Si
les dauphins avaient eu des pouces, peut-être auraient-ils bâti une
civilisation rivale et connu une forme de révolution
industrielle qui les aurait conduits pour finir à pianoter à
longueur de journée sur leur téléphone waterproof pour
inonder leur entourage de messages. Ce qui semble être aujourd’hui
l’activité principale de nos contemporains, en particulier des
plus jeunes, si constamment rivés à leur téléphone que
l’expression « génération numérique » (ou « digital
natives ») connaît une fortune similaire à celle de
« génération X ». Le phénomène est tellement massif
qu’il fait tourner la tête aux médias, obsède les politiques et
fascine les intellectuels. L’éminent philosophe Michel Serres
semble ainsi être victime de cet étrange état d’hypnose
intergénérationnelle, qui l’a amené à élaborer la figure de ce
qu’il nomme la « Petite poucette », l’adolescente aux
pouces agiles qui pianote à longueur de journée sur son téléphone.
Pour Michel Serres, la « Petite Poucette » est en quelque
sorte déjà la représentante d’une humanité future, celle qui
est parvenue à externaliser sa mémoire, sa capacité d’analyse et
son savoir et qui, pour reprendre les termes du philosophe,
« main-tenant, tient dans sa main l’instrument qui
lui permet à l’instant de disposer de tous les lieux et de toutes
les informations ». En d’autres termes, il existe aujourd’hui
une façon nouvelle de se tourner les pouces qui fait de vous le
nouvel horizon anthropologique de l’homo sapiens, que nous
nommerons homo poucens, en hommage à Michel Serres.
Dans
les années 70, Marshall McLuhan parlait lui de « Video
Boy »,
adolescent « élevé par la télévision », dont la
« perception est programmée autrement, par un autre médium. »1
Aujourd’hui, on parle de digital
natives,
« à l’aise avec la technique »2,
ou de Petite Poucette, comme si l’arrivée conjointe d’une
nouvelle technologie et d’une nouvelle génération suscitait le
fantasme d’une mutation immédiate de l’humanité. La jolie
légende selon laquelle la génération des enfants nés, en même
temps qu’internet, entre la fin des années 90 et le début des
années 2000 aurait développé par la magie d’un processus
d’adaptation environnementale et de contagion technologique une
aisance particulière face aux TICE3
a été vite remise en question par la pratique. La majorité de ces
digital
natives
se comportent à peu près comme leurs aînés, c’est-à dire des
consommateurs d’applications peu au fait des technologies qu’ils
emploient et qui, s’ils tiennent le monde dans la main comme
l’affirme Michel Serres, ne savent souvent pas en faire
grand-chose.
L’idée
que l’évolution des technologies révolutionne le rapport au
savoir est juste mais elle est assortie de la croyance en une sorte
de nature miraculeuse de la technique qui doit conditionner, ou
plutôt déconditionner, toute l’approche éducative. Chargé de
« formuler de manière indépendante et de rendre publics des
avis et des recommandations sur toute question relative à l'impact
du numérique sur la société et l'économie », le CNNum
(Conseil National pour le Numérique), créé par décret le 29 avril
2011 et remanié après les présidentielles de 2012, a publié en
octobre 20144
un rapport assortis de quelques préconisations sur les usages du
numérique à l’école. Tradition oblige et en dépit des appels à
la modernité dont le rapport se fait l’écho, le panel de
rédacteurs du rapport ne comporte pas un seul professeur du
secondaire, dont on pourrait pourtant logiquement penser qu’ils
sont concernés au premier chef par les mesures préconisées. Ils
ont certes été consultés lors de tables rondes mais pas question
pour eux de passer les portes derrière lesquelles les vrais penseurs
imaginent l’école de demain.
« Non,
l’Education Nationale n’est pas le lieu de tous les
conservatismes », proclament les rédacteurs du rapport du
CNNum qui considèrent que le numérique représente « un
changement dans les savoirs, l’avènement d’une société de la
question plutôt que de la réponse. » En conséquence, le
rapport formule propose plusieurs propositions parmi lesquelles on
retiendra la création d’ « un nouveau bac généraliste, le
bac HN Humanités Numériques » qui « revitaliserait les
études secondaires avec la création numérique, le design mais
aussi la découverte des big data, de la datavisualisation, des
métiers informatiques et créatifs ». A cela s’ajouterait la
création d’un CAPES et d’une Agrégation d’informatique et
l’initiation d’un vaste plan de réorganisation des méthodes
d’apprentissage visant à s’inspirer des expériences innovantes
telles que l’école 42, fondée par Xavier Niel, patron de Free
et adoubée le 23 juillet dernier par la visite du président
François Hollande, ou encore les MOOCS – Massive Open Online
Course – nom donné par Dave Cormier, universitaire canadien, à la
nébuleuse des cours en ligne qui connaissent un succès
grandissant.5
Si
toutes les préconisations du rapport de la CNNum n’ont pas été
retenues, elles inspirent néanmoins le vaste Plan numérique pour
l'éducation annoncé officiellement le 7 mai 2015 par François
Hollande, qui s’est dit prêt à y consacrer un milliard d’euros.
