Dans
les années qui ont suivi les attaques du 11 septembre 2001, le Yémen a pris une
importance majeure aux yeux des stratèges du Pentagone. L'attentat perpétré
contre le destroyer USS Cole le 12 octobre 2000[1]dans le port
d'Aden avait déjà alarmé les autorités américaines. Même si le gouvernement
soudanais fut tenu pour responsable de l'attentat, l'implantation d'Al Qaida au
Yémen ne faisait aucun doute et l'accueil réservé aux agents du FBI et du NCIS[2] chargé
d'enquêter sur l'attentat suffisait en lui-même à démontrer la radicalité du
sentiment anti-américain partagé tant par
le gouvernement que par les chefs de clan yéménites. A leur arrivée à
l'aéroport, les enquêteurs furent accueillis avec chaleur à la pointe de la
kalashnikov et durant leur court séjour à Aden, les agents rapportèrent que le
niveau de menace était tel qu'ils ne dormaient plus que tout habillés avec leur
arme immédiatement à portée de main.
Un
peu moins grand que la France (527 000 km2) pour une population trois fois
moins nombreuse (23 millions d'habitants), la république du Yémen, située à la
pointe sud-ouest de la péninsule arabique, est l'un des pays les plus pauvres
du monde. 82 % de la population serait en situation de dépendance
humanitaire d'après le CIA World Factbook[3], 27 %
de la population est au chômage et avec 0,50, le pays possède l'un des indices
de développement les plus faibles au monde[4]. C'est avec
l'aide de la communauté internationale, et notamment des Etats-Unis et du Fonds
Monétaire International que le Yémen a tenté ses dernières années de progresser
sur le plan économique en modernisant notamment ses industries gazières et
pétrolières. A l'issue des événements du Printemps Arabe, le président Ali
Abdallah Saleh, en place depuis 1990 (et auparavant président de la République
arabe du Yémen de 1978 à 1990), doit quitter le pouvoir en février 2012, dans
un pays presque en proie à la guerre civile. Saleh, véritable équilibriste
politique, n'a pas hésité à s'appuyer sur les éléments salafistes et
djihadistes pour lancer une vaste offensive contre les séparatistes houthis en
2004, avant de redevenir un allié dans la guerre contre Al Qaida et d'obtenir
un surprenant renversement d'alliance en ralliant à sa cause les Houthis au
moment où il s'apprêtait à être chassé du pouvoir. Alliance de circonstance qui
s'insère dans le jeu complexe entre factions séparatistes et loyalistes
soutenues par les puissances régionales que sont l'Arabie saoudite et l'Iran.
Tandis qu'Ali Abdallah Saleh échappe de peu à une tentative d'assassinat et se voit contraint de fuir temporairement le pays, le Conseil de coopération du Golfe, sous obédience saoudienne et américaine, obtient de Saleh la signature d'un plan de sortie de crise et le transfert du pouvoir au vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi le 23 novembre 2011.
Le
Conseil de coopération du Golfe représente le fer de lance de la diplomatie
sunnite à l'oeuvre dans la crise yéménite mais constitue aussi un levier de
pression important des Etats-Unis d'Amérique dans la région. Créé en 1981 à l'issue
du coup d'Etat raté initié à Bahrein par le Front Islamique de Libération de
Bahrein – organisation révolutionnaire chiite soutenue par l'Iran – le Conseil
de coopération du Golfe (CCG) se présente dès son origine comme un moyen de
faire pièce à l'expansionnisme chiite iranien, deux ans après la révolution de
79. Composé des six pétromonarchies du Golfe, Arabie Saoudite, Oman, Bahrein,
Qatar, Koweit et Emirats Arabes Unis, le CCG et aussi une alliance militaire
défensive dont le siège est à Al-Batin en Arabie saoudite. Durant toute la
guerre Iran-Irak, le CCG reçoit le soutien des Etats-Unis et les pays membres
de l'organisation intègrent la coalition internationale contre Saddam Hussein
en 1990. Le 12 mai 2012, les pays membres du CCG ont été à l'origine de la
création d'une union renforcée visant à faire à nouveau barrage à l'influence
iranienne dans la région. A la médiation des pétromonarchies, s'ajoute celle du
groupe Friends of Yemen, formé à l'initiative du Royaume-Uni, de
l'Arabie saoudite et du Yémen, qui réunit régulièrement entre 2011 et 2012 les
ministres des affaires étrangères des trois pays fondateurs, ainsi que les
représentants du CCG, de la France, des Etats-Unis ou du FMI, chargé notamment
de superviser l'aide économique accordée au Yémen. L'équilibre des forces dans
la relation triangulaire entre pétromonarchies, Iran et puissances occidentales
était cependant trop précaire pour se maintenir longtemps en l'état.
