L'essayiste Mathieu Bock-Coté était au "café de l'Avant-Garde" mardi dernier pour parler de son dernier ouvrage "Le multiculturalisme comme religion politique".
« Merci d’être venus nombreux à ce premier rendez-vous ! lance les organisateurs du premier « café de l’Avant-Garde » à la petite audience qui se presse dans l’arrière-salle exiguë d’un café de la rue des Martyrs. Tous sont venus écouter Mathieu Bock-Coté, qui vient de publier Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf. Le son des conversations et la musique du bar nous parviennent largement, même au fond du café. Cela a peu d’importance pour l’essayiste québécois qui ajoute à une plume acérée quelques qualités de tribun et une voix capable de couvrir le brouhaha en arrière-plan.
« Le
multiculturalisme est l’héritier d’un marxisme en décomposition »,
explique l’essayiste, c’est-à dire d’une histoire politique qui vit d’abord le
communisme français trébucher sur mai 1968, laissant l’initiative à une
extrême-gauche bigarrée et libertaire, avant de péricliter définitivement à
partir des années 1990, survivant de peu – ou à peine – à l’effondrement du
grand frère soviétique. Comme le rappelait le politologue Philippe Raynaud il y
a quelques années : « La première singularité française, qui n’est
sans doute pas la plus importante, est la permanence d’une extrême-gauche
organisée, dont les principaux courants sont issus de l’histoire déjà longue du
trotskisme et se présentent peu ou prou comme les héritiers de la révolution
d’Octobre. »[1] A travers
cette mutation politique, ajoute aujourd’hui Mathieu Bock-Coté, on a assisté au
« renouvellement en profondeur du projet politique de la gauche »[2]
qui a progressivement débouché, souligne le sociologue et chroniqueur du Journal de Montréal, sur une victoire
idéologique : la vision de cette gauche post-marxiste devenant
intellectuellement et médiatiquement dominante à partir des années 1990, alors
même que les résultats obtenus aux présidentielles montrent sa faible
implantation électorale. En 1995, Arlette Laguiller et Robert Hue rassemblaient
encore près de 14 % des voix à eux deux (5,3% pour la première et 8,64% pour un
PCF qui achevait son déclin), mais, dès 2002, une proportion de voix identique
était répartie entre quatre candidats (Laguiller, Hue, Gluckstein et
Besancenot). En 2007 cinq candidats d’extrême-gauche totalisaient tout juste 9%
des suffrages exprimés et il fallut le phénomène Mélenchon pour tirer en 2012
l’extrême-gauche, désormais officiellement post-communiste, au-dessus de la
barre des 11% (Mélenchon réalisant presque l’intégralité de ce score, Philippe
Poutou devant se contenter de 1,15% et Nathalie Arthaud de 0,54%).
Les
résultats de vingt ans d’élections présidentielles amènent logiquement à se
poser la question de la survivance idéologique d’une gauche post-marxiste qui a
su imposer son discours dans le champ bien plus élargi de la « démocratie
diversitaire », analyse Mathieu Bock-Coté. Puisque le Grand Soir n’était
décidément pas pour demain, il a fallu se tourner vers de nouvelles aubes
révolutionnaires en attendant le crépuscule tant espéré de l’Etat-nation et de
la démocratie bourgeoise. La nouvelle grande lueur n’est pas cette fois venue
de l’est mais de l’université, avec l’essor des théories déconstructionnistes
qui ont accouché d’un véritable projet politique, « philosophie, explique
Mathieu Bock-Coté, fondée sur la désoccidentalisation et la
dénationalisation. » Puisque le prolétariat ne peut plus être la classe
élue et que l’histoire a consacré la chute du communisme, il convient donc de
rejeter l’histoire et de se tourner vers autre chose pour continuer à faire
vivre l’idée d’un salut universel ici-bas. Après l’électrochoc de 1968 et celui
de 1989, ce seront donc les philosophes de la déconstruction qui seront en
quelque sorte appelés au chevet de la refondation doctrinale pour insuffler, à
coups d’inspirations bourdivines, de parrainage foucaldien et d’incantations
lévinassiennes, une nouvelle dynamique à cette gauche qui navigue entre
intellectuels médiatiques et romantisme révolutionnaire, « L’Autre, expose
Mathieu Bock-Coté, devient la figure régénératrice à partir de laquelle
réinventer la civilisation occidentale » Entre « réflexe pénitentiel »,
idéologie « no border », égalitarisme ultrapolyvalent et culture de
la contestation hors-sol, l’extrême-gauche s’est réinventée un avenir que
l’historien Marc Lazar évoquait déjà en ces termes en 2002 :
« L’importance de l’extrême gauche est ailleurs. Elle dispose d’une
influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle
diffuse une vulgate, qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de
« néo-gauchisme » qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême gauche
stricto sensu. »[3]
Pour
Mathieu Bock-Coté, les thèmes porteurs de cette gauche multiculuraliste et
post-marxiste dépassent en effet largement le champ restreint des mouvements
politiques marginaux et se rapporte plutôt à une transformation plus large du
discours intellectuel, politique et médiatique dans toute la société
occidentale. Au cours de la période post-totalitaire, le sanglot de l’homme
blanc s’est mué en projet politique alternatif pour une démocratie triomphante,
n’ayant plus d’autre adversaire à affronter qu’elle-même. Ce projet est celui
d’une « démocratie diversitaire », porteuse d’un projet qui est celui
du multiculturalisme, que Mathieu Bock-Coté définit comme une véritable
idéologie, et non comme un simple phénomène social, culturel ou économique.
