Nous reproduisons en intégralité une réflexion profonde et exigeante consacrée aux
impératifs de l’être-en-commun. Loin des formules en vogue dans le marketing politique, tel le bien
mièvre « vivre-ensemble », il rappelle que la relation vient en
premier dans une société authentique, et rejaillit même en célébration dans la
communauté de vie, tandis que le contrat tisse une toile artificielle dans
laquelle l’Etat s’évertue à mettre en forme les individus normés (i.e. citoyens
de droit) en fonction de sa logique comptable.
Comme François Hollande s'est toujours
plus intéressé à l'état de l'opinion qu'à celui de la France, il affirmait sans
rire, pendant l'été 2015 : « on voit bien qu'il y a des sujets qui
s'installent, comme le terrorisme, la question de l'immigration, l'islam,
etc ». Des sujets qui s'installent ! Derrière ces sujets se sont sans
doute installées, préalablement, certaines réalités dont il est permis de
penser qu'elles ont contribué au délitement des liens profonds de la nation et
à l'inquiétude des Français. Les effets de ce délitement souterrain
apparaissent désormais au grand jour, mais nos dirigeants se souciant fort peu
d'en prendre l'exacte mesure, ils persistent dans les mêmes discours. Ainsi
nous assène-t-on plus que jamais les prétendus mérites du fameux
« vivre-ensemble ».
En ces temps de novlangue triomphante,
personne n'ignore le sens idéologique de cette expression, dont la neutralité
première est passée à l'arrière-plan depuis belle lurette. Le
« vivre-ensemble » renvoie ainsi à un type de rassemblement, censé
être pacifique, d'individus et de groupes disparates, en lieu et place d'un
mode de socialité reposant sur le partage d'une « chose commune ». De
fait, c'est un slogan politique. On pourrait le croire emprunté à une publicité
vantant la convivialité de surface ayant cours entre membres d'un vulgaire club
de vacances, tant il est proche de l'imaginaire puéril contemporain. Toujours
est-il qu'il a désormais du mal à convaincre. Il semblerait en effet que de
plus en plus de gens ne veulent plus vivre ensemble. Ce que traduisent à leur
manière les communautarismes en plein essor, mais aussi le rejet de ceux-ci
exprimé dans les urnes, ou encore les tensions multiples au quotidien. Pour
autant, envers et contre tout, nos élites ne cessent de promouvoir la
coexistence de communautés hétérogènes, la grande juxtaposition blafarde. Les
différents communautarismes ne sont d'ailleurs perçus par une partie de ces
« élites » que sous la forme d'une velléité passagère, d'une simple
étape. Dans l'esprit des Attali, manifestement inspirés par des horizons
inconnus à l'homme ordinaire, c'est l'atomisation nécessairement pacifique du
corps social qui doit ainsi l'emporter à terme sur toutes velléités contraires,
celles-ci étant momentanément utiles cependant pour affaiblir le sentiment du
partage d'une « chose commune ».
Il est utile de le préciser, la notion
de « chose commune », l'un des fondements du politique, n'est pas
extensible à l'infini. N'en déplaise aux politiciens qui s'emparent parfois de
l'expression dans le but étrange de justifier le mouvement vers
l'universellement indifférencié, ce nivellement général dont les ravages
s'étendent sous nos yeux. L'idée d'un ensemble humain indifférencié renvoie
certes à un certain type de commun, de communauté, mais on peut se demander
s’il s'agit là d'une communauté proprement humaine, c'est-à-dire dont les liens
constitutifs sont d'une certaine qualité, ou si l’on n’est pas plutôt en
présence d'un groupe d'individus dont les liens, à force d’être mécanisés,
réifiés, relèvent en définitive d'un ordre infra-humain. Reconnaissons-le, loin
de constituer un progrès, cette caricature du commun, son double parodique, nous
ramène vers les temps les plus archaïques, vers cet état d'avant le
devenir-homme tel que l'imaginait Vico au XVIIIe siècle : « l'infâme
communauté des choses de l'âge bestial ». Pierre Manent, qui énonce cette
citation dans « Les métamorphoses de la cité », prend soin d'ajouter
: « quand tout était commun, rien n'était commun. » Le commun n'est
possible que précédé par une activation du propre, du différencié, condition
cruciale pour l'émergence, en chacun, des valeurs de l' « humanitas »
selon les Anciens, autrement dit de l'humain parvenant à maturité. Il faut
l'admettre en conséquence, le commun n'est possible que dans un cadre fini,
doté de limites protégeant la naissance et l'essor de ce différencié.
