, à l’assaut des
méchants, condamne une nouvelle fois à lier Capital et Spectacle en un mépris
sans appel et à couvrir de honte nos âmes de misérables postulants à la haute
gloire des lettres. Traven n’existe pas.
Un pacifiste, anarchiste
allemand, évadé d’une prison munichoise après l’échec de la République des
Conseils de Bavière, acteur sous le nom de Marut – anagramme de Traum,
rêve – qui, empêché de devenir Karl Kraus, choisit de prendre la
tangente. À l’instar d’Eschyle, qui, sur sa tombe, voulut que l’on gravât ces
simples mots : « combattant de Salamine », et de Faulkner, pour
ne citer que les plus célèbres, « Traven », quel que fût son nom de naissance,
estimait qu’« un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son
œuvre ». Chants de Maldoror, Roman avec cocaïne... Sur la route
sagement pavée de l’histoire littéraire, des monuments se détachent, érigés
face au vent, dans les tempêtes, toujours
en sentinelle sur le chemin de ronde, à usage du monde. De leurs temps.
Tous les temps, en exil du monde comme il va, au nom d’une certain idée de
l’homme. Pour chacun de nous, « avec amour et abjection ». Après bien
des exils et pas mal de prisons, le rêveur aura trouvé la paix en pays indien,
dans la douce compagnie des mânes d’Emerson et de Thoreau. Il peut parler du
partage celui qui a offert au monde une oeuvre, sans désirer, contrepartie
mercantile, la gloire du nom[2].
Le souffle court, nous regardons
ce film, nous lisons « Traven », ses récits d’aventure, ses romans de
garçons, qui parlent de fugitifs partis
chercher le repos loin de la vilenie et toujours la croisant, martyrs de la
faim, de la fièvre de l’or, victimes de la soif du mal... Aux racines de
l’infamie, le refus du partage comme porte battant sur la folie.
Œuvre d’art est fable toujours,
et la force du conte, son ombre portée, tient en sa faculté unique de
matérialiser le discours, sans que – camarade Godard, pardon d’avoir cessé de
t’admirer –, la palabre bave sur les côtés, noyant le sujet. Je donne toute ton
œuvre, Socialisme en tête, pour ce Trésor de la Sierra Madre, son
fou rire final, ses sacs d’or éventrés, rapportés par le vent qui féconde la
plaine sur la montagne belle, inaltérable terre où s’en va toute chair.
Le nom de ce « trésor » ? La
leçon de tout sage, dans toutes les civilisations, hormis la nôtre, folle de
s’être voulue et d’être devenue sur-ou post- humaine : il convient que l’homme
contemple les arbres se couvrir de feuilles, de fleurs, avant d’en ramasser les
fruits. Un peu court ? Yo! man, rien d’autre, lot commun, en magasin.
Tout le reste est folie et chaque aube, conviens-en, t’en offre la leçon. La
terre t’est prêtée pour un bref espace de temps, d’un néant l’autre, offerte en
partage par un maître inconnu autant qu’absent, et ton rôle, à l’instar de
celui des dieux grecs soumis naguère aux Moires, a été et demeure, de tenir
face aux marées du temps la charge prescrite de maître du partage. La biologie
le crie qui fait les Falstaff gras et les Robespierre maigres. La raison le
proclame, qui assèche l’âme de l’égoïste et donne mille amis aux funambules de
l’existence. La postmodernité le proclame qui, à force de com’, façonne les
fausses gloires et fomente, lésant toujours le juste, un monde hanté de
complots et de désirs de mort. Solitaire, nôtre, comme un vaste navire, en
route vers l’infini et au-delà, ce chaos où Ouranos à nouveau recouvre Gaïa est
monde où l’indistinction et la folie sont reines. Sous leur règle, terrible
matriarcat, sombrent le nombre d’or, l’alexandrin français, la musique des
sphères, l’art des cathédrales, le clair-obscur... tout ce que nous aimons. Ici
s’évanouit l’homme, ses folies, ses lumières et ses rêves. Ici tout disparaît
jusqu’à la conscience même du monde. Les religions mentent qui inscrivent la
charité au limen de leurs trompeurs évangiles, le partage est fait de
nature et la répartition des devoirs et des charges le second commandement. Le
premier, inscrit dans le film du vieil Huston : remercier la montagne qui
nous offre de l’or. On peut, il faut, on doit remercier la source d’être pure
et de nous désaltérer, comme nous bénissons nos mères de nous avoir mis bas,
afin que notre vie relève l’humanité. À défaut de ces sagesses, Cosmopolis...