La
fuite de Saleh et son remplacement par le président Hadi n'ont en rien assuré
le retour à la stabilité politique. Bien au contraire, le Yémen est devenu un
terrain d'affrontement entre une
multitude de groupes armés, religieux ou séparatistes, dont les rebelles
Houthis dans le nord du pays, ralliés à Saleh, leur ancien adversaire ou l'AQPA
(Al Qaida dans la Péninsule Arabique) dans le sud du pays. Consciente de la
dégradation de la situation sur le terrain et de la montée en puissance d'AQPA
– nouvelle avatar d'Al Qaida dans la région – l'administration Obama a mené une
politique d'intervention discrète, appuyée sur des frappes de drones, dont le
but était de réduire autant que possible l'influence de l'organisation
islamiste. Si les frappes de drones ont entraîné la mort d'Harith Al-Nadhari,
un des principaux chefs de l'organisation[5], elles
n'ont pas permis de réduire durablement la capacité d'action d'Al Qaida dans la
Péninsule Arabique, dont le directeur, John Brennan, estimait récemment qu'elle
collaborait désormais avec l'Etat Islamique au Yémen, avec pour ennemis communs
les rebelles Houthis soutenus par l'Iran et le gouvernement yéménite actuel.
« Nous voyons une coopération au niveau tactique pour repousser leurs
ennemis communs », a confié Brennan lors d'une conférence au Council for
Foreign Affairs[6],
une analyse réitérée lors d'un entretien accordé en septembre 2016 au Combating
Terrorism Center de l'Académie de West Point[7]. Cependant,
l'opinion publique américaine n'étant pas plus déterminée que le Congrès à
allouer des moyens supplémentaires à l'administration Obama pour peser plus
largement sur le devenir de la politique yéménite, les Etats-Unis ont été
obligés de recourir une fois de plus à l'éternel et encombrant allié saoudien,
qui partage une large frontière avec le Yémen et voit les succès remportés par
les Houthis chiite comme une menace à son intégrité territoriale. « Avec
des ressources limités et une tolérance encore plus limitée encore de l'opinion
publique pour un fardeau supplémentaire en termes de politique étrangère, les
Etats-Unis doivent recourir à l'influence des acteurs régionaux que sont
l'Arabie saoudite et le CCG », estimait déjà un analyste américain en 2011[8].
Le
problème est évidemment que l'agenda des Etats-Unis et des pétromonarchies du
CCG n'est pas vraiment le même. Pour les Etats-Unis, il s'agit de garantir un
équilibre instable dans le chaos religieux et clanique du Yémen en misant sur
la capacité du gouvernement actuel à reprendre tôt ou tard la main pour que le
gouvernement yéménite redevienne l'allié qu'il était du temps de Saleh dans la
« guerre contre le terrorisme ». La prise du palais présidentiel par
les Houthis en janvier 2015 a mis fin à cet espoir. A cours de stratégie à long
terme et de ressources, l'administration américaine a donc donné carte blanche
à la coalition emmenée par l'Arabie saoudite pour intervenir au Yémen et
« Redonner espoir » à la population yéménite[9]. Mais il
n'est rien de dire que la communauté d'objectifs entre Washington et Ryad
s'arrêtait à la porte du palais présidentiel de Sanaa, dont il s'agissait de
faire déguerpir les Houthis au plus vite. Pour les Saoudiens, le véritable but
de guerre était la destruction complète
des Houthis au Yémen et la volonté de contrecarrer l'Iran dans toutes ses
entreprises...à n'importe quel prix.