La
diversité contre la variété
Cela peut surprendre a priori, mais la
marche actuelle vers l'indifférenciation générale est grandement servie par
cette idée de diversité que martèlent à l'envi les tenants du « vivre-ensemble ».
Pourtant, à l’examen, tout-à-fait cohérente s'avère la démarche des gens de
Terra Nova, qui mettent en oeuvre, par leur rhétorique, une technique de
fragmentation de la civilisation, un manuel de décomposition. Briser l'unité
d'un ensemble vivant en ciblant la complexité de ses liens structurants. Puis,
à partir des éléments épars et désormais perçus comme interchangeables, recréer
d'autres liens, totalement artificiels. Car, il ne faut s'y tromper, ces
déconstructeurs sont des constructivistes. C'est aussi le sens de l'incantation
systématique de l' « autre » qui mène, au bout du compte, à la
destruction de toute altérité et à la réorganisation implacable de tous sous
une norme unique.
Quasiment élevée au rang de dogme,
cette idée de diversité constitue la contrefaçon d'une notion apparemment
semblable mais qu'un abîme sépare, la « varietas », surgie dans le
monde gréco-romain (poïkilia, en grec, déjà présente chez Homère). Utilisée
surtout dans le domaine esthétique, parfois dans le domaine politique, cette
dernière a constitué chez les Anciens l'une des toiles de fond cognitives sur
laquelle a pu s'esquisser la notion de commun, qu'elle contient en germe. Sous
le soleil antique, « varietas » et commun se répondent dans une
féconde complémentarité. Ainsi, selon cette vision des choses qui doit beaucoup
à l'observation du vivant, l'unité émane de la pluralité parce que la pluralité
en question ne se conçoit elle-même qu'ordonnée de l'intérieur. Elle n'est pas
chaotique mais intimement harmonique. La « varietas » recèle donc un
ordre à la fois souple et ferme, riche et ouvert, mais non ouvert à tous les
vents, comme c'est le cas avec la « diversité » propre au
« vivre-ensemble ». Cet ordre intérieur, se situant à égale distance
du chaos et de l'uniformité, échappe donc à ces deux fléaux, qui sont eux aussi
complémentaires dans le système que nous subissons. A l'évidence, ce souci
d'équilibre harmonique, pourtant au tréfonds de la psyché européenne, a fini
par s'affaiblir au fil des siècles au profit de l'esprit de géométrie. La vigueur
séculaire de la notion de commun en politique s’en est trouvée atteinte.
De fait, le sentiment du commun dans la
population diminue aujourd'hui à vue d'oeil, et comme l'esprit du
« vivre-ensemble », censé le remplacer, suscite quelque résistance,
le ciment réel de la société française consiste finalement en une situation
passive de concorde générale. Par nature instable, ce simple état de non-conflictualité,
de plus en plus relatif au demeurant, s'appuie surtout sur les intérêts à court
terme des volontés individuelles, aveuglément réglées sur les multiples
passions étroites qu'érigent en habitus les stimulations du système marchand.
Constat désormais bien établi. Comment remédier alors au déséquilibre inhérent
à un tel état de dissociété, avec sa dialectique entre concorde et discorde, la
seconde venant sans cesse saper la part encore traditionnelle des bases de la
première, c'est-à-dire les divers liens de solidarité fondés sur le temps long,
un territoire donné et le consentement à une commune perception du monde ? Dès
lors que l'on ne fait pas le choix de changer de paradigme en mettant l'accent
sur ces liens sociaux véritables, il n'est d'autre voie que la fuite en avant
idéologique.
