La
lecture des relations internationales semble obéir en France plus qu'ailleurs à
une logique binaire qui nous renvoie directement au bon vieux temps de la
guerre froide : celle d'Oncle Joe et de la guerre de Corée dans les années
1950, celle de Brejnev, d'Andropov, de Tchernenko et des euromissiles ou encore
de Reagan et du « America is back », un imaginaire qui doit autant à
l'histoire qu'il emprunte à James Bond. Il règne dans les médias français une hystérie
anti-russe entretenue à loisir par les plus zélés avocats de l'atlantisme et de
ce que l'on dénonce régulièrement comme la « pensée dominante » dans
les élites françaises. Un puissant tropisme anti-américain lui répond cependant
de manière parfaitement symétrique, à gauche comme à droite, ou au sein de
cette sorte de nébuleuse contestataire 2.0 qui rassemble une multitude de
courants hétérogènes sous la bannière de « la dissidence ». Dans un
cas comme dans l'autre, l'analyse du contexte international suit les règles
d'une logique très spectaculaire : au discours eurobéat ou à l'atlantisme
borné qui présente volontiers la dissolution de la souveraineté française dans
un vaste ensemble transatlantique selon le mode du « there is no
alternative » thatchérien répond une tendance à considérer la Russie comme
le gardien inflexible du droit des peuples et de nos valeurs millénaires face
au règne de la thalassocratie marchande. Dans une Europe occidentale essoufflée
par la poursuite d'un vaste rêve technocratique à l'échelle du continent, nous
aurions désormais si peu de foi en notre capacité à surmonter notre crise
civilisationnelle qu'il nous faudrait remettre finalement notre destin entre
les mains de plus forts et de plus vivants que nous : transatlantisme contre
eurasisme, le « big is beautiful » a encore de beaux jours devant lui
tandis qu'aux Français la France n'a jamais semblé aussi petite.
Dans
un intéressant article, l'analyste Pepe Escobar[1] a
l'heureuse idée d'aller chercher chez Baudrillard quelques clés de lecture pour
comprendre ce désarroi actuel, qui produit d'ailleurs dans les sociétés
américaine, européenne et russe des réactions aux formes diverses.
« Ainsi, tandis que nous entretenons toujours un intense désir pour les
événements dévorateurs, il y a une immense désillusion parce que le contenu de
l'information est désespérément décevant en regard des moyens de la diffuser.
Appelez-cela une contagion universelle et pathétique ; les gens ne savent
plus quoi faire de leur tristesse ou de leur enthousiasme, dans des sociétés
devenues théâtre de l'absurde où plus rien n'a de conséquences. » Cette
constante désillusion provoque consciemment ou inconsciemment un désir de
rééquilibrage : « un événement 'fatal' qui réparerait cette
scandaleuse non-équivalence. Comme un rééquilibrage symbolique des échelles de
la destinée. Ainsi, nous rêvons d'un événement incroyable – Trump gagnant
les élections ? Hillary déclarant la Troisième Guerre Mondiale ? Cela
nous libérerait de la tyrannie du sens et de l'obligation de constamment
chercher une équivalence entre les effets et les causes. »
L'élection
présidentielle américaine nous offre donc une catharsis bienvenue, si
l'on considère que les élections françaises restent finalement désespérément
sages et surtout que cette étrange configuration installée par la
surmédiatisation des primaires semble promettre dans tous les cas un résultat
très attendu, dans un environnement politique très – trop – balisé par
l'écroulement annoncé du Parti Socialiste et la montée en puissance du Front
National. L'on se tourne donc, en attendant le résultat de notre propre
loterie, vers celle des autres qui n'a jamais été aussi riche en coups bas, en
brutalité et en outrance. Nous suivons avec d'autant plus d'attention ce
spectacle que le résultat de cette loterie-là aura bien sûr d'énormes
répercussions sur la marche du monde. Hillary Clinton va-t-elle voler dans les
poils de l'ours russe sitôt élue et mangera-t-elle tous crus les naïfs
Européens ? Ou Donald Trump ira-t-il serrer la main de Vladimir par dessus
nos têtes puisque de toute façon il ne prendre sans doute pas la peine de se
rappeler vraiment où se situe notre pauvre petite France qu'il assimile à une
sorte de pré-caliphat décadent, rongé par l'arrogance, l'immobilisme,
l'immigration et le terrorisme ?