Pourtant, c'est un euphémisme de dire que, pour le moment, la coalition emmenée par l'Arabie saoudite au Yémen ne remplit pas ses objectifs. Si les Houthis ont reculé et essuyé des revers sur le plan militaire, les frappes de la coalition arabe n'ont en rien réussi à les éradiquer : ils campent toujours fermement dans le nord-ouest du pays. En revanche, les frappes aériennes de la coalition aggravent largement la situation humanitaire déjà désastreuse pour la population yéménite. Entre mars 2015 et août 2016, près de 4000 civils ont perdu la vie. L'intervention saoudienne a conduit à laisser une partie des opérations au sol entre les mains de l'AQPA ou de l'Etat Islamique avant que Ryad ne commence à réaliser son erreur. Et tandis que les Saoudiens perdent de plus en plus la main politiquement – échouant à rallier le Pakistan à leur cause et perdant le soutien des Emirats Arabes Unis qui se sont retirés de la coalition en juin 2016 – les bombardements occasionnent des pertes civiles de plus en plus choquantes pour l'opinion internationale : un hôpital de Médecins Sans Frontières détruit en octobre 2015, 16 ouvriers tués dans le bombardement d'une usine alimentaire le 9 août 2016, 19 personnes tuées le 15 août dans le bombardement d'un autre hôpital de MSF.
Témoins
de l'enlisement progressif des Saoudiens dans le bourbier yéménite, les
Etats-Unis ne sont plus près à le soutenir. Le 19 août dernier, l'armée
américaine a décidé de rappeler l'essentiel de son personnel encore basé en
Arabie saoudite afin de coordonner le soutien américain. Il ne reste plus,
rapporte désormais l'agence Reuters, que...cinq membres du « Joint Combined
Planning Cell » en Arabie saoudite. Ainsi que le résume Ted Lieu,
représentant démocrate et colonel de l'US Army : « Quand des frappes
répétées tuent désormais des enfants, des docteurs, des jeunes mariés ou des
malades, vous ne pouvez qu'en arriver à la conclusion que soit les Saoudiens ne
nous écoutent pas, soit ils s'en fichent complètement. » Le torchon brûle
par ailleurs plus que jamais entre Washington et Ryad et l'affaire des fameuses
28 pages du rapport de la commission d’enquête américaine sur les attentats du
11 septembre de 2003, dont la dé-classification serait susceptible de lever le
voile sur l'implication de l'Arabie saoudite dans les attaques, ne fait que
publiciser largement la défiance qui s'est installée de longue date entre les
deux pays malgré la poursuite en apparence de relations cordiales. On assiste
maintenant, avec le désengagement américain au Yémen, leur rapprochement avec
l'Iran et l'esquisse de condominium avec les Russes au Proche-Orient à une
reconfiguration géopolitique dans laquelle les Saoudiens ont beaucoup à perdre.
La famille royale saoudienne est-elle en train de payer des années de jeu
dangereux et de soutien aux pires factions islamistes entretenus par les
membres les plus complaisants de la famille royale ? Cela n'est pas sûr
tant que l'Arabie saoudite peut continuer à parler au portefeuille des pays
occidentaux en faisant miroiter de mirifiques contrats d'armements aux uns et aux
autres. Mais sur le plan économique, la chute des cours du pétrole place aussi
le Royaume dans une situation financière aussi préoccupante qu'inédite. Et le
retour en grâce de l'Iran dans la communauté internationale n'est certainement
pas fait pour améliorer les perspectives qui s'offrent aux dirigeants
saoudiens. En attendant, les Yéménites paient au prix fort le désarroi de plus
en plus marqué de la diplomatie saoudienne et l'égarement de sa politique
étrangère...dont l'Etat Islamique et AQPA profitent encore largement.
Etats-Unis, Royaume-Uni et France tentent quant à eux de s'éloigner du bourbier
sur la pointe des pieds.
A lire également sur Contrepoints
[1] L'attentat
perpétré et revendiqué par Al Qaida alors que le Cole mouillait dans le
port d'Aden causa la mort de 17 marins américains et en blessa 39 autres.
[2] Naval
Criminal Investigative Service (NCIS)
[3] https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/ym.html
[4] Populationdata.net
[5] Qui
a revendiqué les attentats commis en France en janvier 2015
[6] Le
CTC est un think tank américain fondé en 1921 qui se consacre à l'étude
de la politique étrangère américaine. Le texte de la conférence est disponible
ici :
http://www.cfr.org/intelligence/john-brennan-transnational-threats-global-security/p38082
[7] https://www.ctc.usma.edu/posts/september-2016
[8] Gregory Johnsen, Near East Studies Scholar,
Princeton University.
http://www.cfr.org/yemen/resetting-us-policy-toward-yemen/p26026
[9] Malheureux
choix de nom sans doute. L'opération « Restoring hope », emmenée par
l'Arabie saoudite, qui a succédé à l'opération « Decisive Storm »,
rappelle la funeste « Restore Hope » en Somalie en 1993, l'un des
plus gros échecs américains après la guerre froide. De mauvaise augure pour Ryad...
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