« Il s’agit, écrit-il, plutôt de reconstruire intégralement la société à
partir d’une nouvelle maquette, celle de l’égalitarisme identitaire, qui se
réclamera de la diversité inclusive. »[4]
Et pour ce faire, il convient avant tout de remettre définitivement en question
le modèle historique de l’Etat-nation, considéré par les partisans du
multiculturalisme politique, comme un modèle oppressif et dépassé, ralentissant
l’inéluctable avènement d’une humanité débarrassée des contraintes de sa propre
histoire, matérialisées par la persistance des frontières et des Etats. Le
multiculturalisme a fait son apparition politique au Canada avec la Charte
canadienne des droits et libertés en 1982, promue par le Premier ministre
Pierre Elliott Trudeau. En France, c’est plutôt le débat autour de
l’immigration qui a entraîné dans les années 1980 ce discret mais définitif
séisme sémantique que fut le passage du modèle de l'assimilation culturelle au
multiculturalisme, jusqu’à prôner, explique l’auteur du Multiculturalisme comme religion politique, une inversion de la
notion d’intégration, puisque ce n’est plus à l’immigré, figure idéologiquement
sacralisée, d’adapter sa culture et ses valeurs à la société d’accueil, mais
bien à cette dernière d’adapter constamment les siennes aux populations
arrivantes. Une logique qui dépasse la seule question des politiques
d’intégration mais reflète plus largement un rapport très problématique des
sociétés occidentales à l’histoire puisque le multiculturalisme, comme projet
ou religion, politique, a pour horizon l’indifférenciation culturelle
généralisée, dans des sociétés modernes où le rapport à l’histoire tend à être
remplacée par l’idéologie du compassionnel et du développement personnel, une
sorte de meilleur des mondes post-modernes : « A partir du moment où
les nations ne sont plus que des labels recouvrant, tout au plus, une simple
réalité administrative, à ce moment nous pourrons dire que la véritable
diversité culturelle aura été pulvérisée », assène encore l’orateur.
L’ouvrage
de Mathieu Bock-Coté expose cependant quelques limites au constructivisme de
cette gauche humanitaire qui voudrait réduire l’humanité à sa souffrance comme
la droite néolibérale veut la réduire à sa force de travail. Il y a des limites
et donc des résistances qui sont celles, avant tout des populations, des
nations, dont Mathieu Bock-Coté constate d’ailleurs, comme le faisait Milan
Kundera dans Le Rideau[5],
que plus elles sont petites et plus elles ont tendance à revendiquer leur
singularité de manière forte : « elles se définissent dans le sentiment
qu’elles ont de leur singularité culturelle, et n’ont jamais l’illusion de se
croire universelles. » Car l’universalisme est bien l’idéologie qui a
enfanté de la « religion du multiculturalisme », un universalisme qui
est pourtant également au cœur de l’identité de la civilisation occidentale…et
aujourd’hui au cœur de son malaise, comme si, à la mystique universaliste, qui
permit à la démocratie libérale de triompher de ses ennemis de 1914 à 1991, on
opposait désormais un universalisme dont l’ambition serait simplement de
dissoudre cette vieille démocratie libérale en elle-même. « Le paradoxe,
écrit Mathieu Bock-Coté, c’est que les soixante-huitards laissés à eux-mêmes
auraient été incapables de défendre la société dont ils profitaient : ils
ont tiré les avantages d’une victoire qui n’était pas la leur et qu’ils
n’hésitaient pas à diaboliser. »[6]
Dans
le contexte qui est le nôtre - celui de sociétés exposées au délitement
social, à l’abdication du politique et au déchaînement d’une nouvelle forme de
terreur totalitaire, cette fois islamiste - il nous reste donc à trouver, ou à
retrouver, la formule d’une « résistance non-libérale – et non pas
antilibérale », précise Mathieu Bock-Coté, qui est peut-être plus du côté
de Tocqueville et de Benjamin Constant que des mots d’ordre éphémères et de la
ritualisation groupusculaire du « nous », infatuation
grégaro-révolutionnaire d’un « je » en mal d’affirmation. La réponse
à trouver à ce multiculturalisme comme religion politique qui « écrit une
nouvelle page dans l’histoire de l’assujettissement de l’homme »[7]
résiderait dans la tradition d’une pensée antitotalitaire avec laquelle il est
urgent de renouer, nous dit l’essayiste.
Une
tradition antitotalitaire, ou tout simplement un renouvellement de la pensée
politique dont la quête suscite des
tentatives disparates de sortir d’un clivage politique aussi étouffant que
stérile. Hier il s’agissait, à gauche, d’un Printemps Républicain qui peine
encore à trouver son unité. A droite aujourd’hui, c’est L’Avant-Garde qui, sous le patronage d’un Charles Millon ou de
Charles Beigbeder, veut former une « structure de réflexion et de
mobilisation politique », explique Arthur de Watrigant, l’un des
animateurs du collectif, proposant notamment les rendez-vous réguliers, tous
les quinze jours, de ce « café de l’Avant-Garde », avec de nouveaux
intervenants, « mais dans un lieu un peu moins bruyant la prochaine
fois », conclut l’organisateur.
[1] Philippe
Raynaud. L’extrême-gauche plurielle.
Edition Perrin. Tempus. 2006. p. 9
[2] Mathieu
Bock-Coté. Le Multiculturalisme comme
religion politique. Les éditions du Cerf. 2016. p. 19
[3]
Marc Lazar. Entretien donné à Politique
Autrement. Octobre 2004. « Quel avenir pour le PCF et l’extrême gauche
? »
[4] Mathieu
Bock-Coté. Le Multiculturalisme comme
religion politique. Les éditions du Cerf. 2016. p. 186
[5] Milan
Kundera. Le Rideau. Gallimard. 2009
[6] Ibid. p. 325
[7] Ibid.