Dans
tous les cas de figure, puisque le FBI, depuis qu'il s'est invité pour le
meilleur et pour le Trump dans les élections, semble décidé à rebattre les
cartes, il est peu probable que le futur président des Etats-Unis ait vraiment
les coudées si franches en termes de politique étrangère lors du prochain
mandat. Barack Obama aura laissé un bilan mitigé sur le plan géopolitique. Le
président, qui a poursuivi la « guerre contre le terrorisme » de G.W.
Bush, a massivement eu recours aux assassinats ciblés par drones et peut se
targuer d'avoir eu la peau de Ben Laden. Il a néanmoins aussi laissé la Russie
reprendre largement la main à ses dépens au Moyen-Orient. En 2015, les Russes
ont fait la démonstration de progrès technologiques que le Pentagone ne
soupçonnait pas en termes de capacité de projection, de brouillage électronique
et de frappes ciblées contre l'EI. Actuellement, la Russie joue son va-tout à
Alep, soutenant contre vents et marées le régime de Bachar El-Assad qui peut
lui-même espérer se maintenir au pouvoir à la tête d'une « Syrie
utile » amputée d'une bonne partie de son territoire. Non seulement l'EI
aura assuré la survie de Bachar en devenant pour lui cet ennemi indispensable
qui a assuré sa survie, mais le président syrien peut encore s'appuyer sur le
soutien alaouite et russe pour espérer durer. En face, si l'on peut dire, la
coalition occidentale emmenée par les Etats-Unis se contente de mettre moyens
aériens et forces spéciales à disposition pour soutenir l'offensive irakienne
sur Mossoul et joue gros, elle aussi. Il serait regrettable que Mossoul se
transforme sur le plan humanitaire et militaire en un nouvel Alep.
On
a pu assister de 2014 à 2016 à de surprenants coups de théâtre. L'invasion de
la Crimée a ridiculisé l'OTAN, et la Russie ne cesse de multiplier les
démonstrations de force comme pour signifier, plagiant Reagan en son temps,
« Russia is back ». Quoi qu'on dise et qu'on pense de l'Ukraine
livrée aux manigances des services secrets occidentaux et au mélange de cynisme
et de naïveté des Européens, l'Europe orientale peut avoir quelques raisons de
s'inquiéter. Comme le remarquait Philippe Raynaud dans un article du journal Causeur[2]
il y a quelques mois : « l'impérialisme russe existe, l'Ukraine
l'a rencontré ». Critiquer l'envahissante présence commerciale, politique
et culturelle des Américains n'autorise peut-être pas complètement à fermer les
yeux sur cette réalité-là. La Russie a beau apparaître aux yeux de beaucoup
comme le nouveau chevalier blanc des valeurs européennes face aux assauts du
mercantilisme et de l'islamisme, je ne perds jamais de vue ce que m'avait dit
un représentant de l'Alliance du nord afghane, interviewé pour les besoins
d'une radio étudiante : « les Russes ne donnent jamais rien gratuitement,
ils ne font jamais de cadeaux. Les Russes ont des alliés de circonstances, des
adversaires ou des vassaux mais ils n'ont pas d'amis. » Un constat qui
rejoignait en quelque sorte celui de Churchill dans son célèbre discours de
Fulton : « Il y a une seule chose que nos camarades russes respectent
vraiment, c'est la force, et en particulier la force militaire. » Il n'est
rien de dire qu'à ce niveau-là, la Russie n'a pas beaucoup de respect pour
l'Europe. Quant à l'OTAN, si elle a musclé sa présence en Europe orientale ou
dans la Baltique, le résultat de la montée des tensions qui a marqué cette
région du monde à la fin du mandat Obama semble aboutir aujourd'hui à un statu
quo. Chacun montre ses muscles et campe sur ses positions.