Solution d'une difficulté croissante
pour les gouvernants, tant s'exacerbent sur le terrain le mouvement des atomes
en concurrence et celui des groupes en voie de sécession culturelle. Acheter la
paix civile par toutes sortes de concessions ne suffit plus. Il faut alors
envisager les choses selon la perspective d'une véritable ingénierie sociale
(et faire toute leur place aux idées de Terra Nova). De ce point de vue, la
mise en oeuvre, sans cesse renouvelée, de la même idéologie, à chaque fois plus
précise, constitue un choix moins absurde qu'il n'y paraît. Bien pesée et
inscrite dans un projet cohérent de remodelage du corps social, telle se révèle
à la longue cette injonction du « vivre-ensemble », lancée à une
population qui la reçoit pourtant de moins en moins docilement, comprenant
peut-être enfin qu'il s'agit là d'un commandement.
Un commandement ? Au-delà de la surface
rhétorique, c'est le rapport entre gouvernants et gouvernés, autrement dit la
dialectique politique réellement existante aujourd'hui, qui sous-tend la
politique du « vivre-ensemble ». Décidée au sommet pour maintenir
artificiellement la concorde et imposée au pays sans énoncer clairement le
choix radical dont elle procède, cette politique traduit avec force la
dynamique de plus en plus unilatérale de l'Etat moderne. On sait que
Tocqueville avait noté la nature « tutélaire » de ce dernier, et avec
le temps, force est de constater la permanence de cette empreinte génétique. C’est là un point essentiel, qui fait
néanmoins l'objet de malentendus. Il arrive en effet que le caractère
unilatéral en question soit assimilé, à tort, avec la souveraineté et avec le
principe vertical d'autorité assurant l'exercice des fonctions régaliennes. Sur
les soubassements de cet unilatéralisme, quelques précisions s'imposent donc.
Caractère
hybride de l'Etat et unilatéralisme
Il n'est évidemment pas question ici de
définir ce qu'est l'Etat ni d'en tracer la généalogie, mais de clarifier
quelques points élémentaires liés à notre sujet. Ainsi, on ne confondra pas la
spécificité de l'Etat moderne avec les caractéristiques de la cité, cette
dernière entendue dans notre propos au sens de forme politique traditionnelle
(ou « Etat traditionnel ») et non, à la différence de Pierre Manent,
au sens de forme politique historique (même si, par ailleurs, cette forme
traditionnelle provient essentiellement de la « res publica »
romaine). Distinction d'autant plus nécessaire que les deux structures sont
étroitement imbriquées depuis des siècles et couramment prises l'une pour
l'autre, bien que relevant de logiques différentes. Il faut en prendre acte,
l'Etat en France a une nature hybride.
Rappelons simplement que l'Etat moderne
en tant que tel, fondé historiquement, entre autres notions juridiques, sur
celle de « persona ficta » et adossé au principe de représentation
politique, phagocyte le modèle de la cité. Ce dernier repose, quant à lui, sur
le souci initial d'une « chose commune » et sur l'exigence de sa
maîtrise par une communauté concrète (c'est-à-dire par une « gemeinschaft »
et non par une « gesellschaft », selon les catégories de Tönnies). La
cité naît même de l'exigence d'une telle maîtrise, comme l'indique Cicéron qui,
dans une période troublée où le politique semblait privé de boussole, rappelait
dans le « De republica » que « la cité est l'institution
collective (con-stitutio) de la communauté (populus) ». C'est la
communauté qui institue la cité et non l'inverse. Laissons de côté le fait
qu'en pratique, la genèse de la cité et celle de la communauté qui en est l'assise
sont des processus complexes qui interagissent. L'idée principale réside ici
dans cette conscience vive, chez l'illustre sénateur, que la dynamique
politique se déploie dans un sens précis, c'est-à-dire à partir des solides
liens internes d'une communauté humaine donnée, avec son territoire, ses
coutumes et ses représentations mentales collectives (toutes choses auxquelles
renvoie la notion de « populus » dans le droit public romain) et que,
dans les moments de crise institutionnelle, c'est sur cette base qu'il faut
reprendre appui avant de procéder aux réformes nécessaires. Dans la cité, le
rapport entre gouvernés et gouvernants est déterminé par la communauté
politique qui, de ce fait, maîtrise ses choix. Sans que le régime soit
nécessairement démocratique pour autant (de fait, il l'a peu été) et sans que
fasse défaut la verticalité du principe d'autorité, bien au contraire.
