jeudi 3 novembre 2016

Révolution numérique : si les dauphins avaient des pouces


Si les dauphins avaient eu des pouces, peut-être auraient-ils bâti une civilisation rivale et connu une forme de révolution industrielle qui les aurait conduits pour finir à pianoter à longueur de journée sur leur téléphone waterproof pour inonder leur entourage de messages. Ce qui semble être aujourd’hui l’activité principale de nos contemporains, en particulier des plus jeunes, si constamment rivés à leur téléphone que l’expression « génération numérique » (ou « digital natives ») connaît une fortune similaire à celle de « génération X ». Le phénomène est tellement massif qu’il fait tourner la tête aux médias, obsède les politiques et fascine les intellectuels. L’éminent philosophe Michel Serres semble ainsi être victime de cet étrange état d’hypnose intergénérationnelle, qui l’a amené à élaborer la figure de ce qu’il nomme la « Petite poucette », l’adolescente aux pouces agiles qui pianote à longueur de journée sur son téléphone. Pour Michel Serres, la « Petite Poucette » est en quelque sorte déjà la représentante d’une humanité future, celle qui est parvenue à externaliser sa mémoire, sa capacité d’analyse et son savoir et qui, pour reprendre les termes du philosophe, « main-tenant, tient dans sa main l’instrument qui lui permet à l’instant de disposer de tous les lieux et de toutes les informations ». En d’autres termes, il existe aujourd’hui une façon nouvelle de se tourner les pouces qui fait de vous le nouvel horizon anthropologique de l’homo sapiens, que nous nommerons homo poucens, en hommage à Michel Serres. 

 
Dans les années 70, Marshall McLuhan parlait lui de « Video Boy », adolescent « élevé par la télévision », dont la « perception est programmée autrement, par un autre médium. »1 Aujourd’hui, on parle de digital natives, « à l’aise avec la technique »2, ou de Petite Poucette, comme si l’arrivée conjointe d’une nouvelle technologie et d’une nouvelle génération suscitait le fantasme d’une mutation immédiate de l’humanité. La jolie légende selon laquelle la génération des enfants nés, en même temps qu’internet, entre la fin des années 90 et le début des années 2000 aurait développé par la magie d’un processus d’adaptation environnementale et de contagion technologique une aisance particulière face aux TICE3 a été vite remise en question par la pratique. La majorité de ces digital natives se comportent à peu près comme leurs aînés, c’est-à dire des consommateurs d’applications peu au fait des technologies qu’ils emploient et qui, s’ils tiennent le monde dans la main comme l’affirme Michel Serres, ne savent souvent pas en faire grand-chose.
L’idée que l’évolution des technologies révolutionne le rapport au savoir est juste mais elle est assortie de la croyance en une sorte de nature miraculeuse de la technique qui doit conditionner, ou plutôt déconditionner, toute l’approche éducative. Chargé de « formuler de manière indépendante et de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l'impact du numérique sur la société et l'économie », le CNNum (Conseil National pour le Numérique), créé par décret le 29 avril 2011 et remanié après les présidentielles de 2012, a publié en octobre 20144 un rapport assortis de quelques préconisations sur les usages du numérique à l’école. Tradition oblige et en dépit des appels à la modernité dont le rapport se fait l’écho, le panel de rédacteurs du rapport ne comporte pas un seul professeur du secondaire, dont on pourrait pourtant logiquement penser qu’ils sont concernés au premier chef par les mesures préconisées. Ils ont certes été consultés lors de tables rondes mais pas question pour eux de passer les portes derrière lesquelles les vrais penseurs imaginent l’école de demain. 


 
« Non, l’Education Nationale n’est pas le lieu de tous les conservatismes », proclament les rédacteurs du rapport du CNNum qui considèrent que le numérique représente « un changement dans les savoirs, l’avènement d’une société de la question plutôt que de la réponse. » En conséquence, le rapport formule propose plusieurs propositions parmi lesquelles on retiendra la création d’ « un nouveau bac généraliste, le bac HN Humanités Numériques » qui « revitaliserait les études secondaires avec la création numérique, le design mais aussi la découverte des big data, de la datavisualisation, des métiers informatiques et créatifs ». A cela s’ajouterait la création d’un CAPES et d’une Agrégation d’informatique et l’initiation d’un vaste plan de réorganisation des méthodes d’apprentissage visant à s’inspirer des expériences innovantes telles que l’école 42, fondée par Xavier Niel, patron de Free et adoubée le 23 juillet dernier par la visite du président François Hollande, ou encore les MOOCS – Massive Open Online Course – nom donné par Dave Cormier, universitaire canadien, à la nébuleuse des cours en ligne qui connaissent un succès grandissant.5
Si toutes les préconisations du rapport de la CNNum n’ont pas été retenues, elles inspirent néanmoins le vaste Plan numérique pour l'éducation annoncé officiellement le 7 mai 2015 par François Hollande, qui s’est dit prêt à y consacrer un milliard d’euros. La stratégie qui consiste, selon les termes du gouvernement, à développer un nouvel « écosystème de l’éducation », s’appuie sur quelques annonces très médiatiques, comme la volonté d’équiper chaque collégien d’une tablette numérique en 2016 ou de faire passer tous les établissements à la fibre, et sur une batterie de sites d’enseignement et de formation interactifs : apprentissage numérique des langues, banque de court-métrages d’animation, accès en ligne aux annales d’examens, accompagnement interactif, ressources pédagogiques, assistance pour les élèves en situation de décrochage…etc