toute l’œuvre de K. Dick, noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. La vie
est un vieux film en noir et blanc. « J’aime la vie, je déteste la mort »,
solfiait Irma Lambert. La vie est noire et la mort blanche. Va pour ce deuil
éclatant du bonheur.
Deux pour un
En un film, deux récits. Au
western classique avec ses figures imposées (opposition de la ville, son ordre
marchand, et des campagnes indiennes ; les bandits – ici, les derniers
surgeons d’une révolution comme à l’accoutumée manquée – traqués par les Federales)
s’ajoute la fable politique, Homme pour homme, Galigaï, La
Bonne âme du Setchouan[3],
réflexions sur les conditions de survie de l’idée d’humanité en territoire
hostile. En l’absence de jugement, creuser sa tombe, une dernière cigarette et
sans s’en retourner, poussière à la poussière. Aux danseurs habituels, ajouter
un trio de gringos, en route pour l’aventure. Des miséreux qui n’ont
jamais de pain d’avance, pas le moindre quignon de pain pour subsister jusqu’à
la fin du jour, été comme hiver. Bout de route. Fin de partie ? Ici, et c’est à
ce détail qu’on reconnaît la fable, à condition de partager, la tragédie
annoncée pourrait connaître un heureux dénouement...
L’aube du capitalisme
Dès le premier plan, brechtien,
Huston installe le décor, une affiche de la loterie nationale mexicaine, à la
date de mars 1925. Quand il ne reste rien, mieux vaut tenter le sort, billet
gagnant, de quoi équiper nos aventuriers. Nous savons la récession, la grande,
celle des Raisins de la colère, de Pas d’orchidée pour Miss Blandish,
celle qui non seulement a jeté sur les routes des millions d’hommes mais prouvé
aussi sûrement que deux et deux font quatre qu’aucune morale personnelle ou
publique ne résiste à la faim. Incurie des cerveaux, des cœurs et des ventres,
tout un. Ce monstre, en Europe, accouchera du nazisme, aux États-Unis seulement
du maccarthysme... En Amérique, Steinbeck, Caldwell, Faulkner... En Europe,
Mac Orlan, Prévert / Carné... Traven
justement, « homme sans
empreintes »[4], qui se souvient des Kuhle
Wampe[5]
berlinois, ventres glacés du petit homme qui n’attend rien de neuf[6], en atteignant Tampico.
Dobbs mendie de quoi fumer, de quoi manger. Le moyen pour un gringo de
ne trouver aucun emploi au Mexique ? Même cirer les chaussures lui demeure
impossible. Comment est-il arrivé là ? Nous n’en saurons rien. Est-ce que l’on
sait pourquoi les hommes naissent ici ou là ? Pas méchant, enfin pas encore,
juste désespéré. Travail au noir. Les profiteurs de malheur pullulent aux
mauvais jours. À travail honnête pas de salaire, à moins de jouer du poing.