En ce qui le concerne, l'Etat moderne utilise,
dès ses prémisses médiévales, des institutions héritées de la cité en les englobant
dans une structure unilatérale qui les nie peu à peu, tant sa démarche est
autre. Volonté d'imposer un ordre de l'extérieur, désir de symétrie forcée, cet
unilatéralisme en mouvement se traduit lentement mais sûrement par un principe
d'uniformité qui tourne le dos à la « varietas » traditionnelle. On
le sait, le déroulement de ce processus historique n’a nullement été paisible.
Les populations ont souvent résisté à ce qu'elles percevaient comme une
atteinte à la chose commune, garantie alors par les principes coutumiers. D'où
les appels incessants à la « reformatio » (littéralement, retour - de
ce qui est devenu informe - à une forme). Depuis le XIVe siècle et la
réaffirmation aristocratique des libertés normandes face aux audaces inédites
de l'administration centrale, suivie des premières grandes révoltes populaires,
nombre des secousses politiques de notre histoire ont été des réactions à ce
phénomène, vivement ressenti à tous les échelons. Mais ce n'est que parvenu à
un stade avancé de son évolution que l'Etat déploie toutes les conséquences de
ce caractère unilatéral. Il faut d’ailleurs le noter, ce dernier n'a pas
toujours été bien discerné, puisque, même après Hobbes, même après Hegel,
observateurs conscients d'une telle évolution, nombreux sont les auteurs qui
ont traité pertinemment des propriétés de l'Etat moderne sans avoir pris la
mesure d'une telle singularité. Pour établir ce point avec un minimum de
justesse, compte tenu de l'interpénétration des deux modèles d'Etat dans la
réalité empirique, il est souhaitable d’user d'instruments d'analyse multiples
et bien coordonnés. Retenons, à ce titre, l'intérêt du droit public romain, sur
lequel nous reviendrons.
En observant la structure politique
globale de la nation à l’échelle du temps long, on constate donc que la
dynamique unilatérale marque des points et l'emporte peu à peu sur la logique
communautaire. Sous ce rapport, les fameux « légistes » médiévaux ont
finalement gagné et, dans leur sillage, la Révolution et la centralisation
napoléonienne ont constitué des jalons décisifs bien connus. A l'issue de ce
long processus, il apparaît alors qu'un Etat moderne est ce que devient un Etat
traditionnel qui ne s'appartient plus. De ce phénomène de dépossession, la
situation actuelle est hélas riche en symptômes alarmants, parmi lesquels
l'impuissance de l'Etat à maîtriser ses frontières et à garantir la sécurité
intérieure de façon satisfaisante, autrement dit à assurer les premières de ses
missions régaliennes. Le fait que cette impuissance se double par ailleurs d'un
contrôle renforcé de la population, accentuant par là le hiatus entre
l'institution étatique et la communauté nationale, est un indice significatif
de la nature intrinsèque de cette étonnante dépossession des fonctions
légitimes de l'Etat par l'Etat : une dépossession de volonté politique. Grave
préjudice, s'il en est, dont il faut préciser qu'il s'est produit techniquement
au niveau du mode de formation de la volonté commune nationale. Au terme d'un
cycle séculaire, la nation s'est vu confisquer la maîtrise réelle des décisions
qu'une communauté doit prendre pour persévérer dans son être. En matière de
consentement, il ne lui reste plus, dès lors, que l'adhésion aux orientations
décidées à l'extérieur de son être propre. Par ailleurs, l'effort constant
déployé par le pouvoir et ses relais, pour formater l'esprit public en vue de
cette adhésion, confirme l'unilatéralisme en cause. Il faut, d'une manière ou
d'une autre, que le peuple consente aux choix d'en-haut et, un jour, rien n'empêchera
peut-être que la mise en scène de cette adhésion puisse tenir lieu d'adhésion
réelle.