Le
moyen-orient a été l'objet, quant à lui, d'une reconfiguration déterminante
mais subtile. Les Etats-Unis d'Obama ont poursuivi, vis-à-vis des
pétromonarchies du Golfe, la discrète politique d'éloignement qui avait été
initiée après le 11 septembre 2001. Si cette politique ne saute pas forcément
aux yeux, ce serait une erreur de considérer aujourd'hui que l'Arabie saoudite
reste par exemple un allié des Etats-Unis dans la région aussi évident qu'elle
le fut par le passé. Les révélations très calculées du Congrès américain sur
l'éventuelle participation des Saoudiens au 11 septembre et le lent mais réel
rapprochement des Etats-Unis avec l'Iran ont marqué la fin d'une époque, et les
Saoudiens ne s'y sont pas trompés, réservant un accueil glacial à Barack Obama
lors de sa dernière visite dans le Royaume. Quant à la Russie, elle a encore
surpris en négociant un retournement politique vis-à-vis de la Turquie, hier
presque ennemi déclaré, aujourd'hui allié dans la lutte – ô combien pratique –
contre le terrorisme islamiste. Oublié le Su-24 abattu par les Turcs, Moscou
joue aujourd'hui la carte Erdogan, consolidant sa position au moyen-orient
tandis que le président turc peut espérer faire de même en s'appuyant sur cette
nouvelle lune de miel entre Moscou et Ankara. Le fait est que les Etats-Unis
restent aujourd'hui dans une position relativement attentiste au moyen-orient,
ayant tout à espérer d'une reconstruction de l'Irak, tandis que l'Iran
redeviendrait un acteur majeur et un agent de stabilisation, au grand dam des
Saoudiens, de plus en plus seuls dans le bourbier yéménite. Quant à la Russie,
elle peut espérer, si Alep ne devient pas un cauchemar militaire et humanitaire
encore pire qu'il n'est actuellement, reconsolider son alliance avec ce qu'il
reste de la Syrie tout en préservant également son soutien aux Iraniens,
décidément grands gagnants de la loterie meurtrière qui s'est jouée au
moyen-orient. Les grands perdants de l'histoire seront peut-être les Kurdes,
qui risquent fort de se voir lâcher à un moment ou à un autre par leurs puissants
mais versatiles alliés. Les Etats-Unis ont par ailleurs d'autres chats à
fouetter : la mer de Chine devient un centre de tensions majeures et
l'évolution de la position des Philippines les place dans une position assez
inconfortable. N'oublions pas que Barack Obama a annulé une visite d’État à
Manille après s'être fait traiter de « hijo de puta » par un
Rodrigo Duterte tout en délicatesse, tandis que Pékin apportait il y a quelques
jours tout son soutien à la politique anti-drogue du même Duterte dans un
fracassant coup de théâtre. Si les Philippines, allié historique des Etats-Unis
dans la région, et la Chine parviennent d'eux-mêmes à régler leurs différends
territoriaux et à devenir les meilleurs amis du monde, la présence militaire
américaine dans la région s'en trouvera automatiquement affaiblie.
Les
options de la – ou du – futur(e) président(e) américain(e) s'avèrent donc très
limitées et le seront plus encore par la politique intérieure américaine. Le
journal The Economist[3]
rappelait, dans son édition du 15 octobre 2016, que, en raison des accusations
très violentes portées au cours de la campagne, « si Trump perd les
élections, Mme Clinton débutera sa présidence avec des dizaines de millions de
personnes fermement convaincues que sa place est en prison. » Peut-être
Trump entraînera-t-il dans sa chute la majorité républicaine mais cela reste
peut probable, ajoute l'éditorialiste de The Economist. En conséquence,
les mains liées sur le plan politique et relativement impopulaire, « Mme
Clinton sera affaiblie en conséquence sur le plan international ». Elle
sera moins à même de prendre des risques, en défendant des accords commerciaux
décriés par une partie de l'opinion ou en relevant les défis posés par la
Russie ou par la Chine. « L'influence des Etats-Unis dans le monde risque
de diminuer. La frustration et les désillusions augmenteront d'autant. »
Et si Trump gagne ? Les Républicains devront assumer ses choix
politiques : protectionnisme, augmentation des dépenses alliées à des
baisses d'impôts, et retour relatif à l'isolationnisme sur le plan
international. Ce qui risque de laisser en revanche les coudées un peu plus
franches aux autres puissances pour faire valoir leurs ambitions. Qui parle
seulement de la Russie ou de la Chine ? L'Inde tenterait évidemment de
saisir sa chance, sans parler de l'Iran ou de la Turquie.
Quelle
que soit notre soif « d'événements dévorateurs » et de retournements
spectaculaires, elle risque d'être satisfaite au-delà de nos plus folles
attentes.
Article publié sur Contrepoints
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