Dans un galetas de hasard, Dobbs et Curtis, compagnons d’infortune, croisent un
vieux prospecteur. Oscar du meilleur acteur pour Walter Huston, le père. Rien à
dire. Mérité. Le vieux sait quelle montagne non fouillée encore recèle un filon
et les y conduira, pourvu que la fièvre les épargne. « L’or change les
hommes ». Précaution inutile. Toujours la même fable du savetier et du
financier. D’abord la méfiance, la peur, ensuite la parano, pour finir le démon
et tout ce qui s’ensuit, jusqu’au meurtre. Contre la possession du possesseur,
il n’est d’exorciste assez puissant. Plus question de partager. Chacun garde
l’or extrait à la sueur de son front, le cache et s’en fait l’implacable
garde-chiourme.
Singulièrement, la scène
capitaliste des années 1960 et 1970 a fabriqué de bric et de broc un romantisme
beat, puis trash, nihilisme punk et post-punk où l’hémoglobine,
le viol, la violence gratuite à l’envi se mêlent à l’extase de perdre sa vie en
se prenant pour Thoreau ! Au temps de la Grande Récession, les hommes vivaient
comme ne vivent pas les bêtes, se nourrissant de racines, au jour le jour,
saisonniers, esclaves sur les chantiers. À cette heure, la vie des nègres en
Virginie avant l’abolition pouvait parfois passer pour sinécure. La misère est
un esclavage qui ne dit pas son nom et arrache à l’homme son identité et son
nom, accès barré à toute dignité. Ici, aucune coquetterie de ce genre. Ni beat
generation ni génération X, génération des affamés. Le manque rend aux
hommes leur nature première de reptile, ce monstre de Gila qu’avec volupté suit
la caméra de Huston. Le serpent, à l’image du premier homme, ou le premier
homme, à l’image du serpent, rampait sans doute, flairant le sol, à la
recherche d’une racine, d’une graine, propre à tromper l’insondable morsure du
manque et le vieux conte biblique peut-être
inventait l’idée du divin comme
unique bouclier à opposer à ce désert de
pierre que fut le monde, avant que culture et cueillette n’adoucissent la vie,
donc les mœurs.
Au centre de l’œuvre, la cueillette
À la question : « que feras-tu de
ton or à ton retour ? », le méchant répond : « je vivrais comme vivent – chacun
son tour, n’est-ce pas ? – les capitalistes. Bains turcs comme si la
vapeur d’eau avait pouvoir d’effacer les cicatrices de la misère, de laver les
âmes ; beaux vêtements et ensuite au restaurant, commander de tout afin de
tout renvoyer. » Rarement un cinéaste aura dit le capitalisme comme âge
infantile, l’exigeant de toute sa violence. L’homme du ressentiment, blessé
d’avoir manqué, las de trop de souffrance, exige de jouir et non plus de fruir,
selon le mot biblique remis à l’honneur par Fénelon et Madame de Guyon.
L’homme qui n’est encore ni bon
ni méchant rêve, éternel recommencement de l’aventure humaine, d’un lopin de
terre dont il ferait un verger de pêches. Pourquoi des pêches ? La mémoire
l’exige. Du paradis perdu, l’exilé a conservé l’image d’un vaste verger rempli
d’hommes et le souvenir de nuits entières, de longs solos de guitare et de refrains
repris en chœur, dans la douceur du printemps, lui est demeuré doux.
Le sage voudrait une épicerie. Il
est vieux et déjà fatigué. La sagesse exige qu’il tire désormais sa pitance
d’un petit négoce, temps restant offert à l’otium, de quoi lire des romans
d’aventure, faire l’éloge de la sieste, de la paresse et du rêve. Portrait de
Traven en chercheur d’or. Le seul or qui vaille, l’or du temps.