Vice
du consentement politique
Cette subversion du consentement qui
aboutit aujourd'hui à l'impératif du « vivre-ensemble », sa phase la
plus avancée, n'est donc possible, on le voit, que parce que la communauté
nationale se trouve préalablement privée de la formation effective de sa volonté
propre. Lorsqu'on parle de formation de volonté, on touche un point essentiel
dont nous avons en partie perdu le sens. Aussi ne voyons-nous plus clairement
que solliciter l'expression d'une volonté qui n'a pas pu se former vraiment,
faute des conditions requises, relève d'un vice du consentement. Lequel est
cause de nullité en droit privé. Les choses se présentent sous un jour
spécifique en droit public, avec le procédé de la représentation. La formation
de la volonté commune y est tenue pour acquise par le simple fait de son
expression, réduite en l'occurrence à la désignation de représentants dont les
décisions ne sont pas soumises à validation. Ce qui suscite depuis longtemps
une interrogation devenue classique sur la nature réelle du débat démocratique.
Devant la crise actuelle du concept de représentation, sans solution pour
l'heure (la notion vague de démocratie participative étant plus un révélateur
de cette crise qu'un début de solution), une partie de la doctrine parle d'un
« blocage théorique ». Dans ce contexte, il est utile de prêter
attention à la critique radicale de certains universitaires italiens
spécialistes de droit romain, qui se livrent à une rigoureuse analyse des
mécanismes en question.
Les concepts du droit romain, produits
d'une longue maturation qui a fait d'eux des outils « inactuels », au
sens nietzschéen, s'avèrent en effet précieux. Ils permettent notamment de
faire surgir l'alternative existant entre les grands types de processus
décisionnels relatifs aux communautés, publiques ou privées, au-delà des
modalités variant selon époques et contextes. Giovanni Lobrano oppose ainsi aux
organisations humaines modernes régies par le principe de personnalité
juridique (la « persona ficta » théorisée et mise en oeuvre à partir
du XIIIe siècle, d'où est sortie la « persona artificialis » du
Léviathan de Hobbes au XVIIe siècle) celles qui sont régies par le principe
sociétaire, fondé quant à lui sur le très classique et très romain contrat de
société (que l'on ne confondra évidemment pas avec l'idée moderne de contrat
social). Il fait observer que le modèle sociétaire a le mérite d'être construit
sur la nécessité d'une « communio » entre les membres de la
« societas » concernée, c'est-à-dire sur des liens internes forts,
conçus par analogie aux liens intrafamiliaux (mais sur un mode libre et
volontaire permettant de constituer des consortiums gérant des biens, des
organisations professionnelles, des sociétés commerciales). Ce modèle, étranger
au contractualisme, s'enracine dans une réalité anthropologique, toute
« relatio » tirant sa validité du « mos majorum » (les
mœurs, l’éthique commune des ancêtres) et n’étant ainsi pas réduite au pur
intérêt calculé des modernes. A l’opposé d’un tel enracinement surgit le
principe de personne juridique, création artificielle de la loi.