Si ces multiples idées n’apparaissent pas mauvaises sur le papier, le problème est qu’elles semblent pour leurs promoteurs être investies d’une vertu magique. L’introduction massive du numérique à l’école représenterait ainsi le remède miracle à l’échec scolaire et aux inégalités, tout en préparant au mieux les élèves à affronter les études supérieures et le marché du travail. Or, ces plans numériques censés emmener la France sur la voie royale de la modernité triomphante font figure aujourd’hui de marronniers en termes de politique de l’éducation. En 1985, le Programme et les Instructions pour l’école élémentaire mettait déjà en avant la nécessité de doter chaque élève d’une véritable culture informatique. C’était le temps de « l’informatique pour tous », la formule fédératrice du « pour tous » avait encore de beaux jours devant elle.
Le plan de 2015, sur lequel François Hollande est encore revenu le 18 septembre dernier laisse les enseignants pour le moins sceptiques en 2015 et ils ne sont pas les seuls. La publication du dernier rapport PISA dresse un constat bien cruel pour le grand chantier du numérique : « Les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences. »6 La conclusion du rapport qui établit que « le développement d’une compréhension conceptuelle et d’une réflexion approfondies requiert des interactions intensives entre enseignants et élèves – un engagement humain précieux duquel la technologie peut parfois nous détourner » nous ramène à Michel Serres et à sa petite Poucette. A l’appui de sa vision enthousiaste d’une révolution techno-anthropologique le philosophe cite Montaigne préférant « plustost la teste bien faicte, que bien pleine ». Selon Serres, l’imprimerie a eu pour fonction, du temps de Montaigne, de nous débarrasser du fardeau de la mémoire et l’avènement d’internet a achevé ce processus d’externalisation de nos facultés cognitives, qui permet à Petite Poucette de tenir sa cervelle dans sa main, bien pleine d’un savoir absolu qui eût fait s’évanouir Hegel, la tête de Poucette étant, elle, complétement libérée de l’ennuyeuse contrainte de la mémorisation. Malheureusement répondra-t-on à Michel Serres, l’extension mondiale d’internet et l’invasion de notre quotidien par le numérique rendent plus actuelle encore une autre réflexion de Montaigne qui, constatant la formidable inflation de l’écrit suscitée par l’imprimerie, et la multiplication presque à l’infini des erreurs, des rectifications et des commentaires répondant aux commentaires, en concluait que : « Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à interpreter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser. » Prenant acte de l’avènement de la civilisation de l’imprimé, Montaigne observait également, avec une lucidité prophétique, ce qui était susceptible d’entraîner la mort de cette civilisation du livre, cette dérive aujourd’hui amplifiée par internet, réservoir illimité d’information et grande entreprise de nivellement des savoirs ou l’entreglosage est aussi exponentiel que difficilement contrôlable. 


On peut trouver dans la technophilie des philosophes du numérique ou chez les concepteurs des politiques éducatives beaucoup de naïveté. Mais on peut y voir également la conséquence d’un constat plus glaçant : face à l’expansion incontrôlable des médiums et des vecteurs d’information, nous sommes obligés de rendre les armes, c’est-à dire d’abandonner la mission éducative fondamentale qui est celle de la transmission des savoirs pour se jeter à corps – et âmes – perdus dans le « management » éducatif à l’aide des technologies numériques, pour reprendre le terme des auteurs du rapport du CNNum. Bien plus qu’un pis-aller sociétal ou un gadget politique, la religion du « tout-numérique », telle qu’annoncée par François Hollande, est en réalité un véritable projet politique, nouvel avatar de l’égalitarisme qui se réaliserait non pas en tentant d’agir sur les conditions sociales mais sur la dilution de la culture. Une perspective que Montaigne – à nouveau – pourrait tempérer en répondant à ceux qui plaident pour l’homme amélioré, juché sur sa tour de Babel numérique : « Au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul ». 

https://www.youtube.com/watch?v=UFHey3utk0I

Article publié dans Les Cahiers de l'indépendance n°14 

1 Paré Jean, 2010, Conversations avec McLuhan, 1966-1973. Montréal, Les Éditions du Boréal, 138 p., bibliogr. (Mouloud Boukala)
2 Rapport Fourgous. Publié en avril 2010. http://www.missionfourgous-tice.fr/missionfourgous2/IMG/pdf/Rapport_Mission_Fourgous_2_V2.pdf
3 Technologie de l’Information et de la Communication
4 « Jules Ferry 3.0 ». http://www.cnnumerique.fr/wp-content/uploads/2014/10/Rapport_CNNum_Education_oct14.pdf
5 En juin 2015, dans un nouveau rapport de la CNNum, son président, Benoît Thieulin, soulignait aussi la contribution des GAFA (Google Apple Facebook Amazon) à la diffusion des connaissances et à « l’empouvoirement des individus ».
Voir aussi : Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2015 : Les jeunes, les compétences et l’employabilité © OCDE 2015

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