Au lieu de cela, le méchant
périra comme périssent les méchants, assassiné par des brigands qui lui
ressemblent ; l’homme ordinaire, celui qui, au commencement du récit, n’était
qu’une feuille flottant au gré des événements, ira rejoindre une inconnue dont
il partage le rêve. À Dallas, Texas, il s’en ira, rendre à Helen, jeune veuve,
le portefeuille de son mari, chercheur d’or malheureux. Il partira à sa
rencontre pour avoir lu dans le portefeuille d’un mort une lettre qui parlait
de l’amour de la famille et de la terre comme de l’unique or du monde. Après en
avoir cherché, trouvé et perdu, après des années de vaches maigres, il sait le
temps venu de planter, de rejoindre le rang. Ce que nos punks sottement
appellent faire une fin, préférant, modernes ô combien, victimes s’ils savaient
de la société qu’ils prétendent refuser,
le lent suicide à l’interruption du voyage. Dans nostalgie, il y a nostos,
qui signifie voyage. Planter, vieil Ulysse, la rame en terre.
Quant au vieil homme sage, pour
avoir pratiqué la respiration artificielle sur un enfant indien, le voilà promu
guérisseur. Désormais, plus besoin d’or. De quoi manger et boire à satiété. Il
ne convient pas que l’homme amasse mais fruisse.
Étrange happy end. Les
bandits ont volé les mules du méchant ; pressés de les vendre à la ville,
ils les ont délestés de leur charge, prenant les sacs d’or péniblement gagnés
par trois rêveurs éveillés au prix d’efforts incroyables pour du sable. La vie
est un songe où le rêveur seul règle la jauge, décide du prix et du poids des
choses. Sable ou or, l’homme outre-tombe n’emmènera – un truisme – rien. À
mourir de rire. Ce que fait le sage, rejoint par le futur fermier texan. Que
restera-t-il à l’homme de tout son labeur ? Rien. Un peu d’amour,
d’amitié... un avatar au jardin d’Épicure.
Ni le film ni le livre n’ont pris
une ride. Bon à lire à relire, à voir et à revoir, en ces jours étranges où la
faillite des utopies, conjuguée à la démence scientiste, croit avoir
reconfiguré le monde. Meilleur des mondes réalisé. D’un côté, Repomen, Nip
Tuck, les riches ont fait vœu de cesser de mourir, botox pour toutes et
organes prélevés, volés, à la foire d’empoigne générale sur fond de partage
faustien ; et de l’autre, le retour de ce qui engendra la crise de 1929,
prélude à l’innommable, traversé çà et là par les hurlements des indignés. Bien
entendu, les indignés du jour savent le nom de l’ennemi, la bonne vieille
figure du capitaliste juif, israélo-américain. Qu’importe ! À nouveau, les
temps dangereux sont de retour. Axe Nord/Sud, la boussole s’affole, pôles
désaxés, jeunesse en rade sur tous les pontons, le capitalisme, de victoire en
victoire, a succombé. Trop de morts sur les routes du monde, trop d’habitants
sur la terre habitée. Chercheurs d’or, nous avons pillé la montagne de la vie
et la voilà montagne morte. Avec Traven et Huston, se souvenir des Géorgiques
du vieux Virgile à l’heure où les pesticides détruisent les abeilles
sacrées, se souvenir que l’avoir arase l’être et que faute de partager la
terre, nous l’avons épuisée, comme faute d’avoir partagé, les riches ont lassé
les pauvres.
Sur l’arène du monde, le
capitalisme gît, grand taureau noir ensanglanté, piqué de cent banderilles,
sous la bronca générale d’une foule qui, une dernière fois, exige sa part.
[1]
Film de John Huston, 1947. Non seulement on y voit Bogart mendier et devenir,
enfiévré d’or, fou mais encore Huston père oscarisé.
[2]
On lira B. Traven, Portrait d’un anonyme célèbre.
[3]
Le lecteur aura reconnu les titres de deux célèbres œuvres de Bertolt Brecht.
[4]
Selon la formule d’Éric Faye.
[5]
Kuhle Wampe oder Wem gehört die Welt ?, film de Slàtan Dudow, scénario
Bertolt Brecht, 1932, censuré par la République de Weimar.
[6]
Titre du chef-d’œuvre d’Hans Fallada, Quoi de
neuf, petit homme ? ou comment, prolétaire, mourir de faim en attendant La
résistible ascension d’Arturo Ui.
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