De cette différence cruciale, il
résulte que, d'un modèle à l'autre, le rapport fondamental entre l'un et le
multiple est quasiment inversé. Dans la communauté régie par le principe
sociétaire, ce sont les liens internes, faits d'obligations réciproques, qui
sont le ferment de l'unité rassemblant cette pluralité d'hommes et qui
déterminent la formation de la volonté commune. Aussi les dirigeants issus de
l'expression de cette volonté restent-ils subordonnés à cette dernière dans
l'exercice de leur charge, tout en disposant de larges pouvoirs d'initiative et
d'exécution. Quels que puissent être leur pouvoir et le prestige de leur titre,
ils restent des délégués. L’administrateur d’une société privée, mais aussi le
consul, l’empereur, le roi de France (bien que pris entre deux logiques) se
considèrent comme des dépositaires. Au contraire, dans la communauté régie par
le principe de personnalité juridique (ou fictive), l'unité de la pluralité
d'hommes qui la constituent est assurée de l'extérieur. C'est la fonction de la
« persona » comme structure englobante, avec ce qu'elle recèle
d'irrémédiablement arbitraire et de malléable et qui, à son tour, détermine les
conditions de formation de la volonté commune. Celle-ci peut alors se voir
absorbée par le mécanisme de la représentation, issu d'une distorsion de la
notion romaine de mandat, en l'occurrence d'une distorsion du lien entre
mandant et mandataire. A cet égard, Lobrano montre, au moyen d'une analyse
acérée, que représentation et personnalité fictive procèdent de la même matrice
conceptuelle : ces principes ont été élaborés pour fonctionner ensemble. On
constate que les dirigeants qui émanent de ce dispositif, véritable saut
quantique par rapport à la conception ancienne en matière de gestion de toute
affaire commune, bénéficient d'une autonomie inouïe, puisqu'en pratique, la
volonté du représentant se substitue à celle du représenté (la communauté).
Dans ce domaine, ce qui vaut en droit
privé vaut aussi en droit public. Le passage du régime sociétaire au régime de
la personnalité juridique-représentation bouleverse structure interne et mode
de gestion, autant pour la communauté nationale que pour une simple entreprise.
La nation a connu cette évolution complexe, prise dans la dynamique un Etat
moderne (la « persona artificialis » et ses représentants) qui n'a
désormais de cesse de liquider ce qui reste de l'ancestrale politique du bien
commun : elle s'en trouve profondément affectée dans sa substance. En
définitive, on doit tenir pour essentiel le phénomène suivant : les modes de
formation de la volonté commune rétroagissent sur la nature des liens internes
de la communauté. La réciproque est vraie, comme l'atteste le triste spectacle
offert par la nation : son état de dissolution interne la rend toujours plus
vulnérable et passive face aux politiques imposées, notamment celles qui
travaillent au remodelage de la population et accentuent ainsi cette dissolution.
Telle est la spirale infernale du « vivre-ensemble ». A ce titre, on
s’aperçoit que ce processus aboutit finalement à l’inversion de
l’ordonnancement que décrivait Cicéron. Ce n’est plus le peuple (la communauté
politique) qui institue la cité, c’est l’Etat qui veut instituer le peuple, le
recréer de toutes pièces.
Pour tenter de sortir de cette spirale,
accordons quelque attention aux mécanismes de dépossession en jeu. L'édifice
national menace ruine. Il est temps de s'occuper des murs porteurs et de la
manière dont ils sont agencés. Plaider pour une politique du bien commun et
pour une souveraineté digne de ce nom, sans se soucier de leurs conditions
profondes, c'est en rester au stade des voeux. Une voie plus conséquente
consisterait à puiser des forces dans une volonté commune réellement formée,
non subvertie, pour renforcer, dans le même mouvement, les liens de la communauté
nationale et les prérogatives régaliennes. Il ne s'agit pas de miser sur les
prétendues vertus de la démocratie directe mais de libérer le consentement par
la mise en œuvre réelle du principe de subsidiarité. Un tel changement est
envisageable à faible coût, l’objectif étant de « désétatiser le bien
commun » pour mieux assurer ce bien commun. A la fois souple et ferme
comme un muscle puissant, l' « Etat subsidiaire », pour employer
l'expression de Chantal Delsol, est de nature à offrir un cadre approprié au modèle
sociétaire et à la décision vigoureuse qu’il permet. Il apparaît bien ainsi
comme la condition d'un « hard power » qui serait enfin à la hauteur
des enjeux présents. Il n'y a pas de remède miracle, seulement des données
cruciales à prendre en compte si l'on pense qu'un redressement est possible. Le
cadre et la structure de la volonté commune, conditionnant la qualité de la
décision, comptent au nombre de ces données. Aussi, convient-il d’en être conscient
pour pouvoir opposer un jour, avec succès, aux tenants du
« vivre-ensemble » les exigences toujours vives de l'être-ensemble,
ce rapport existentiel d'une population avec son passé et son territoire.
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