La stratégie qui consiste, selon les termes du gouvernement, à
développer un nouvel « écosystème de l’éducation »,
s’appuie sur quelques annonces très médiatiques, comme la volonté
d’équiper chaque collégien d’une tablette numérique en 2016 ou
de faire passer tous les établissements à la fibre, et sur une
batterie de sites d’enseignement et de formation interactifs :
apprentissage numérique des langues, banque de court-métrages
d’animation, accès en ligne aux annales d’examens,
accompagnement interactif, ressources pédagogiques, assistance pour
les élèves en situation de décrochage…etc
Si
ces multiples idées n’apparaissent pas mauvaises sur le papier, le
problème est qu’elles semblent pour leurs promoteurs être
investies d’une vertu magique. L’introduction massive du
numérique à l’école représenterait ainsi le remède miracle à
l’échec scolaire et aux inégalités, tout en préparant au mieux
les élèves à affronter les études supérieures et le marché du
travail. Or, ces plans numériques censés emmener la France sur la
voie royale de la modernité triomphante font figure aujourd’hui de
marronniers en termes de politique de l’éducation. En 1985, le
Programme et les Instructions pour l’école élémentaire mettait
déjà en avant la nécessité de doter chaque élève d’une
véritable culture informatique. C’était le temps de
« l’informatique pour tous », la formule fédératrice
du « pour tous » avait encore de beaux jours devant elle.
Le
plan de 2015, sur lequel François Hollande est encore revenu le 18
septembre dernier laisse les enseignants pour le moins sceptiques en
2015 et ils ne sont pas les seuls. La publication du dernier rapport
PISA dresse un constat bien cruel pour le grand chantier du
numérique : « Les pays qui ont consenti d’importants
investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation
n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de
leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et
en sciences. »6
La conclusion du rapport qui établit que « le développement
d’une compréhension conceptuelle et d’une réflexion
approfondies requiert des interactions intensives entre enseignants
et élèves – un engagement humain précieux duquel la technologie
peut parfois nous détourner » nous ramène à Michel Serres et
à sa petite Poucette. A l’appui de sa vision enthousiaste d’une
révolution techno-anthropologique le philosophe cite Montaigne
préférant « plustost la teste bien faicte, que bien pleine ».
Selon Serres, l’imprimerie a eu pour fonction, du temps de
Montaigne, de nous débarrasser du fardeau de la mémoire et
l’avènement d’internet a achevé ce processus d’externalisation
de nos facultés cognitives, qui permet à Petite Poucette de tenir
sa cervelle dans sa main, bien pleine d’un savoir absolu qui eût
fait s’évanouir Hegel, la tête de Poucette étant, elle,
complétement libérée de l’ennuyeuse contrainte de la
mémorisation. Malheureusement répondra-t-on à Michel Serres,
l’extension mondiale d’internet et l’invasion de notre
quotidien par le numérique rendent plus actuelle encore une autre
réflexion de Montaigne qui, constatant la formidable inflation
de l’écrit suscitée par l’imprimerie, et la multiplication
presque à l’infini des erreurs, des rectifications et des
commentaires répondant aux commentaires, en concluait que :
« Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à
interpreter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur
autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser. » Prenant
acte de l’avènement de la civilisation de l’imprimé, Montaigne
observait également, avec une lucidité prophétique, ce qui était
susceptible d’entraîner la mort de cette civilisation du livre,
cette dérive aujourd’hui amplifiée par internet, réservoir
illimité d’information et grande entreprise de nivellement des
savoirs ou l’entreglosage est aussi exponentiel que difficilement
contrôlable.
On
peut trouver dans la technophilie des philosophes du numérique ou
chez les concepteurs des politiques éducatives beaucoup de naïveté.
Mais on peut y voir également la conséquence d’un constat plus
glaçant : face à l’expansion incontrôlable des médiums et
des vecteurs d’information, nous sommes obligés de rendre les
armes, c’est-à dire d’abandonner la mission éducative
fondamentale qui est celle de la transmission des savoirs pour se
jeter à corps – et âmes – perdus dans le « management »
éducatif à l’aide des technologies numériques, pour reprendre le
terme des auteurs du rapport du CNNum. Bien plus qu’un pis-aller
sociétal ou un gadget politique, la religion du « tout-numérique »,
telle qu’annoncée par François Hollande, est en réalité un
véritable projet politique, nouvel avatar de l’égalitarisme qui
se réaliserait non pas en tentant d’agir sur les conditions
sociales mais sur la dilution de la culture. Une perspective que
Montaigne – à nouveau – pourrait tempérer en répondant à ceux
qui plaident pour l’homme amélioré, juché sur sa tour de Babel
numérique : « Au plus élevé trône du monde, si ne
sommes assis que sur notre cul ».
Article publié dans Les Cahiers de l'indépendance n°14
1
Paré Jean, 2010, Conversations avec McLuhan, 1966-1973.
Montréal, Les Éditions du Boréal, 138 p., bibliogr. (Mouloud
Boukala)
2
Rapport Fourgous. Publié en avril 2010.
http://www.missionfourgous-tice.fr/missionfourgous2/IMG/pdf/Rapport_Mission_Fourgous_2_V2.pdf
3
Technologie de l’Information et de la Communication
4
« Jules Ferry 3.0 ».
http://www.cnnumerique.fr/wp-content/uploads/2014/10/Rapport_CNNum_Education_oct14.pdf
5
En juin 2015, dans un nouveau rapport de la CNNum, son président,
Benoît Thieulin, soulignait aussi la contribution des GAFA (Google
Apple Facebook Amazon) à la diffusion des connaissances et à
« l’empouvoirement des individus ».
6
http://www.oecd.org/fr/edu/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf
Voir aussi : Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2015
: Les jeunes, les compétences et l’employabilité © OCDE 2015
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